Grandeur
Trois mois plus tard
Comme tous les premiers samedis du mois, c'est jour de réception au palais Salvatierra, puisque c'est ainsi qu'il faut appeler à présent l'ex demeure du Duc, depuis le mariage de la fille du meunier avec son marchand de sucre. Mais cette fête-ci - dit-on - sera plus grandiose encore que les deux précédentes, qui étaient déjà fort impressionnantes, d'après tous ceux qui y furent conviés.
C'est que la "belle meunière", comme l'appellent avec ironie ses détracteurs - des jaloux pour la plupart - fête ce jour son dix-neuvième anniversaire !
Son époux sera absent. Ses bateaux ont été pris dans une horrible tempête, en plein Atlantique. L'un a sombré, l'autre a brisé un de ses mâts et doit réparer aux Açores. La nouvelle n'est parvenue qu'hier.
Trop tard pour décommander la fête. Je ne suis pas certain que cela tourmente outre mesure la jeune personne qui semble s'accommoder au mieux des déplacements semestriels de son époux aux Indes Occidentales pour surveiller ses plantations de canne et ses moulins à sucre.
Mais le ban et l'arrière-ban de la bonne société sera là. Nul ne voudrait manquer l'événement. Voilà ce que je sais de son déroulement : il y aura du théâtre, une comedia de Lope de Vega (4), cela ne fait guère de doute, un grand banquet, suivi d'un bal et clos par un feu d'artifice dans le parc.
N'ayez pas d'inquiétude. Vous saurez tout, je suis invité.
...
Je suis rentré fort las et bien tard, après avoir dansé la chaconne, la séguedille, le fandango et autres boléros. Je me suis même essayé à la habanera, cette danse de Cuba à laquelle son époux a converti notre hôtesse. Cette petite danse à ravir. C'est un de ses principaux talents. Les mauvaises langues susurrent qu'elle en a d'autres.
Je dois dire que la comédie de mœurs présentée en fin d'après-midi, jouée en plein air devant l'escalier d'honneur, tandis que nos chaises étaient installées sur la pelouse, m'a paru un tantinet longuette, mais c'est que la musique des vers m'endort et que je ne goûte pas beaucoup tout ce qui vient de France, hormis le vin et les femmes. D'ailleurs, je soupçonne son auteur de n'avoir situé l'action dans ce pays que pour s'exprimer avec plus de liberté. Soit.
Je vous épargnerai le détail des trois actes, mais sachez qu'un riche laboureur, assez content de sa personne comme de ses biens et de sa maisonnée en est le héros. Il est tellement satisfait de sa situation de vie qu'il écrit d'avance sa propre épitaphe, déclarant être heureux sans avoir à rencontrer le roi. Cette circonstance vient à la connaissance du monarque, qui, mû par la curiosité, se présente incognito et demande une aide financière sous forme d'un prêt qui lui est accordé sans barguigner. Touché, le roi révèle son identité et invite Juan et ses ambitieux enfants Félicien et Lisarda à s'installer à la Cour et à le conseiller sur les questions d'état. Quant au protagoniste principal, il est nommé majordome royal.
D'aucuns ont suggéré que le meunier se prenait peut-être pour ce personnage depuis qu'il avait richement marié sa fille et, en conséquence, aspirait à changer de condition. Je n'en crois rien. Sa culture théâtrale, comme celle de ma filleule d'ailleurs, doit se limiter aux quelques farces et comédies que l'on représente habituellement dans nos villages. Disons que le hasard a de l'humour ou le chef de la troupe de la rouerie. Il a d'ailleurs eu la finesse de remplacer le banquet final de la pièce par le vrai qui devait suivre en nous invitant à remonter dans la salle de bal avec nos chaises.
Nous eûmes un dîner de quatre-vingts couverts, rendez-vous compte. Pour la circonstance, Madame avait débauché un ancien premier cuisinier du roi, venu depuis deux jours avec ses gens préparer le banquet. Le menu était digne des héros d'Alcofribas Nasier, autrement dit ce fripon d'écrivain français qui se cachait ainsi des foudres de la Royauté et du clergé. La cuisinière habituelle de la maîtresse de maison avait supervisé les approvisionnements et tout ce personnel de bouche avait investi les cuisines et l'arrière-cour de la maison.
La demeure est pourvue d'une salle à manger, selon la mode nouvelle, mais vu le nombre de convives, il avait fallu dresser la table dans la salle de bal. Service à la française, hélas, ce qui fait que nous avons parfois mangé un peu froid. La vaisselle avait été louée comme tout le service de table, la jeune maîtresse de maison n'ayant pas le nombre nécessaire, mais c'était de la porcelaine du Buen Retiro de la bonne époque. Et nous avions chacun devant nous quatre verres en cristal : un pour le Xérès, un pour le Bordeaux, un verre à eau et une coupe à Champagne et le vin a coulé à profusion, ce qui fait que certains - qui ont peu de conversation ou trop d'inclination envers Bacchus - n'ont pu se lever de table et qu'on a dû les porter dans un fauteuil ou un canapé, le temps qu'il se remettent un peu.
Tous les indianos du voisinage étaient là, le maire, les conseillers, l'Abbé de la Collégiale, les chanoines, les commerçants qui avaient pu se libérer, les hidalgos désargentés, mais pas la grande noblesse qui ne pardonne pas à cette roturière de Doña Clara l'occupation du palais de l'un des leurs.
Nous étions placés, un carton à notre nom sur notre serviette. Pour ma part, en ma qualité de parrain de l'hôtesse, j'étais assis en face d'elle, deux couverts à gauche, entre le tabellion et son épouse. Lui est passablement ennuyeux, comme savent l'être ces gens, mais elle, est vive et piquante et son décolleté ne l'est pas moins. Je n'étais donc pas mécontent de mon sort.
