Chapitre 22

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Presque un mois plus tard, mes côtes vont beaucoup mieux. Dahlia, qui n’avait rien d’autre que son épaule déboîtée et ses hématomes, a pu arrêter sa pause plus tôt que moi. Tandis que je continuais de me reposer, elle est allée accompagner Sunhee dans des lieux publics pour répandre les rumeurs sur Hyujin et Aria. Je n’ai pas encore témoigné, mais je travaille en ce moment-même sur mon discours.

Une pluie forte tombe depuis des heures. Le ciel est presque noir, et la terre est imbibée d’eau. De la fenêtre de la chambre de Sheyang, je peux voir les rues pavées de la cité des Fleurs ruisseler d’eau, les toits des hanoks* rendus brillants par la pluie.

Dahlia entre avec un plateau en bois dans la main, ainsi que deux tasses de thé posées dessus.

- Sunhee m’a dit de t’apporter ça, souffle-t-elle en posant le plateau sur une table.

Mon amie s’assoit sur mon lit. Je prends ma tasse et laisse la chaleur du thé réchauffer les paumes de mes mains.

- Elle m’a aussi dit que Hyujin ne quittait presque plus Aria et Namki. Je crois qu’on a touché une corde sensible chez lui. C’est un bon point, les sentiments affaiblissent les gens.

Je relève les yeux, intrigué.

- Il sait qu’on va continuer ?

- Bien sûr, ton frère n’est pas idiot. Et je pense qu’il est prêt à tout pour protéger sa famille.

Je réfléchis. Hyujin a redoublé de vigilance, et grâce à notre expérience, je sais qu’il ne faut pas le sous-estimer. Chaque mouvement que l’on fait sera risqué. À l’heure où on parle, Hyujin est sûrement à notre recherche pour nous enfermer, voire même nous tuer. Une question demeure : pourquoi ne l’a-t-il pas fait la dernière fois ?

- J’ai d’ailleurs l’impression qu’on ne l’inquiète pas plus que ça.

Je fronce les sourcils.

- Comment ça ?

- Hyujin ne doute pas de lui. Il sait qu’il est plus fort que nous. En réalité, il nous laisse faire parce qu’il ne nous considère même pas comme une menace.

Un silence s’installe. La pluie continue de marteler les fenêtres, amplifiant mon agacement.

- Il nous méprise.

- Oui, et c’est ce qui rend la situation encore plus dangereuse. Il n’hésitera pas à nous tuer dès qu’il le jugera nécessaire.

Je serre la mâchoire. Je refuse d’être seulement un obstacle insignifiant.

- Il va faire pire qu’à l’enlèvement de Namki.

- Exactement.

- Je te proposerai bien de tuer Aria, mais tu me détesterais.

Dahlia sourit.

- En effet. Je ne veux aucun mort, sauf si c’est notre seule option. Mais on peut s’en prendre à Aria sans aller jusqu’à la tuer, la torturer ou je ne sais quoi. Il l’aime et il tient à elle. On peut faire perdre le contrôle à Hyujin.

Maintenant, il faut trouver comment s’en prendre à la dirigeante, sans prendre le risque de se faire à nouveau écraser par son époux. L’idée de l’enlever elle aussi, sans en parler à Dahlia s’insinue dans mon esprit. Pourtant, j’ai conscience que kidnapper une adulte surveillée de près sera plus compliqué que d’enlever un enfant de six ans.

- Hyuk. Il faut trouver autre chose que s’en prendre à Aria. Je ne pense pas que ça marcherait. Si on touche à un seul cheveu de cette femme, Hyujin nous tuera. Non… Commençons par ton témoignage et voyons où cela nous mènera.

- D’accord. Il va falloir organiser ça.

- Sunhee s’en occupe, ne t’en fais pas. En attendant, viens.

- Où ?

Dahlia sourit malicieusement et m’entraîne en-dehors de la maison. Nous dévalons les rues en courant et en essayant de rester discrets, jusqu’à arriver à la prison. Je jette un regard à Dahlia, et elle ouvre la porte principale.

Un garde nous scrute attentivement, et je tente de me cacher derrière Dahlia. Si le garde me reconnaît, je vais me faire à nouveau emprisonner. Nous nous dépêchons de changer de couloir, puis descendons les galeries jusqu’à arriver au secteur de mon ancienne prison.

- Comment tu sais où j’étais emprisonné ?

- J’ai regardé les registres pendant que tu te reposais.

J’opine du chef et observe le lieu de mon enfance. J’avance jusqu’à ma cellule. J’ai l’impression que je vais pleurer lorsque je vois le corps endormi d’Eni au sol.

- Eni, soufflé-je. Réveille-toi.

