Beau mariage !

7 minutes de lecture

En ce dimanche printanier de l'an de grâce 1792, c'est jour de liesse à Santillana del Mar : les cloches de la Collégiale sonnent à toute volée.

Un cortège coloré s'avance par les rues pavées de la petite cité. Une cohorte d'enfants bruyants et dépenaillés auxquels on jette des piécettes l'accompagne.

La plus jolie fille du village, enfant unique du meunier, vient d'épouser le riche indiano (1), Don Rigoberto Del Pozo Salvatierra, de retour des Indes Occidentales. La noce chemine vers sa demeure de la Calle del Cantón, achetée à vil prix à un marquis ruiné par le jeu et les femmes.

La belle vient à peine de fêter ses dix-huit printemps. Et depuis les fiançailles, toutes les nuits, dans ses insomnies, son père compte et recompte mentalement sa nouvelle fortune.

Non seulement il a été dispensé de verser à Clara une dot, mais il a obtenu un important dédommagement. Depuis son veuvage, c'était sa fille qui tenait la maison et le voilà doublement dans l'affliction à présent, n'est-ce pas ?

Il se console en songeant qu'avec cette somme il pourrait faire construire un second moulin sur la colline aux Juments et manger la laine sur le dos à son rival du village voisin.

Que voulez-vous, c'est sa Clara et nulle autre que ce négociant voulait pour femme. Certes, il a pour lui une fortune gagnée dans l'exploitation sucrière par son père ; mais un physique aussi, comment vous dire, un physique de là-bas, auquel on n'est pas accoutumé par ici. Cela mérite bien une compensation pour la famille, n'est-ce pas ?

Adieu donc les plans qu'il avait tirés pour Clara et les épousailles sur lesquelles le tabellion et lui s'étaient mis d'accord ! Mais il n'a pas eu à convaincre sa fille. Elle a tout de suite compris son intérêt. Il la soupçonne même d'avoir tout fait pour se faire remarquer de cet héritier fortuné. Qui veut la fin veut les moyens, n'est-ce pas ? Grâce à quoi elle parade aujourd'hui, le port altier et le front serein, dans cette robe au décolleté généreux, en velours bleu nuit, ornée de dentelles.

Voilà à quoi songe le meunier Pedro Mendoza Trueba, alors qu'il vient de payer son dû au chanoine-curé. Qui l'a prestement remisé dans une de ses nombreuses poches. Il a bonne allure aujourd'hui, Pedro Mendoza, avec son habit vert à basques, ses bas blancs, son jabot de batiste à jours et son tricorne noir à la main. Il en oublierait presque la difformité de son visage, cette double grosseur qui lui enfle la joue gauche depuis plusieurs mois déjà et que le barbier chirurgien voulait lui ôter. « Laissez-moi d'abord marier ma fille, Maître Lorenzo. Après, nous verrons ».

C'est fait à présent et le village peut bien jaser, il s'en moque comme de sa première culotte. Sa fille est richement établie et va habiter le palais de feu Monsieur le Marquis. Comment tout père digne de ce nom ne pavoiserait-il pas ? Il n'y a que les afrancesados (2) de tout poil pour y trouver à redire ! Il ferait beau voir que le « oui » des jeunes filles soit laissé à leur seule inclination ! Dieu merci, Clara est allée au devant de ses aspirations. Derrière son joli minois, il a toujours eu une fille de tête, il le savait. Il tourne son regard vers elle. Il ne la voit que de profil arrière, mais elle affiche un grand air de contentement, lui semble-t-il. À quoi pense-t-elle en ce moment ?

Me voici donc devenue Doña Clara Mendoza Salvatierra del Pozo ! Cela sonne bien, non ?

Toutes les filles à marier du village sont vertes de jalousie. Je les entends cancaner à ma droite. Pas besoin de regarder : les yeux fermés, je sais qu'il y a Paca, la fille du boulanger, Conchi, celle du maire, Lola, l'aînée du métayer de feu Monsieur le Marquis et Mari Carmen, la fille du forgeron, enfin, de sa veuve. J'étais la plus jeune. C'est moi la première mariée. Et quel mariage ! Je leur ai bien coupé l'herbe sous le pied. C'est vrai que nous étions amies depuis l'enfance, mais en matière de parti, c'est chacune pour soi et Dieu pour toutes, comme on dit.

Je viens de voir Concepción lever les yeux au ciel en regardant mon époux, comme si elle se désolait de ce qu'elle voyait. Je ne permettrai pas qu'on nous manque de respect. Je vais le lui faire savoir tout à l'heure, toute fille du Maire qu'elle est. Les autres s'intéressent plus à ma toilette qu'à mon mari. Je les reconnais bien là, ces coquettes. Elles en sont baba. Je n'ai eu qu'à commander ; mon père et lui ont dit oui à tout : du velours, de la dentelle, souliers et bas de soie, des perles en pendants d'oreilles, et le plus beau de tout, l'ornement de mon chignon : de l'or, de l'argent et une perle oblongue énorme. Il n'a pas voulu me dire le prix de l'ensemble.

