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J’ai chaud. La chemise collée à la peau. Imbibée de sueur. L’air est saturé d’humidité. La faute aux pluies diluviennes qui s’abattent sur le Texas sans discontinuer. Depuis plusieurs semaines. La moiteur de la foule estudiantine, entassée dans l’amphithéâtre sombre, mal ventilé, ajoute au supplice. C’est ma dernière heure de cours. La salle est pleine à craquer. Pas une seule place de libre dans les rangs. Même les escaliers ont été pris d’assaut par les retardataires. Pourtant, personne ne se plaint. Personne ne se décourage. Tous boivent mes paroles avec une ferveur presque religieuse. Le visage concentré. Tapent frénétiquement sur le clavier virtuel de leurs tablette chaque date, chaque concept juridique que j’aborde, et la référence de l’article dans la Charte de l’espace ou le Protocole de Bangalore sur l’exploration extra-atmosphérique.

Ça fait presque une décennie que j’enseigne à UTex, et mon cours n’a jamais été aussi populaire. C’est à croire que tous les refoulés des écoles d’ingénieurs, d’astrophysique et de pilotage d’engins spatiaux des Etats-Unis et d’ailleurs ont fini par se rabattre sur ma matière, la seule à pouvoir encore offrir l’espoir de décrocher un ticket vers l’au-delà.

Pourtant, il n’est pas certain que ces jeunes étudiants aient cette chance. Difficile de dire combien de temps encore la mission de colonisation menée par le gouvernement américain se poursuivra, le programme « Salvare » touchera à sa fin. Il ne reste plus qu’une poignée de crevasses martiennes à terraformer par les colons terriens. Et ceux restés sur Terre n’auront plus qu’à s’occuper de régler les nombreux problèmes que nous laissons derrière nous.

Je fais partie des chanceux.

Je suis né au bon moment.

Assez tôt pour avoir le temps de comprendre ce qui allait se passer, et de me former en conséquence, pour être utile à une éventuelle mission de colonisation interplanétaire, et assez tard pour avoir suffisamment d’années de vie devant moi pour que le gouvernement américain juge utile de retenir ma candidature. J’ai passé la plus claire partie de mon enfance à rêver de Mars, biberonné par les images du premier vol habité vers la planète rouge. Depuis des années, je me prépare mentalement à quitter la Terre qui surchauffe et qui étouffe, afin de donner une nouvelle chance à l’humanité.

Je me trouve au bon endroit.

Si j’étais resté en France, dans ma Bretagne natale, je n’aurais sans doute pas eu la chance d’entrevoir une épopée martienne. Le programme de colonisation européen est au point mort depuis plusieurs années, faute d’accord entre les pays pour répartir l’effort financier et les quotas de passagers. Tous s’accordent à dire que, le temps qu’un accord soit trouvé à Bruxelles, tous ceux capable de mener à bien un projet si exigeant du point de vue humain et technologique seront déjà partis.

Voler vers Mars n’est pas à la portée de n’importe qui. Pour l’instant, seuls les Etats-Unis et la Chine y sont parvenus avec succès, en posant leurs premiers équipages de colons sur Mars il y a déjà près de cinq ans. L’échec de la mission russo-indienne, dont le vaisseau « Espoir » a explosé en plein vol dans le ciel de Baïkonour, avec près d’un millier de candidats à l’exil planétaire à bord, en a refroidi plus d’un.

Enfin, je suis avec la bonne personne.

Adam, rencontré sur les bancs de Berkeley, en Californie, comptait dédier ses talents de pilote d’engin spatial à l’une des nombreuses entreprises de tourisme de l’espace alors en plein essor. Un énième caprice de milliardaires. Il y a quelques mois, la branche espace de l’armée américaine en pénurie de main d’œuvre qualifiée a réquisitionné tous les pilotes pour la mission « Salvare ». Lui assurant par la même occasion un ticket d’entrée sur un prochain départ vers Mars.

Et moi avec.

Reste à savoir lequel. La nouvelle devrait tomber dans les jours à venir.

La cloche retentit. La classe est terminée. La masse des élèves se précipite hors de la salle, en quête d’une atmosphère plus respirable. Pas sûr qu’ils la trouvent dehors. Je me retrouve seul dans la pénombre d’un amphithéâtre vide. Je prends le temps d’apprécier le silence. Le calme et la solitude. Deux choses dont je serais privé à jamais à bord d’un des vaisseaux de « Salvare », puis au sein de la colonie martienne à laquelle je serais affecté.

Je rassemble mes affaires sans me presser. Je regarde les gradins vides avec un soupçon d’émotion. Presque nostalgique à l’idée d’être quasiment déjà parti. Certes, mon corps est encore sur Terre pour quelques mois encore, peut-être même plus, mais mon esprit est ailleurs. Je ne peux m’empêcher de penser à tous ces gens qui postent sur les réseaux sociaux leur réaction à la réception de l’email de la mission « Salvare » . La voix tremblante et les yeux embrumés.

« Chéri, fais tes valises, nous partons dans quinze jours ».

« Je n’y crois pas, je viens d’apprendre la nouvelle, je suis sur le vol 144 ».

« Papa, maman... Ça y’est, je pars, vous allez tant me manquer ».

Les adieux déchirants. Les larmes de bonheur. Un spectacle obscène, pour les nombreux déçus qui n’auront pas le privilège de participer à cette opération de la deuxième chance. Adam et moi en avons déjà convenu. Nous ne publierons rien sur OneFeed. Nos familles seront averties en privé. Nos amis les plus proches aussi. Pour le reste, personne n’en saura rien.

Sur le chemin de la maison, je constate à quel point la dernière tempête a fait des dégâts. La morne plaine qui entoure Austin est sans défense face aux vents violents et à la montée des eaux provoqués par les ouragans en série. De nombreuses habitations ont encore les pieds dans l’eau. Certaines ont perdu un morceau de leur toit. D’autres se sont tout simplement effondrées sur elles-mêmes, comme de vulgaires châteaux de cartes. Mais cela reste des cas isolés. Le système d’alerte et le réseau de digues et de barrages anti-inondations a plutôt bien fonctionné, cette fois-ci.

Il n’en a visiblement pas été de même sur la côte, laquelle a dû encore se s’enfoncer de quelques kilomètres vers l’intérieur des terres, à en juger par le nombre de e-pickups qui encombrent le bas-côté de la route, la plateforme arrière surchargée d’effets personnels protégés de la pluie par une bâche en plastique. Encore quelques milliers de personnes venues grossir les rangs des réfugiés climatiques de Houston et Corpus Christi. Je ralentis pour observer cette foule d’anonymes encapuchonnés, qui attendent impatiemment le ravitaillement de la FEMA pour dîner dans leur habitacle embué. Hagards, pour la plupart. Pas tous. Quelques enfants jouent dans la boue. Un groupe d’adultes rassemblé au sec sur une motte de terre tente d’allumer un barbecue, en dépit de l’humidité et de la chaleur ambiante. La race humaine n’a pas encore dit son dernier mot.

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