Nos chevaux avancent au pas dans les allées de l’Empire de la Lune. Personne ne prête attention à nous, ce qui est parfait. Il faut désormais trouver une personne qui pourra se joindre à nous. Ça m’étonnerait qu’un général de l’empire, ayant toute une armée, soit infidèle à l’empereur Wei et donc à Hyujin et Aria.

Nous dirigeons nos montures vers des ruelles un peu plus sombres, éloignées du centre-ville. Je sens qu’il fera bientôt nuit.

- On ne peut pas passer la nuit dehors, lance Chen. Il faut trouver une auberge.

- Et comment comptes-tu la payer ? Nous n’avons pas d’argent, s’énerve Xia.

- Allons au palais de l’empereur, sourit Jiho. On continue jusqu’au bout de faire croire que tu es une prétendante.

- Non.

- Alors disons que c’est Dahlia, sa prétendante.

Je jette un regard à mon amie. Ça n’a pas l’air de la déranger, même si je pense surtout qu’elle ne veut juste pas que notre mission rate.

- Et si l’empereur nous envoie dehors après avoir pris Dahlia ?

- Nous sommes les gardes de Dahlia, nous devons la protéger, donc rester avec elle jusqu’à ce que l’accord de mariage soit scellé.

- D’accord, soupiré-je.

- Alors allons-y.

Nous empruntons l’allée principale et remontons jusqu’au palais majestueux. Les rues se vident, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne dehors. Des gens allument les bougies dans leur maison, et le palais de l’empereur s’illumine de plusieurs lanternes rouges.

Nous finissons par arriver devant l’immense portail en bois, et les trois gardes présents observent nos cinq chevaux, puis nous.

- Arrêtez-vous ici. Vous n’avez pas la permission d’entrer dans le palais.

Jiho s’incline, et nous faisons de même.

- Nous amenons à l’empereur Wei une jeune femme qui aimerait l’épouser.

Dahlia s’avance, et le garde le plus petit la fixe attentivement. Son regard détaille tout son corps, de la tête aux pieds.

- Elle n’est pas jolie. Je ne pense pas que l’empereur accepterait une jeune femme aussi laide. Mais elle, derrière, fera sûrement l’affaire, continue-t-il en désignant Xia.

La sœur de Chen relève le menton.

- Je ne…

- Elle aimerait aussi l’épouser, coupé-je.

Les deux autres gardes nous sondent en silence, puis hochent la tête.

- Je vais vous escorter.

Le petit ouvre les grandes portes et nous demande de le suivre. Il nous indique l’écurie où nous pouvons laisser nos chevaux, puis il nous conduit à travers les allées du palais. Nous finissons par arriver devant un jeune homme d’environ dix-neuf ans, qui nous fixe froidement.

Le garde lui explique notre venue, et l’homme pince les lèvres.

- L’empereur se repose, vous vous entretiendrez avec lui demain. Je peux vous conduire à des chambres pour la nuit. Garde, retournez à votre poste, je m’occupe d’eux.

- Bien, merci beaucoup, Conseiller Saeng.

Le petit s’incline et repart.

Le Conseiller Saeng nous toise d’un œil mauvais.

- Combien vous faudrait-il de chambre ?

- Deux suffiront, lancé-je.

Il grogne mais nous conduit dans des couloirs jusqu’à deux portes coulissantes.

- Voici les chambres. Une servante viendra vous chercher demain matin pour vous entretenir avec l’empereur. Soyez prêts. Ne vous avisez pas de tenter quoique ce soit pour tuer l’empereur ou je ne sais quoi, vous serez surveillé en permanence de toute façon.

Jiho fronce les sourcils.

- Pourquoi voudrions-nous tuer l’empereur ?

- Vous n’habitez pas dans l’Empire de la Lune ?

Chen secoue la tête.

- Nous venons de la cité des Fleurs, souffle-t-il.

- Hm.

Le conseiller oriente son regard vers Xia et Dahlia, puis sur Jiho, Chen et moi.

- Je vois. L’empereur en parlera demain s’il estime que c’est utile.

Saeng tourne les talons sans ajouter un seul mot.

- Peut-être que des gens ont tenté d’assassiner l’empereur, chuchoté-je. Si oui, il faut trouver qui.

- On verra ça demain. Dormons, lance Xia en entraînant Dahlia dans une chambre, puis en claquant la porte.

Jiho et Chen entrent dans notre chambre, et je les suis après quelques secondes.

* * *

Le lendemain matin, une servante pénètre dans notre chambre et nous indique que l’empereur est prêt à nous recevoir. Xia et Dahlia nous attendent déjà dans le couloir.