Je passe un de mes bras à travers les barreaux et secoue le corps de mon ancien ami.

- On devrait le libérer, lancé-je à Dahlia tandis que l’homme gigote.

Elle me fixe, semblant réfléchir à ce que j’ai dit.

- Hyuk ?

La voix rocailleuse d’Eni n’a pas changé. Je souris.

- Eni, tu vas bien ?

- Ça fait plus d’un an, Hyuk.

- Je sais, je suis désolé. Je te sortirai de prison une fois que je serai dirigeant.

- Idiot. En tant que dirigeant, tu dois faire le bien auprès du peuple. Tu ne vas pas libérer des criminels.

Je baisse les yeux. Il a raison.

- Et Hana ? Est-elle morte ?

- Non, elle est toujours dans sa cellule.

Je me redresse. Je veux rencontrer ma mère, celle qui a eu l’intelligence d’échafauder un plan pour détruire ses ennemis. Elle pourrait m’aider.

Je m’avance jusqu’à sa prison et aperçois sa silhouette frêle dans le fond.

- Hana ?

Elle ouvre les yeux et s’approche des barreaux, qu’elle agrippe avec force. Ses cheveux sont sales, filasses et en bataille.

- Hyujin ? Non, tu n’es pas mon fils…

- Si… Je suis Hyuk, ton deuxième enfant.

Hana affiche un air effaré. Elle secoue la tête et fait demi-tour, puis se laisse tomber lourdement dans le fond de la cellule. Je la rappelle, mais elle ne répond pas. Elle se met juste à trembler en murmurant des choses incompréhensibles.

Je finis par m’éloigner pour retourner auprès de Dahlia.

- Quittons cet endroit. Personne ne nous sera utile.

- Je t’ai amené ici pour que tu revois ta famille, révèle-t-elle.

- Je ne sais pas si c’était une bonne idée, soufflé-je.

Je remonte le couloir jusqu’à la sortie, talonné par Dahlia.

Lorsque nous ressortons de la prison, la pluie bat encore plus fort. La cité entière semble avoir été engloutie par les précipitations. Les pavés des rues reflètent les lumières des lanternes suspendues, et l’eau se glisse entre chaque petite pierre. Si j’en crois la couleur du ciel, ce n’est pas près de s’arrêter.

Dahlia fronce les sourcils et s’avance vers moi.

- Tu ne devrais pas être aussi énervé. J’ai voulu être gentille, te rendre heureux. Je ne pouvais pas deviner qu’ils réagiraient comme ça.

Je pousse un soupir.

- Désolé.

- Ton excuse n’est pas sincère, et je le prends très mal.

- Dahlia…

Elle s’approche de moi.

- Tu m’exaspères, Hyuk ! Franchement, je fais des efforts pour que tu arrêtes d’être de mauvaise humeur, j’essaye de te redonner le sourire, comme sur Honiria, mais je n’y arrive pas. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais ça me faisait plaisir de te voir t’amuser à Eldora. Depuis qu’on est revenus ici, tu es constamment sur les nerfs.

La pluie roule sur mon visage, glacée, mais rien n’égale la morsure des paroles de Dahlia.

- J’essaye, Hyuk. Mais peut-être que je devrais arrêter.

Son ton me claque comme une gifle. Une part de moi veut protester, lui dire qu’elle se trompe, mais je sais qu’elle a raison. Depuis notre retour, je suis incapable de me calmer.

Elle recule légèrement, prête à partir, et une panique m’envahit. Je ne peux pas la perdre, elle. De toutes les personnes que j’ai connues, elle est sûrement celle que j’apprécie le plus. Peut-être parce qu’elle a le même âge que moi, ou peut-être que ça va beaucoup plus loin. Je n’ai jamais eu de vraie famille, de vrais amis, j’ai toujours connu la colère et la frustration. Mais Dahlia… Sa joie de vivre, son espièglerie me pousse à m’amuser. Elle voit la vie du bon côté. Un jour, j’arriverai peut-être à mettre des mots sur ce que je ressens pour elle.

Sans réfléchir, j’attrape son poignet.

- Ne pars pas, murmuré-je.

Elle s’immobilise, ses yeux brillants. Elle s’accroche à mon regard, mais je fixe ma main qui enserre son poignet.

Puis dans un mouvement rapide, elle se hisse sur la pointe des pieds et presse ses lèvres sur les miennes.

Elle s’écarte vivement, et ma bouche picote encore du contact.

- J’espère que ça t’aura remis les idées en place.

Dahlia se détourne et s’éloigne sous la pluie battante, me laissant figé. Perdu.

*Maison traditionnelle coréenne datant de l’époque Joseon

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