Avec la soupe printanière, on servit un excellent Xérès vieux, dont j'aurais bien repris un demi-verre. D'autres préférèrent un risotto à la milanaise. Grand bien leur fasse ! J'ai préféré gardé l'estomac léger, et j'ai bien fait ! Je ne résiste pas au plaisir de vous transcrire la suite du menu, dont j'ai conservé le carton : en relevé, nous eûmes du "filet de veau à la Polonaise", ce qu'à la maison j'appelle "des escalopes panées", mais vous connaissez la manie des maître-queux : de grands mots et des appellations ronflantes pour des mets parfois fort simples. Puis vinrent les entrées chaudes et froides. Il n'y avait que l'embarras du choix. Jugez plutôt : en chaud, vol-au-vent de salmis de cygne ou poisson sauce hollandaise, présentés sur des chauffe-plats ; en froid, faisans en gelée ou pigeon-macédoine. Les plats étaient sur la table et chacun de se servir à sa guise. Seuls les vins étaient versés par un sommelier qui se tenait en arrière de nous. Xérès avec les entrées froides, Bordeaux avec les chaudes.
Vint alors l'intermède d'un punch à la romaine : granité d'ananas, vin blanc et champagne, pour nous faire digérer un peu, ce qui fut grandement apprécié, au point que les conversations tombèrent d'un coup, chacun dégustant en silence, avant de s'exclamer sur l'exquisité de la chose !
Après les entrées, les rôts, ce service qui dans les repas d'apparat, suit les entrées. C'était varié là aussi. En chaud, à côté d'un classique rosbif à l'anglaise, vous aviez le choix d'oies truffées, de hure de sanglier Bellevue ou encore d'aspics de jambon, en froid. Vin du Rhin avec le froid ; vin de Bourgogne avec le chaud. Rosbif et Vosne-Romanée, cela me seyait tout à fait. Entremets sucrés. Génoise à la crème Chantilly ou Pain aux Pêches à la Reine. La première servie avec du Moscatel, le second avec du Champagne.
Avouez que se faire servir tout cela chez la fille d'un meunier, ce n'est pas banal !
Restait le clou du repas : la pièce montée d'anniversaire. Deux cents cinquante croquembouches, garnis de crème mousseline pralinée, montés au caramel, répartis en dix-neuf étages - autant que d'années de l'impétrante - et surmontée d'une plate-forme de nougatine avec une grande bougie et neuf petites autour. Du plus bel effet. Portée à bras sur un bard par deux laquais en tenue, son entrée dans la salle fut saluée par un tonnerre de vivats. Une fois soufflées les bougies, Doña Clara prit les ciseaux qu'on lui tendait pour portionner trois par trois les premiers étages de la pièce et les déposer sur les assiettes à dessert qu'on lui tendait, destinées à ceux qui l'entouraient. Puis, le chef pâtissier, toque en tête, poursuivit la distribution.
Cet homme mériterait la Croix de Charles III, je vous assure, car ses croquembouches, quand bien même il y aurait eu le double, je suis sûr qu'il en aurait manqué !
Fruits de saison ou exotiques, café et liqueurs, rien ne nous fut épargné, et sans un peu de prudence, j'aurais moi-même approché l'apoplexie. Ne trouvez-vous pas que pour une fête d'anniversaire, cela dépasse la mesure, même quand on est femme de riche négociant ? Dans les conversations d'aparté, il n'était question que du coût de cet étalage de richesses et comme l'envie est mère de tous les vices, commérages et médisances ne tardèrent pas.
Les valets desservirent et démontèrent la table fort civilement, et le temps d'un cigare et d'un ou deux cafés, la place était prête pour un quatuor de musique de chambre et une foule de danseurs. Doña Clara, à défaut de mari, ouvrit le bal avec son père au son d'un classique menuet, puis se succédèrent passacailles, rondeaux, chaconnes et quelques danses plus locales comme le fandango ou plus exotiques comme la habanera, je l'ai déjà dit, je crois. On l'a vue danser ensuite avec quelques jeunes gens au mollet bien tourné, mais quasiment autant avec des hommes à la situation assise, mais au physique beaucoup plus quelconque. Et ma cavalière, la femme du notaire, de me dire à l'oreille : "En voilà une qui ne s'attarde pas au physique, dirait-on". Je n'ai pas voulu épiloguer.
Quand la nuit fut complètement tombée, on ouvrit les portes-fenêtres qui donnent sur la terrasse et de là, ceux qui étaient en état de se tenir debout et de lever la tête purent admirer le spectacle pyrotechnique, tiré du parc par trois artificiers de chez Ruggieri, venus de Saragosse et tout habillés de cuir. Plus de vingt minutes de pétarades et d'explosions en tous genres. À chaque fusée nouvelle, les dames lâchaient des "Ah !" et des "Oh !"sonores, tandis que les messieurs chassaient les escarbilles que la brise ramenait vers eux. L'odeur de poudre noire avait envahi la prairie et s'infiltrait à l'intérieur. La dernière fusée marqua le signal de départ des premiers invités. L'arrière-garde ne partirait, m'a-t-on dit, qu'une fois toutes bues les bouteilles de Champagne.
Je n'ai pas attendu cette extrémité. Il y a longtemps que j'étais aussi fourbu que repu, et c'est du fond de mon lit, heureusement tout proche, que j'ai entendu les derniers pétards, avant de sombrer dans un sommeil quelque peu agité.
© Pierre-Alain GASSE,avril 2018.
(4) Immense poète et dramaturge espagnol (1562-1635), auteur de plus de trois cents comédies dramatiques, dont il a défini le genre.
Annotations
Versions