La servante nous amène jusqu’à la salle principale du palais, une immense pièce pleine de statues de dragons en or, et de bougies. L’empereur nous domine, assis sur un trône surélevé, avec à ses côtés le Conseiller Saeng.

Wei est un homme de grande taille, plutôt costaud, vêtu d’un baji* et d’un jeogori** rouge et noir. Ses longs cheveux noirs sont attachés au-dessus de sa tête, et il a une petite barbe.

Nous nous inclinons face à lui, puis il nous dévisage et chuchote quelque chose à l’oreille du Conseiller Saeng.

- Ces jeunes gens nous amènent une prétendante venue de la cité des Fleurs, lance le conseiller.

Xia s’avance à contre-cœur.

- Bonjour.

Elle s’incline à nouveau et sourit.

- Je me nomme Xia Lie.

- Venez-vous réellement de la cité des Fleurs ? Saeng m’a dit que vous n’étiez pas au courant de l’existence des traîtres de l’Empire de la Lune, alors que la cité des Fleurs a été mise au courant il y a quelques temps déjà.

- Peut-être que le Seigneur Hyujin et Dame Aria n’ont pas fait part au peuple des problèmes de l’Empire de la Lune, souligne Jiho.

- Ou peut-être que vous nous mentez. Je repose ma question. Venez-vous réellement de la cité des Fleurs ?

- Oui, répond Chen.

- Ce n’est pas Hyujin ou Aria qui vous envoient, ils m’auraient prévenu, ajoute Wei. Alors qui vous a demandé de venir, Mademoiselle Xia Lie ?

Je me tends, mais Xia semble garder son calme.

- C’est leur conseiller, Shan. Il n’en a peut-être pas encore parlé aux dirigeants.

Je vois bien que l’empereur est sceptique. Nos explications ne tiennent pas toutes la route.

- Et vous affirmez ne rien savoir des traîtres de l’empire ?

- En effet. Puis-je vous poser une question ? demande Dahlia.

- Oui.

- Qui sont ces traîtres ?

Le Conseiller Saeng se tourne vers l’empereur et fronce les sourcils.

- Leur révéler qui est le traître est peut-être dangereux.

Wei le fixe et semble se perdre dans ses pensées, puis il pivote sa tête vers nous.

- Je ne peux pas vous le dire. Je préfère garder cela secret.

Jiho tressaille, Chen serre la mâchoire et je hurle intérieurement. Si nous parvenons à mettre la main sur ce traître, nous aurons un autre allié. Malheureusement, je ne suis pas sûr que nous parviendrons à faire parler le Conseiller Saeng ou l’empereur.

- Revenons à notre discussion principale. Mademoiselle Xia Lie, vous aimeriez donc m’épouser ?

Xia mord sa lèvre inférieure et nous jette un regard hésitant.

Nous sommes coincés. Si Xia dit « oui », l’empereur acceptera peut-être. Si elle dit « non », on nous prendra pour des traîtres qui ont essayé de s’infiltrer, et on se fera probablement enfermer.

Saeng a remarqué notre trouble, et il relève le menton. Un rictus narquois s’affiche sur son visage.

- Vous mettez beaucoup de temps à répondre, dit-il. Je croyais que vous vouliez l’épouser, pourquoi hésitez-vous soudainement ?

- À vrai dire, je ne me sens pas très bien, souffle Xia. Je crois que je vais vomir.

L’effarement remplace le sourire de Saeng. Xia fait mine de perdre l’équilibre, et nous échangeons tous un regard. Il faut que l’on joue la comédie.

Jiho court et rattrape Xia avant qu’elle ne tombe, et cette dernière ferme les yeux et ralentit son souffle.

- Je crois qu’elle s’est évanouie… Puis-je la ramener dans sa chambre ? Nous discuterons lorsqu’elle se sentira mieux.

Chen approuve, fixant l’empereur, les yeux pleins d’espoir.

- S’il vous plait, souffle-t-il. Je ne veux pas que ma sœur souffre.

L’empereur soupire mais hoche la tête.

- Revenez lorsque la jeune femme se sentira mieux.

- Merci.

Nous nous inclinons, puis nous rejoignons la chambre de Xia et Dahlia.

- C’est le moment de s’échapper, annoncé-je. Une fois loin du palais, on cherchera le traître dans la ville. Seulement, on n’aura pas beaucoup de temps. Quand Wei ou Saeng auront compris qu’on les a arnaqués, ils se mettront à notre recherche.

