1.4
Si je vous dis qu’en lieu et place de la peur, je sentis avant tout une pulsion de vie exceptionnelle, vous me croiriez ? Alors même que l’Augustin puait la panique, qu’une symphonie de pleurs et de gémissements accompagnait le discours du terroriste, dans ma tête, c’était précisément tout le contraire.
J’étais un désert à qui on venait de rendre la vie.
Après maints cafouillages informatiques, je finis par comprendre que le PC du DJ tournait sur une version mal anglicisée de Stolrob. Suffisait de traduire le plus littéralement possible les commandes, et l’appareil se montra d’un coup plus docile. Et, cerise sur le gâteau, des portes béantes sur les caméras de sécurité s’offraient à moi. La poignée ne demandait qu’à être utilisée.
Je passai d’abord sur le cloître, aux entrées gardées par quatre types cagoulés en combis artisanales, sur les toilettes - en pleine évacuation par un autre terroriste -, pour enfin tomber sur la salle de fête.
Mon fameux Roumain s’y tenait, en plein milieu, projecteurs braqués sur lui, et déclamait… Il jonglait passionnément entre Histoire de la fédé, des Pâturages, citait tel ou tel déviant pour justifier ses actes. Mais, surtout, et on le lisait sur le visage de ceux parmi la foule qui avaient gardé leur sang-froid, il n’en venait pas au fait.
Que demandait-il ? Commettre un massacre ? Si oui, pourquoi ne s’exécutait-il pas déjà ? Une rançon ? Dans ce cas, il suffisait de conclure : chaque seconde gaspillée était un cadeau aux EUS et aux Mékas.
Pourtant, les fusils et les cagoules mis à part, la scène aurait presque pu passer pour un débat télévisé. Enfin, je rectifie, un monologue télévisé.
“N’êtes-vous jamais demandé ce que ressentent vos voisins encagés à côté de vous ? Peut-être ici certains finiront aussi encagés dans quelques années ? Vous ne voyez pas que le système est de plus en plus gourmand ?”
Tandis que j’observais ce drôle de type se répandre en lamentations - détail, qui, au passage, n’augurait rien de bon, car un terroriste au bord de la crise psychotique a la gâchette souvent trop légère - je m’étais connecté au gestionnaire de son et lumières et commenaçai à programmer une séquence chromohypnotique.
Certes, pas le meilleur moyen de les mettre hors d’état de nuire, mais je comptais sur le fait que cela permettrait de les désorienter assez longtemps pour que les EUS et la Méka tentent un assaut.
En effet, comme, je l’avais imaginé, leur venue n’avait pas trop tardé. Un pic d’angoisse aussi puissant, d’un coup, ça attirait l’œil. Même si les terroristes avaient brouillé la zone - pas bêtes, je dois le reconnaître - les signaux li-fi filaient tout de même à l’extérieur.
Il aurait fallu déployer une cage d’isolation complète autour de la cathédrale, et, autant dire qu’avec la hauteur du clocher, cela serait revenu à tenter l’attaque par le ciel. Pas le plus discret, donc.
“Pourquoi personne répond ?! s’écria le terroriste.
- Et merde…” murmurai-je.
Début de crise. La voix instable, le souffle qui s’accélère. Et le meneur n’était pas seul, je vis un de ses collègues, un baraqué aux lèvres fines, pianoter sur son arme. Je zoomai un peu, cherchai à reconnaître le modèle, mais elle ne me disait rien.
Ce qui n’était pas bon du tout : probablement volée dans une caserne. L’esprit dans un tunnel, j’essayai de me rappeler s’il y avait eu une attaque, même dans un coin paumé.
Quand même, j’en aurais entendu parler : un truc aussi exceptionnel… Non, la seule hypothèse crédible, c’était que ces types étaient des mutinés.
Et, là, planqué sous la table, les yeux rivés sur l’écran, le doigt braqué à cinq millimètres du bouton Entrée, je commençais à la sentir. Comme une caresse froide et piquante. Une légion de stalactites plantée dans ma peau.
La peur.
Parmi la foule, je remarquai un mouvement discret. Une tête se relevait. S’apprêtait à prendre la parole.
Un fou de plus ?
“Que… qu’est-ce qu’on peut y faire, nous ?” chocotta-t-il.
Ça plut aux terroristes, sa réponse. Ça faisait vivre… enfin, donnait l’impression de vivre au débat.
Ni une, ni deux, le meneur relança la machine. Mon angoisse redescendit d’un cran. Plus qu’une question de minute avant l’arrivée des secours.
“Ce que vous pouvez faire ? Vous connaissez Gandhi ? Mahatma Gandhi, de l’Inde ?”
Pas la figure que je me serais attendu à être citée en plein attentat, mais passons. Question un peu conne, également : avec toute la fièvre indienne qui s’est emparée des jeunes, je voyais mal comment quelqu’un ne pourrait pas connaître.
