"La perfection est un gouffre , la pureté altérable. La licorne s'est perdue et se perd encore."

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"La perfection est un gouffre , la pureté  altérable. La licorne s'est perdue et se perd encore."

Arrondissement de Manhattan, New York, Novembre

Evangeline accélère le pas, soufflant dans sa grande écharpe au motif écossais. Ne pas être en retard, le gardien et le  professeur de math du très huppé lycée pour fille Sainte Agnès, à New York, ne l’accepteraient pas. A chaque fois qu’elle remonte le 66ème rue avant de s’y rendre, elle frisonne tant ce monde la rebute.  Elle a beau maintenant en faire partie par son tuteur, ces gens frivoles, sans profondeur, pour certains faussement rebelle, pour d’autres faussement engagés, la dégoutent. Ils se veulent être la perfection. Mais, au fond, savent ils seulement ce qu’est la perfection ? Même elle, elle qui est censée être la licorne, en est à se demander si la perfection existe vraiment. Le secret, qu’elle garde enfouie, que personne d’extérieur ne doit apprendre  Etre étrange.  Même sans ce fichu gène, elle l’est déjà aux yeux des autres. Ses camarades et ses professeurs ne savent jamais dans quelle case la mettre. Dans celle des génies ? Elle qui comprends et sait s’exprimer dans autant de langues sans jamais éprouver la moindre difficulté ? Son environnement proche est tout ce qui est de plus cosmopolite. Les autres étranges viennent des quatre coins de la terre et parlent donc tout autant de langue. Autres choses pour cette case de génie ? Ses excellents résultats en sport ? Pratique assidue seulement, pour tenter d’oublier. Ses dessins ? Une pâle imitation du réel. Ses facilités dans l’apprentissage ? Du travail, voilà tout, ce que ses compagnes d’études ont tendances à fortement oublier, mais dont elles se souviennent à une semaine des examens, qu’elles ont toujours. Papa et Maman paient en catastrophe des leçons à prix d’or à de très bon professeurs soutiens, menacent, deviennent des objets de haine virulentes, qu’on s’applique à montrer à son groupe de copine. Et Eve en pleure, intérieurement. Et les envie. Ces mêmes personnes qui font tout pour la mettre dans la catégorie des idiotes. Pour elles, elle n’est qu’une petite française adoptée par un riche homme d’affaire italien, très sarcastique et à la vie personnelle assez mystérieuse et secrète. Pour ces bonnes familles de l'Upper East, il représente un excellent parti. Quand on connait la vérité, il y a de quoi en rire. Elle est cette blondinette au visage pâle et froid d’une poupée, dont les lèvres ne se sont pas dessoudées pour laisser passer un mot depuis plus de six ans.  Bibelot muet qui ne s’exprime que par un carnet pour les néophytes, en langue des signes pour ceux qui daignent faire des efforts, comme Madame Da Silva, la psychologue qu’elle est censée voir hebdomadairement depuis deux ans, en contre partie de son acceptation au collège.

Evangeline s’est arrêtée et fixe les nuages. Elle espère y voir un oiseau particulier. Un des corbeaux de Ciàran, resté en France lui. Huggin ou Munnin. Leur vision lui donnerait un peu de baume au cœur, un peu de courage pour affronter cette nouvelle semaine qui s’annonce. Un coup d’œil furtif à sa montre et un sourire de défi. On va la gronder. Mais elle a envie. D’un peu se lâcher. Elle inspire avant de prendre un temps d’appui et de s’élancer, fonçant devant elle, sautant comme un cabri à travers les obstacles, évitant agilement les passants. La vitesse, grisante. Elle ne sera jamais aussi rapide qu’Ann Leen mais cela ne l’empêche pas d’agir. Elle passe comme une fusée les grilles de fer forgé sous le regard médusé d’un surveillant , ralentissant devant la porte de bâtiment en faux vieux , semblable à un château hanté écossais , jusqu’aux créneaux de brique stuquées  qui ornent le toit . Elle tire sur sa jupe plissée anthracite, vérifie son collant blanc, ses mocassins noirs puis rattache ses boucles blondes en une queue de cheval bien haute, aplatissant les moindres bosses qui oseraient se former. Horaires ? C’est bon. Carnet à parole neuf et marqueur noir ? Présents dans le sac. Tablette et clavier ? Juste à côté. La journée aura son lot de moqueries et d’infortunes, d’envies de meurtres et de haine, de peines et de mauvaises pensées. Mais il y aura aussi les petits riens, les petites fiertés aux rendus des résultats des interrogations de mathématiques et de littérature anglaise, les regards chercheurs d’approbations de la professeure de français, pas toujours sure de ses tournures et de ses conjugaisons, la discussion rédemptrice avec Madame Da Silva pendant deux longues heures , les petits sourires échangés avec Amber , Jia Li et Nilam , qui tentent de l’approcher par curiosité et presque par bienveillance . Peut-être que la discussion aura-t-elle lieu aujourd’hui ? Et puis si ça va vraiment trop mal, elle s’enfuira dans le Queens où elle ira se blottir dans un coin du salon de thé où travaille Nathanaël, son grand frère de cœur, pour payer ses études. Il se contentera d’ébouriffer ses cheveux, de lui donner une part de gâteau et un chocolat chaud puis appellera son tuteur pour qu’il vienne la chercher lorsqu’il jugera qu’il sera déjà tard. Et ce sera suffisant pour enfouir la masse noir et griffue de cette nuit-là, suffisant pour faire taire la boule brute,  le gène en colère qui réclame les pleins pouvoirs sur son corps, agitant ses sens, les affolant. Suffisant pour endormir la licorne qui se cache en elle.

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