- Hyuk a raison, lance Dahlia.

Xia ouvre les yeux et hoche la tête. Jiho relâche sa prise autour de la taille de la jeune femme, et elle s’éloigne de lui.

- Il faut sortir maintenant. Je ne pense pas qu’on ait beaucoup de temps avant que quelqu’un ne vienne voir si Xia va mieux.

- Le Conseiller Saeng me semble perspicace. Si vous voulez mon avis, il se doute qu’il se trame quelque chose, même s’il ne sait pas forcément quoi. Il a sûrement recommandé à l’empereur de se méfier de nous, ajoute Chen.

Nous nous lançons tous un regard. Il faut que nous trouvions un moyen d’évasion, et maintenant.

J’observe chaque recoin de la pièce, parce qu’il est évident que nous ne pouvons pas sortir par la porte : elle est surveillée. Mon regard se porte sur la fenêtre et je l’ouvre. Nous ne sommes pas très haut, on pourrait très bien sauter. Seulement, ce ne serait pas discret.

Des pas retentissent dans le couloir, et je me tends. Soit nous sautons par la fenêtre, soit nous sommes pris au piège.

Je croise le regard de Jiho. Il semble penser la même chose, car il s’assoit sur le rebord.

- C’est notre seule porte de sortie, souffle-t-il. Allez, on y va.

Il disparaît, puis j’entends un bruissement de feuilles. Je me penche pour apercevoir Jiho, qui a atterri dans des buissons.

- Dépêchez-vous, lance-t-il.

Dahlia s’élance, suivie de Xia et Chen. Je fais de même, et une fois dans les jardins, nous courons sans trop savoir où est la sortie du palais. Nous franchissons des ponts, des allées, puis nous arrêtons à bout de souffle derrière l’écurie.

- La sortie est juste là, indique Dahlia.

- Récupérons d’abord les chevaux, ils nous seront utiles pour fuir, continue Chen.

Nous entrons discrètement dans l’écurie pour récupérer nos cinq montures, puis nous nous dirigeons vers l’immense portail gardé par deux hommes.

- Arrêtez-vous.

Je reconnais immédiatement la voix du conseiller. Nous pivotons tous vers lui, les yeux hagards. Un sourire fier se dessine sur son visage.

- Vous avez vraiment cru que vous pourriez vous échapper aussi facilement ? Je me doutais bien que vous n’étiez pas nets, mais je ne parvenais pas à comprendre pourquoi. Je suis sans doute plus intelligent que ce que vous pensiez. Je savais que vous essayeriez de vous enfuir. Maintenant, il est trop tard. L’empereur sait que vous faites parti de l’armée des traîtres.

Je m’apprête à parler, mais Saeng m’arrête.

- Pas la peine de faire semblant de ne pas savoir de qui je parle. De toute façon, je ne ferai pas l’erreur de décliner leur identité, car si vous dites vrai et que vous ne savez réellement pas qui ils sont, les connaître pourrait vous être utile. Je ne prendrai pas ce risque.

- Comment…

- Taisez-vous. L’empereur est très en colère, et vous allez partir en prison. Vous m’avez sous-estimé, c’était une erreur de votre part.

- Qu’est-ce que tu racontes ? grogne Chen. Tu ne sais pas à qui tu as affaire.

Un rire s’échappe de la bouche de Saeng.

- Tu crois vraiment que je ne sais pas ? Bien, alors je vais te prouver le contraire.

Il désigne Dahlia du doigt.

- Toi, tu viens d’une île loin d’ici.

Puis, il montre Jiho et moi.

- Vous, vous venez en effet de la cité des Fleurs.

Enfin, il pointe son index vers Xia et Chen.

- Et vous, vous venez de Rivière Pourpre, non loin de là.

- Comment…

- Comment je sais ? C’est très facile, à vrai dire. Xia et Chen Lie de Rivière Pourpre sont très connus par ici. Quant à vous trois, nous avons reçu une missive de Hyujin et Aria qui parlaient de vous.

- C’est faux ! Ils ne pouvaient pas se douter qu’on viendrait ici ! hurlé-je.

Saeng lève les yeux au ciel.

- Comment dire… Je vais vous lire la lettre, tout s’éclaircira peut-être… Ce n’est pas vraiment eux qui l’ont écrite, mais… bref, vous comprendrez.

Le conseiller tire un papier de sa poche et le déplie, puis commence sa lecture.

*Bas de la tenue traditionnelle coréenne pour les hommes (équivalent d’un pantalon)

**Haut de la tenue traditionnelle coréenne