Chapitre 16
Quand j’ouvre les yeux, je suffoque. Je tousse plusieurs fois avant de respirer normalement. Mes poumons sont douloureux, ma gorge me brûle et mes yeux piquent. Je m’assois, me procurant une douleur dans le dos. Mes cheveux sont trempés et recouverts de sable, tout comme mes jambes, mes bras et mes vêtements. Je retire une mèche noire de ma bouche et crache le sable qui est sur ma langue.
Près de moi, je repère les corps inanimés de Sunhee, Ambre, Semai et Dahlia. Plus aucune trace d’Aomano. Elle a dû mourir dans la tempête, comme Sheyang.
Je retiens mes larmes. Ce n’est pas le moment de pleurer pour nos deux compagnons morts.
Le soleil tape, il n’y a plus aucune trace de la tempête. Autour de nous, il y a une plage à perte de vue, ainsi que des falaises immenses et des rochers escarpés. Dans l’une des falaises, une grotte est creusée.
Je me lève difficilement et évolue sur la plage. J’en fais vite le tour. Je ne peux pas aller plus loin à cause des falaises qui me barrent la route.
Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que mes amis sont morts, eux aussi ?
Je m’accroupis près de Dahlia. Elle respire calmement, les yeux fermés, la bouche entrouverte. Je suis soulagé de la savoir en vie. Les autres aussi semblent vivants.
Bien.
Il n’y aura pas d’autres morts. Pas aujourd’hui.
Je m’assois contre un rocher relativement lisse et pose ma tête sur mes genoux, en attendant le réveil de mes compagnons.
* * *
Ambre est la première à se réveiller. La princesse fronce les sourcils et cherche à savoir où nous sommes. Quand elle me repère, elle s’approche et se pose à mes côtés.
- Où est Aomano ?
- Disparue. Morte, je suppose.
La jeune femme plisse les yeux et joue avec une de ses mèches blondes.
- Il faudra le dire aux autres. Semai sera dévasté.
J’opine du chef et fixe l’horizon.
- Je ne pensais pas qu’on échouerait sur une plage inconnue. Je ne vois pas du tout comment nous pourrions rentrer sur Honiria ou à la cité des Fleurs. Nous sommes condamnés à mourir ici.
La princesse frotte ses yeux émeraudes.
- Je ne veux pas mourir ainsi. Sur une île déserte, perdue au milieu de nulle part. Je suis une princesse, je mérite tellement mieux.
Elle étouffe ses sanglots dans la dentelle violette de sa jupe bouffante.
- Lucy aura réussi à se débarrasser de moi, finalement, conclut-elle.
- Coucou…
Je lève les yeux. Dahlia et Sunhee se tiennent debout faces à nous. Semai est derrière elles, les yeux dans le vide.
Je saute sur mes deux pieds, puisant dans les dernières forces qu’il me reste.
- J’ai quelque chose à vous annoncer. Sheyang et Aomano sont décédés.
Dahlia me fixe quelques minutes avant de fondre en larmes. Son père adoptif est mort. Je comprends ce qu’elle ressent. C’est comme si Eni était mort. Je me sentirais tellement mal.
Je m’approche d’elle et la prends dans mes bras pour la consoler. Elle pose sa tête sur mon torse frêle et laisse ses larmes couler. Je la presse un peu plus fort, puis je jette un regard à Semai. Il est encore en état de choc.
- Ma sœur est morte, souffle-t’il.
Il le répète plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il s’écroule au sol. Sunhee s’assoit à ses côtés et lui tapote le dos.
- Ça va aller, Semai.
Il secoue la tête.
Ambre observe la scène, les bras croisés. Elle est encore vexée de mourir comme ça alors qu’elle est une princesse, et se met à se plaindre à nouveau. Personne ne l’écoute.
Dahlia se loge dans mes bras pour trouver du réconfort, tandis que Sunhee et Semai discutent dans un coin.
* * *
- Aomano était ma raison de vivre, me dit Semai. C’était ma sœur adorée, la seule personne qui comptait. Je devais la protéger.
- Tu as fait ce que tu as pu. Tu n’y es pour rien s’il y a eu une tempête.
- Je ne peux pas vivre sans elle. Je ne veux pas rester ici à attendre désespérément que quelqu’un vienne nous sauver.
- Personne ne viendra, de toute façon. Nous sommes bloqués ici pour toujours.
- Je préfère mourir plutôt que de vivre ici à jamais.
- Ne dis pas ça.
Semai hausse les épaules.
- Je veux rejoindre Aomano là où elle est.
Il jette une poignée de sable sur son pantalon.
- J’y réfléchis depuis tout à l’heure, tu sais.