Certaines disent que ce soir je vais avoir un mauvais moment à passer, quand il va me chevaucher. Il paraît que les gens de sa race sont horriblement montés. Le curé et mon père m'ont déjà chapitrée à mots couverts sur le sujet. D'autres m'ont dit que si cela est vrai je n'aurais nullement à me plaindre. Ils ignorent que j'en sais plus qu'ils ne pensent. Rigoberto est fou de moi. Mon intérêt est qu'il le reste. À moi de faire ce qu'il faut pour cela. Antonio, le fils du notaire avait meilleure figure, je le sais bien, mais mon mari a quinze ans de plus que moi et on m'a dit qu'il continuerait à voyager beaucoup, alors qui sait...? En attendant, je vais diriger une maison avec cocher, jardinier, cuisinière et deux ou trois servantes. On peut bien jaser, je m'en moque !

Sous l'arche d'un pont, au passage du cortège, deux messieurs en casaque et tricorne commentent l'événement :

— Ah ! Elle a bien manœuvré la fille du meunier ! Beau mariage, n'est-ce pas ?

— Ça vous pouvez le dire ! Son époux a acheté pour elle la demeure de feu Monsieur le Marquis ? Cinquante mille ducats à ce qu'il paraît.

— La fortune, cela monte à la tête, souvent. Ces indianos jettent l'argent par les fenêtres. Enfin, les enfants du Marquis vont pouvoir payer les dettes de leur père et vivre soulagés. À quelque chose malheur est bon, mais ces parvenus d'Amérique commencent à m'agacer. Il y en a trop par ici.

— Sans compter que celui-ci a drôle de tournure, tout de même ; vous avez vu sa casaque ? Il y a plus de trente ans que ces revers de manche énormes ne sont plus à la mode. Et ce rouge ! Avec le teint qu'il a, j'aurais choisi une couleur plus discrète.

— Vous faites bien d'en parler. On a beau m'assurer qu'il est le fils de quelqu'un d'ici, ce monsieur a quand même tout d'un nègre, non ?

— Que voulez-vous, il aura tout pris du côté de sa mère !

— Donner la plus belle fille du village à ce... personnage, c'est péché, vous dis-je.

— Donner ? Vous voulez rire ? Le meunier, non seulement n'a pas mis un écu dans la corbeille de mariage, mais a obtenu cinq mille ducats pour le dédommager de la servante qu'il perd en mariant sa fille ; vous ne trouvez pas ça fort de café ?

— Elle héritera quand même du moulin. Et peut-être dans pas longtemps Vous savez bien que le meunier ne va pas trop fort. Cette grosseur qu'il a sur la joue augmente de mois en mois.

— Oui, vous avez raison. D'un côté, on ne peut le blâmer d'avoir voulu, de son vivant, établir sa fille au mieux, mais pensez-vous qu'elle sera heureuse, cette petite, avec un tel mari ?

— Croyez-vous donc que le bonheur soit de ce monde, mon ami ? Et puis, je me suis laissé dire qu'en réalité, c'est elle qui a tout manigancé et pas tellement son père.

— Vous m'en direz tant.

— Si, si, je vous assure. Le fils du notaire, cela ne lui suffisait pas. Enfin, je ne m'inquiète pas pour lui. Toutes les filles lui courent après et pour cause : il est joli garçon et son père a du bien. Mais l'histoire n'est pas finie. Voulez-vous connaître un secret ?

— Un secret ? Vraiment ?

— Ce mariage durera moins longtemps que les contributions.

— Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

— Qu'il existe une cause d'annulation sérieuse.

— Vous voulez dire que Clara aurait...

— Menti sur son état, je peux vous l'assurer.

— Et moi qui lui aurais donné le bon Dieu sans confession ! Beau mariage, vous aviez raison !

...

(1) Un Indiano est un colon espagnol qui partait en Amérique espagnole et en revenait riche. Le terme est devenu un personnage littéraire dès le siècle d'or espagnol, par exemple avec Lope de Vega. Le terme s'étend aux descendants de ces colons avec une connotation admirative ou péjorative selon le contexte (d'après Wikipedia).

(2) Déjà au temps de Charles III (1759-1788), le terme d’afrancesado avait été utilisé pour désigner ceux qui adoptaient les coutumes et les modes françaises. Après l’éclatement de la Révolution française, le nom acquiert des connotations politiques et désigne ceux qui étaient sensibles à la pensée révolutionnaire. Le sens péjoratif du terme est seulement apparu lors de l’engagement des intellectuels et fonctionnaires au côté de Joseph Ier, le frère de Napoléon Bonaparte (d'après Wikipedia).

© Pierre-Alain GASSE

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Pierre-Alain GASSE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0