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Il y a quelque chose de tragique et comique à la fois dans la manière dont deux personnes qui se sont beaucoup aimées, et qui s’aiment encore beaucoup, se quittent d’un commun accord et se disent un tout dernier au-revoir. C’est presque un rituel. On s’embrasse. On se serre dans les bras. On prend une profonde inspiration. On respire le parfum de l’être aimé, seul élément que la photographie ne permettra jamais d’immortaliser. On improvise quelques phrases au sens soudain bien plus profond qu’il ne devrait l’être. Qui résonnent comme de sages paroles ou d’impitoyables sentences du fait de la séparation imminente. On se regarde droit dans les yeux. Une toute dernière fois. Puis, on prend son courage à deux mains, et on se décide à partir, chacun de son côté. Pour finalement se rendre compte qu’on va tous deux vers le même parking, le même arrêt de bus ou la même station de métro, et qu’il va nous falloir se dire au-revoir une bonne dizaine de fois encore avant d’être définitivement débarrassés l’un de l’autre. Pour le meilleur ou pour le pire.

Ce moment, tour à tour incommodant, étouffant, déchirant, j’ai l’impression de l’avoir vécu une bonne centaine de fois dans les jours qui ont précédé, et une dizaine de fois dans la seule journée d’aujourd’hui.

Sur le pas de la porte de la maison. Un baiser la gorge serrée, et une étreinte empêtrée de valises et de sacs de provisions.

« Je penserai à toi chaque seconde ».

« Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée, vraiment ».

Avant de sortir du e-truck, sur le parking du spatioport de San Antonio. Une caresse sur la joue, et quelques mots doux susurrés par Adam à mon oreille.

« Tu vas tant me manquer ».

« Sache que, quoi qu’il arrive, les moments passés ensemble resteront ce que j’ai de plus cher au monde ».

En pénétrant dans l’enceinte du spatioport, alors que le passage des portiques de sécurité exige que Adam et moi nous séparions pour faire la queue dans deux files distinctes. Obligeant nos mains à se quitter, l’espace d’un instant.

« Je t’aime, Yann ».

« Je t’aime, Adam ».

Et puis, enfin, dans le sas des départs. Entourés de centaines de personnes venues dire adieu à un être cher, une amie, un mari, un fils ou une cousine, toutes visiblement aussi émues que Adam et moi-même. Notre dernier au-revoir. Notre parking, notre arrêt de bus, notre station de métro à nous. Nous sommes restés silencieux, cette fois. Tout avait déjà été dit. Pas la peine de rajouter quoi que ce soit. On s’est contenté d’un baiser. Rapide, finalement. D’un câlin, plus appuyé, déjà. Et d’un long regard ininterrompu. Plein de mercis. D’aveux et de pardons. De promesses intenables. De prières. De vœux de bonheur. Nous nous sommes fixés l’un l’autre pendant quelques dizaines de secondes. Peut-être quelques minutes. Et c’est comme si nous avions parlé encore une journée entière. A cœur ouvert. Et fait l’amour une dernière fois. Sans bouger les lèvres. Sans cligner des yeux.

Et, même si nos corps se sont maintenant quittés, pour toujours, nos adieux ne sont pas encore complètement terminés. Assis, seul au milieu d’une foule compacte amassée sur les gradins du spatioport, je regarde avec appréhension la rampe de lancement du Salvare III se retirer lentement du fuselage blanc du vaisseau. Le ciel est clair. Dégagé. Sans doute l’œuvre des avions de l’armée, équipés d’un réactif chimique qui force les nuages à se changer en pluie, jusqu’à disparaître. C’est devenu la règle, avant chaque départ.

Adam est là-bas, quelque part dans cette boîte de métal à la forme allongée et au design épuré, décorée d’un simple drapeau américain peint sur son museau pointé vers le soleil. J’ignore où regarder, et comment l’imaginer. Sans doute assis, comme moi, le cœur au bord des lèvres, solidement attaché à son siège, casque sur la tête, paré au décollage. Et plutôt dans l’un des étages supérieurs de la fusée, réservé au personnel de l’armée. Même si ce n’est pas lui qui pilote. Pas cette fois. J’espère qu’il pense à moi comme je pense à lui. J’en doute un peu. Il a certainement mieux à faire.

« Mesdames et messieurs, le décollage de Salvare III est imminent. Nous rappelons au public qu’il est obligatoire d’utiliser le matériel de protection distribué par nos services pendant l’intégralité de la manœuvre ».

Une sirène stridente retentit puissamment dans toute l’enceinte du spatioport. Puis, le compte à rebours commence, diffusé dans les gradins par de vieux haut-parleurs en métal rouillé, au son crachotant, étrangement anachroniques dans ce décor on ne peut plus high-tech. Ça y’est. Nous y sommes.

Dix. Neuf. Huit...

J’enfile les lunettes et le casque anti-bruit que l’on nous a remis à l’entrée des gradins.

Sept. Six. Cinq...

Les réacteurs de Salvare III se mettent en marche. Dans une explosion de lumière. A vous rendre aveugle. Et un vacarme assourdissant, malgré le casque anti-bruit. Puis, vient le souffle, tiède, chargé de poussière, qui manque de me faire vaciller. Je me raidis, me redresse face au vent. Et plisse les yeux pour ne pas les fermer. Je ne veux, je ne peux rien rater du spectacle.

Trois. Deux. Un...

Au loin, le Salvare III s’arrache péniblement à la force de l’attraction terrestre, et se détache du sol. Lentement. Presque imperceptiblement, d’abord. Puis, peu à peu, entame son ascension. La piste toute entière disparaît dans un épais nuage de fumée blanche. La fusée manque d’être engloutie, elle aussi, mais poursuit sa route, et émerge victorieuse. Traçant une ligne parfaitement droite dans le ciel de San Antonio. Le feu craché par les réacteurs passe de l’orange au jaune pâle, puis au bleu. Le Salvare III se stabilise. Prend de la vitesse. Et rétrécit à mesure qu’il s’éloigne. Le moment suspendu, vécu à l’unisson par la foule, comme un seul homme, le regard rivé vers l’azur, est finalement interrompu par une annonce officielle retransmise par les haut-parleurs :

« Lancement réussi. Salvare III est en route pour Mars ».

Il est parti. Bon voyage, Adam. Mon Adam. Ma vision se trouble, embuée de quelques larmes qui se frayent un chemin jusqu’au au coin de mes yeux. Et, aussi étrange que celui puisse paraître, un poids disparaît petit à petit dans ma poitrine. Comme s’il s’envolait dans les airs avec le Salvare III.

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