Chapitre 1

5 minutes de lecture

 Au sortir du bureau, aucune vision n’aurait pu me faire plus plaisir que ma femme, tout apprêtée pour la soirée. Princesse multicolore, sa robe suivait langoureusement la lumière décembrale. Saburo ne s’était pas moqué d’elle.

 La meilleure soie intelligente de Singapour, fraîchement rapportée d’un voyage d’affaires, flottait comme un nuage de vapeur sur ses épaules.

 Changé en vitesse après mon service, je me sentais, en comparaison, comme une grenouille de conte pour enfants. Le baiser de Mizuki, lorsque je m’étais glissé dans la voiture, n’avait suffi à dissiper mon impression.

 J’avais dû éprouver longuement le souffle tiède de l’hiver, la berceuse des grandes affiches de fête, les rires et la musique qui recouvraient les boulevards du Croissant pour que mon esprit percute.

 Combien de temps ?

 À combien de temps remontaient mes dernières vacances ? J’avais l’impression d’avoir passé les derniers mois dans une jungle impénétrable. Chaque fois que j’avais retrouvé un chat, débusqué un tagueur, démantelé un trafic d’une cité close, la jungle des affaires se faisait plus touffue. Autant raser l’Amazonie à coups de machette.

“Vous êtes un bon élément, Servilh ; à ce rythme-là, c’est plus qu’une question de mois avant votre promotion !” répétait sans cesse De Wever.

 Le problème, c’est que l’inspecteur grisonnant ne comprenait pas (refusait de comprendre ?) que les temps avaient changé. L’époque des carrières fulgurantes, des enquêtes grandioses, des chasses à l’homme dans toute la fédé, c’était fini. Bon pour les musées.

 Une fois, une seule, en dix piges, j’avais dû traquer un terroriste kosovar. Celui du Carrinter de Beograd. Avais parcouru l’Illyrie, la Serbie, étais descendu jusqu’au port d’Athènes, et l’avais chopé avec ses collègues dans une caisse planquée au fond de la cale d’un cargo. Une jolie photo de l’équipe, l’animal à nos pieds, avait fait le tour des nets, et puis plus rien.

 Cela faisait trois ans. Trois ans que j’attendais de repartir à la chasse. Tout pour quitter ce bureau trop propre, à l’odeur de lavande, aux ménagers souriants, à cette armée d’IA qui se la jouaient mamans poules.

 Giovanni m’avait mis en garde, avant d’accepter ladite affaire du Kosovar. Qu’on commence les traques quand on veut, on les arrête quand on peut. Que c’était pas étonnant que l’adrénaline se vende en sachets, vu comme c’était bon.

“Allez, sors un peu du travail, au moins pour ce soir.”

 La voix de Mizuki, douce et égale, avait projeté une lumière sur le tunnel de mes réflexions.

“Je… Comment tu sais ? marmonnai-je.

Me prends pas pour une idiote”, fit Mizuki, yeux rieurs.

 D’un geste de la main, elle désigna l’Augustin, cerné de faisceaux publicitaires. La couche de nuages, dans le ciel, se parait d’un feu d’artifice de couleurs criardes, de slogans aux formes vaporeuses. L’ancienne cathédrale paraissait un véritable phare dans la nuit.

 Une foule s’était constituée dans le jardin. Un projecteur, placé derrière les vitraux de la grande rose, faisait planer un Frohes Neues Jahr ! au-dessus de la masse des clients.

 Accompagné par une blonde svelte et aux jambes interminables, un brun de taille moyenne s’approcha de nous.

“Eh, Brud ! Ça fait longtemps !”

 Son accent solaire me replongea immédiatement dans les nuits d’été, à l’époque de la fac.

“Jorge, je t’avais pas reconnu ! Longtemps, c’est le cas de le dire ! Oksana…”

 Je lançai un sourire contrit, serrai la main froide - toujours froide - de l’Ukrainienne. Jorge, comme d’habitude, fit mine de ne rien voir, et m’embarqua vers le jardin, d’un bras autour de l’épaule.

“Purée, vieux, c’était quand notre dernière soirée ? s’exclama-t-il, tandis que nous approchions des bancs de la cour.

  • Hm… à l’hiver quatre-vingt-onze”, répondis-je.

 Jorge lâcha un sifflement. Passé la trentaine, il répétait sans cesse que le temps s’était déchaîné.

“J’ai vu ta collection sur les journaux de l’IbeRed, fis-je, harponnant un maki sur le plateau d’un serveur.

  • Ha, vraiment ? Et alors… ?
  • Tu me connais, c’est pas mon style… Mais je dois reconnaître que t’as assuré. Si j’avais un peu d’argent à claquer, j’aurais bien pris une veste de costume… La marine, avec les vagues brodées.
  • Ça m’étonne pas de toi, Brud ! Si tu veux, je peux t’en faire tomber une du camion.”

 Les yeux de Jorge pétillaient malgré l’obscurité. Il conclut sa proposition en gobant un california roll, et me lança une tape dans le dos.

“T’embête pas, va, je disais ça comme ça”, répondis-je.

 Je regrettai ma remarque. Rien ne me faisait plus horreur que de donner l’impression de mendier ; c’était loin d’être le cas. Certes, j’avais dû me rabattre sur un T3 à Strasbourg, mais ç’avait avant tout été une question de choix. Pour le gosse.

 Pour le même loyer, dans le secteur flamand ou néerlandais, on pouvait tout juste obtenir un petit studio d’étudiant.

 Notre confort valait l’heure et demie par jour à faire la navette. Et puis, j’avais fini par trouver une utilité à tout ce temps assis dans le mag-lev. M’étant limités aux livres des programmes scolaires, lorsque j’avais intégré le commissariat, j’avais découvert Machiavel, Hobbes, Maupassant, Dick et toute la clique, bien installé sur les fauteuils refaits par la CFC.

 Ça, aucune prime ni augmentation n’aurait pu me l’apporter. Alors, quand j’avais l’impression qu’on me prenait en pitié, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était déplacé.

 Jorge, fin psychologue - marketeux n’en est, au fond, qu’une variation qui se veut plus concrète, plus utile -, avait senti le malaise. Après un échange de cordialités, il m’avait attiré dans un coin plus calme, un peu mieux éclairé, aussi.

“Et toi, t’as du neuf ?”

 Je sortis la tête de mes pensées et repassai en revue les jobs des derniers mois.

“Pas particulièrement, mais l’inspecteur m’a dit que j’étais en passe de changer de service.

  • Ha, ça c’est bon ! Pour aller où ?
  • À priori, sécu intérieure, mais la sélection sera faite qu’à la fin du printemps.”

 Jorge attrapa deux cocktails au passage d’un serveur, bipa furtivement son bracelet sur le sien, et déposa un verre iridescent devant moi.

“Moi, j’y crois bien, à ta promo ! L’affaire de Jashari, ça t’a donné une sacrée aura !

  • Tiens, tu te rappelles son nom, toi ? souris-je.
  • Bien sûr, j’ai encore les titres des articles en tête, tu crois quoi ? Mein Brud, on n’a qu’à trinquer, ça te portera chance !”

 Je saisis ma boisson, contemplai les reflets sur le liquide, et l’élevai vers celle de Jorge.

“À l’agent Servilh !”

 Je voulus lui dire qu’un agent, en général, ça n’utilise pas son nom de famille comme ça, mais je me contentai de laisser l’excitation le contaminer, claquai mon verre et engloutis ce qui ressemblait fort à un daiquiri.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Virgoh-Vertigo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0