Chapitre 2
Une centaine de regards posés sur soi, ça a de quoi intimider. En montant sur l’estrade, je me sentis comme si une gigantesque tête de lotus était braquée dans ma direction. Les yeux se confondaient entre eux, flottaient dans le vide.
Pourtant, j’avais mouliné mon discours pendant trois semaines — de quoi taper sur les nerfs de Mizuki, à la fin — m’étais figuré une foule plus dense encore, mais ça n’avait servi à rien.
Les murmures entre deux brises, les visages tantôt dévots tantôt curieux, les pleurs qui planaient sur le cimetière… Je n'avais rien anticipé de tout ça.
De Wever, très soigné — cheveux plaqués en arrière et moustache débroussaillée pour l'occasion, lui conférant un air de parrain de mafia sicilienne — me salua de la main. Trois gars du service, Wilko, Rémi, Jan, m’apportaient du soutien de leurs regards. Tous trois semblaient mal à l'aise dans leurs costumes visiblement repassés à la hâte. Pour la première fois, je vis Jan remballer son sourire perpétuel. À sa manière, ça le rendait intimidant.
Ayant replacé ses notes dans son porte-vue, Donna Lukefried s’approcha de moi et plaqua ses mains sur les miennes. Chaudes, trempées, comme son visage. Un torrent intarissable s’écoulait depuis plusieurs minutes, venait tacher le col de sa chemise.
Elle, plus que quiconque, avait été détruite par l'attentat. Mari, fils et ami le plus proche avaient eu la mauvaise idée de s'asseoir à la table la plus proche du Roumain, pendant sa diatribe. La pauvre femme s'était retrouvée écrasée par le cadavre de son mari, et avait baigné dans une épaisse flaque de sang.
Seule lui restait l’Association, dont le logo accroché au-dessus de la poitrine.
« Je vous remercie d’être venu, Monsieur Cervilh. Du fond du cœur… »
Quelque pudeur en elle l’empêcha de finir sa phrase. De toute façon, son regard disait tout. J’enserrai ses mains de plus belle, trouvai la force d’esquisser un sourire.
« C’est normal. »
Elle descendit de l’estrade et me laissa seul, face aux légions de tombes, baigner dans un rayon de Soleil froid. Je dégainai mon phone, récupérai mon texte, et m’avançai un peu.
« Je… Souvent, il m’arrive de revivre cette soirée-là. Dans mes rêves, je revois ceux qui dont… »
Et merde, c’est pas ça…
« Dont… dont la vie a été volée. Jamais, quand je me suis installé dans le Croissant, je n’aurais cru qu’un tel événement serait possible. Comme vous tous, j’ai été pris au… Hm… »
L’assemblée resta impassible. Jolie galerie de statues. Je cherchai Mizuki et Léo du regard. Le petit semblait curieux, me scrutait comme un de ses puzzles. Et puis, une lumière tomba du ciel et vint éclairer son visage.
« J’ai été pris au dépourvu… »
Je rangeai mon phone.
« Rien ne peut justifier l’injustice dont ont fait preuve les terroristes, ce soir-là. Je sais bien qu’aucune parole ne pourra vous faire oublier la douleur, que le mal a déjà été commis. Mais ce que je crois, ce que… Mizuki et moi avons toujours cru, c’est qu’il est important de rester soudé, de s’entraider autant que possible. »
J’appuyai ma phrase d’un coup d’œil au logo de l’Association de Soutien aux Victimes du 31 Décembre, sur la banderole à ma gauche.
« Depuis ce jour-là, je n’ai eu de cesse de vouloir retrouver les commanditaires. Je sais que l'enquête avance, quoique trop lentement pour chacun d'entre nous. C'est vrai, j'ai été épargné par la perte d'un proche, ce soir-là, mais j’ai pu, tout au long de l'année écoulée, rencontrer nombre d’entre vous, partager vos douleurs, vos craintes, vos espoirs. Je… je n’ai jamais été bon, en ce qui concerne les prises de parole en public. Ceci dit, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. »
De la main, je désignai mes nouveaux collègues.
« Au lendemain de l’événement, j’ai été approché par les SSE en vue d’une intégration au renseignement interfédéral. J'ai suivi une formation accélérée : profiling, techniques de traque, je vous passe les détails… Si je vous annonce ça ce matin, ce n’est pas pour étaler ma réussite, mais parce que je souhaite vous faire une promesse. Vous promettre que, tant qu’existera Libereco, tant que cette meute de loups enragés continuera à frapper, vous pourrez compter sur moi. Je ne trouverai le repos que le jour où ces monstres seront tous derrière les barreaux. »
Applaudissements discrets, mais chaleureux. Jan sourit fièrement, Wilko hocha de sa tête aux mâchoires énormes, Rémi se joignit à l’assemblée.
Le vieil inspecteur De Wever, quant à lui, vint me féliciter directement sur l'estrade.
Donna Lukefried, pleurs taris, se releva et me remercia une fois de plus. La pression redescendit d’un coup. La moiteur, qui, l’instant d’avant, envahissait le moindre de mes recoins de peau, avait disparu.
Je retournai m’asseoir à côté de Mizuki et Léo, accueilli par une embrassade du petit.
« C’est la deuxième fois que Monsieur Cervilh apporte l'espoir au milieu des ténèbres, lorsque tout nous semble être un trou noir », déclara Donna Lukefried.
Son compliment me fit ressentir une vague de chaleur, un peu partout dans le corps. J'avais l'impression de ne pas le mériter.
Elle saisit une télécommande sous le pupitre et projeta les visages des treize victimes sur un écran derrière elle.
« Content que tu sois enfin des nôtres », fit Rémi, se retournant vers moi.
Son badge, en plein sous un rai de lumière, étincelait.
« Je souhaiterais, reprit Donna Lukefried, consacrer une minute de silence à nos enfants, à nos maris, à nos amis, à ceux que nous n’oublierons jamais. »
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