Le client répondit, d’une voix devenue plus sereine :
“Oui, je le connais.”
Le Roumain sourit sous sa cagoule. Ça s’entendait au changement dans sa voix. Son doigt s’écarta de la queue de détente.
“Eh bien, Mahatma Gandhi disait, c’est dans son livre Tous les hommes sont frères, que c’est pas possible d’être non-violent tant qu’il n’y a pas de justice partout.”
Le client du bar ne sut pas quoi lui répondre. Je profitai néanmoins de ce petit blanc pour programmer une seconde séquence lumineuse, cette fois du morse, à destination des renforts.
“C’est vrai, même si vous détestez les gens des Pâturages, vous les insultez, les tuez, les génocidez… Ça reste vos frères. Vous ne pensez pas, non ?”
Je priai - notez que je suis pourtant pas du genre à croire à des consciences universelles - pour que l’autre ne répondît pas n’importe quoi.
“Je… je ne sais pas”, bredouilla-t-il.
Aïe.
“Vous savez pas ?! Comment ça, vous savez pas ?! Nous, on dit qu’on veut pas devoir faire tout ça. On préférerait discuter autour d’une table, inviter nos frères, trouver une solution humaine. Vous savez ce que ça veut dire, humain, non ? Pas des statistiques de merde !”
La psychose repointa le bout de son nez. Finalement, on entendit les échos de camions. À tous les coups, des snipers avaient déjà dû être postés sur la butte d’en face, sur les toits des bâtiments les plus proches.
“Keiner bewegt sich!” beugla le plus costaud, suivi par ses collègues.
La salle se mit à crier. J’aperçus Mizuki et Jorge, têtes rentrées dans les genoux, en pleurs. Oksana, quant à elle, resta fidèle à sa nature : elle se maintint droite, effectua du regard des aller-retour rapides entre l’entrée principale, les terroristes, et l’horloge.
Les services de sécurité de la fédé se battraient pour avoir un agent avec un sang-froid pareil.
Quant à moi, je puais l’angoisse, je sentis mes mains se couvrir d’une poche de sueur. Ma séquence de morse achevée, je la déclenchai, suivie de près par celle de chromohypnose.
“Baisse-toi !” intimai-je au DJ.
Déjà, les projecteurs commencèrent leur danse langoureuse, frappèrent les rétines des cagoulés de plein fouet.
“Oh, ce faci ?!” hurla le meneur.
Un tir retentit du centre de la scène. Le temps sembla figé. Les diodes du cadran, au-dessus, cessèrent de noter les secondes. Une gerbe de sang se déposa sur mon crâne comme un tapis de feuilles rouges. Les jambes du DJ, mottes de beurre jetées sur une poêle, refusaient de le porter.
2h27 et 31 secondes, indiquait la petite horloge en bas à droite de l’écran.
Aussitôt, la détonation fut suivie d’une autre, et, bientôt, ce fut comme un bal de rafales au centre de la cathédrale. Cris étirés dans le temps, bruit de verre cassé. Aussi bizarre que cela puisse paraître, au milieu de la galerie de visages croisés durant la soirée, qui défilait dans mon esprit, je reconnus le barman. Je me demandais si cet abruti s’était pissé dessus, lorsque son whisky et sa vodka trop chers s’étaient répandus en torrents sur son costume.
Longtemps, je me suis menti à moi-même, en déclarant au miroir que cette idée m’avait fait plaisir. En vérité, à ce moment, je ne ressentais rien d’autre qu’un dévorant instinct de préservation. Je visualisais son visage fendu par la peur sans éprouver la moindre joie.
Aussi vite qu’il avait embrasé la salle, le concert des fusils céda la place à un silence. Pas un pleur, pas un cri. Sur la fenêtre miniaturisée, je ne distinguais qu’un grand musée de statues de cire.
2h28 et 6 secondes, indiquait la petite horloge en bas à droite de l’écran.
Ce fut un cri, poussé de la porte du porche, qui nous sortit de notre mutisme.
“Mesdames, Messieurs, ne bougez pas !”
La vision des corps entassés sur la piste de danse me dissuada de me lever. Et puis, même si je l’avais voulu, mes jambes étaient comme empêtrées dans des sables mouvants.
L’esprit de nouveau opérationnel, je fus pris d’une peur qui, il faut le dire, était bien basse. À cet instant, je me fichais pas mal du sort des 297 personnes présentes ce soir-là. Tout ce qui comptait, à mes yeux, c’était Mizuki.
Je trouvai la force de déplacer la caméra dans sa direction, de zoomer. Elle se tenait, prostrée, à la manière de ces corps ensevelis à Pompéi.
J’augmentai la définition, et, après une seconde d’appréhension - seconde la plus longue de toute mon existence -, j’aperçus, du côté de sa robe, un mouvement. Elle respirait.
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