Je saisis la main de Semai et la presse.
- Écoute Semai, je ne suis pas sûr qu’Aomano aurait voulu que tu te laisses mourir après son décès. Elle est juste partie avant toi, et tu la rejoindras plus tard. Tu as encore des choses à accomplir. Nous avons déjà perdu deux membres de notre équipage, nous ne pouvons pas en perdre un nouveau. J’ai besoin de toi pour récupérer ma cité et mon temple. Je ne m’en sortirai pas avec seulement Ambre, Dahlia et Sunhee.
- Hyuk…
- Reste avec nous, Semai.
Il baisse les yeux et enroule ses doigts autour des miens.
- D’accord.
Je lui souris et me lève pour rejoindre la petite grotte, où nous passerons la nuit. Sunhee est assise contre la paroi, les yeux fermés. Ambre est en face d’elle, les lèvres pincées, essayant tant bien que mal de se réchauffer avec sa robe encore un peu humide. Une princesse est habituée au luxe. Ce ne doit pas être facile pour elle de dormir dans une grotte. J’ai l’habitude avec la prison, les conditions sont assez similaires. Mais Ambre, qui a toujours vécu dans un palais immense, doit souffrir.
Je m’assois à côté de Dahlia, qui resserre sa cape noire autour de ses épaules. Elle frissonne et appuie sa tête contre la paroi.
- On va mourir, Hyuk. Tu n’auras pas eu l’existence de tes rêves. Tu auras passé les quinze premières années de ta vie dans une prison, et tes derniers instants sur une île déserte. Ce qui est dommage, c’est que personne ne se souviendra de toi. Tu mérites une meilleure existence. Je suis désolée pour toi, Hyuk.
Je la regarde dans la pénombre. Ses lèvres bleuies par le froid tremblent, il n’y a plus aucune lueur d’espièglerie ou d’espoir dans ses yeux, juste de la peur.
- Je sais, Dahlia. On va mourir, répété-je.
Je m’endors là-dessus, retenant mes larmes.
* * *
Quand j’ouvre les yeux, je balaye la grotte du regard. Ambre est allongée, blottie contre Sunhee. Dahlia est à mes côtés, le visage pâle. Aucune trace de Semai. Je me lève et étire mon dos qui craque. Je réprime un petit cri en sentant la douleur envahir mes omoplates et je rejoins la plage.
Dans le sable ont été tracées les lettres «SOS». J’embrasse l’île du regard à la recherche de mon ami, mais je ne le vois pas. J’espère qu’il ne s’est pas jeté à la mer.
Je scrute l’horizon, mes yeux cherchant désespérément la silhouette de Semai. Le sable chaud me brûle sous mes pieds nus, mais je n’y prête pas attention. Le «SOS» gravé dans le sable me déchire le cœur. Semai était encore là, quelques heures plus tôt. Il n’a pas pu disparaître soudainement.
Je fais le tour de l’île à toute vitesse. Peut-être qu’il est dans la grotte, peut-être qu’il est parti se cacher pour pleurer seul. Mais plus je m’éloigne, plus le doute m’envahit : est-ce qu’il serait allé aussi loin ?
Je m’arrête un instant, épuisé, et regarde l’océan. Les vagues continuent de se briser sur le rivage, paisibles, presque trompeuses dans leur calme. Je ferme les yeux, imaginant Semai flotter, englouti dans cette immensité qu’il n’avait ni la force, ni l’envie de combattre.
- Semai ! hurlé-je, ma voix se perdant dans le vent.
Il n’y a pas de réponse.
Je me tourne alors vers la grotte, espérant qu’il soit revenu là-bas. Dahlia et Ambre sont toujours à l’intérieur, elles ne m’ont même pas vu partir. C’est comme si tout le monde autour de moi commencer à perdre pied.
Je reprends ma marche, le sable fouettant mes jambes, le vent dans mes cheveux, les rochers escarpés griffant mes mollets. Je ne prête pas attention au sang qui coule de mes veines. Je ne sens même pas la douleur. La seule douleur importante, c’est celle qui s’est formée dans ma poitrine lorsque je me suis réveillé sans Semai.
Je m’enfonce à travers les rochers jusqu’aux falaises. Je me faufile entre les parois des hautes montagnes, déchirant mon haut à plusieurs reprises. Je débouche sur une autre plage remplie de cocotiers. Les noix de cocos sont trop hautes pour que je les attrape. Je soupire et cherche une cachette où il aurait pu se rendre, mais je ne trouve aucune grotte de ce côté-ci.
Pourtant, je refuse de croire que Semai est parti sans laisser de trace.

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