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La route du retour vers Austin a été bonne. Pas grand monde sur l’Interstate, dont seule la voie de droite était occupée par ces longs « camions trains » qui relient le Nord-Est des Etats-Unis depuis la frontière mexicaine, chargés de marchandises bon marché. Pas d’embouteillages aux abords de la ville. Seul dans mon e-truck, l’esprit vagabond, j’ai imaginé les premiers pas de Adam dans l’espace.

Le vacarme des moteurs. La perte de la pesanteur. La vue imprenable sur la Terre, qui semble encore si bleue et verte, de la haut. Les ordres des supérieurs. Peut-être déjà les premiers incidents techniques. Ou humains. Ou les deux. C’est fréquent, paraît-il. Un court-circuit. Une panne de ventilation. Une alarme qui se déclenche sans raison. Rien de bien grave, rien que le corps des ingénieurs et techniciens du programme « Salvare » ne sache parfaitement gérer. Après tant de vols entre la Terre et Mars, il n’y a guère plus de surprises. Bonnes comme mauvaises. L’exercice est rodée.

Je gare le e-truck dans l’allée de la maison. Le soleil cramoisi, rouge par endroit, termine sa course sur la ligne d’horizon. Le ciel dégagé, une fois n’est pas coutume, plonge le quartier dans une lumière douce, orangée, comme un crépuscule d’hiver du Texas d’autrefois, et redonne un peu de couleurs au lotissement autrement décrépi, presque un air d’antan.

Je pénètre dans l’entrée. Et soupire. Le silence est pesant. Il y a quelques heures à peine, Adam franchissait le seuil de la porte, les bras chargés de lourdes valises. Désormais, je suis seul, très seul, entre ces quatre murs qui m’appartiennent. Je demande à l’assistant virtuel d’allumer les lumières dans une tonalité « chaude » et de jouer de la musique gaie, espérant ainsi tromper le malaise et l’ennui. Ça marche plutôt bien. L’esprit humain est facilement dupe.

Je réchauffe un plat de lentilles au végé-chorizo et m’affale sur le canapé, allume le LiScreen en mode LiveFeed – comprendre, la télévision en direct, pour ceux qui se rappellent encore de quand c’était encore la norme – pour ne pas avoir à réfléchir à quoi regarder. Et essaye de penser à autre chose. Ou, mieux encore, de ne pas penser du tout. Sans réellement y parvenir.

Pourtant, la nature du programme devrait aider. Un jeu télévisé où les candidats doivent devenir l’âge de leur adversaire ayant subit un nombre impressionnant d’opérations de chirurgie esthétique. On frôle le degré zéro. Pas étonnant que plus personne ne regarde le LiveFeed. Je n’ai pas le cœur à passer la soirée du nouvel an de la sorte. Seul, avec un plat de lentilles et le LiveFeed pour seuls compagnons. Difficile de faire plus glauque.

Je m’empare de mon LiPhone et consulte OneFeed pour regarder qui est en ligne. Espérant trouver une âme charitable avec qui discuter. Peut-être même avec qui passer la soirée. Adam, naturellement, n’est pas connecté. Manque de chance, il apparaît toujours en premier dans ma liste de contacts. La faute à l’ordre alphabétique, qui l’a toujours avantagé. J’ai un léger pincement au cœur, mais parviens à retenir mon esprit galopant de partir en sa direction, devenue une voie sans issue.

Iké ne l’est pas non plus. Il a sans doute déjà quelque chose de prévu. Mes parents sont déjà couchés, vu l’heure qu’il est, en France. Et, c’est assez cruel, mais je me rends compte que je n’ai personne d’autre à qui parler. Adam et moi avions surtout des amis communs. Beaucoup sont partis pour Mars. Le reste s’apprête à sauter le pas. La dernière chose dont j’ai besoin, là tout de suite, c’est de passer du temps avec des gens qui me rappelleront à cette dure réalité dont je suis désormais exclu.

Je me rabats donc sur Humpr. Un inconnu pourrait faire l’affaire. Sans doute serait-ce même plus approprié. Après tout, ce dont j’ai vraiment envie, à l’instant, c’est de parler à quelqu’un qui ne me connaît pas. Qui ne sait rien de moi. De Adam. De Mars. Quelqu’un qui n’aura pas à se préoccuper de ne pas commettre la moindre maladresse, de poser une question qui fâche, et qui ne m’accueillera pas avec un air d’enterrement et un paquet de mouchoirs prêts à l’emploi.

L’application s’ouvre. Et une petite centaine de profils apparaît sur l’écran de mon LiPhone. Par habitude, j’active le filtre de préférence, censé faire disparaître tous les étudiants de UTex. Ou, en tout cas, tous ceux qui se déclarent comme tels. Ce n’est plus vraiment nécessaire. Mais peut-être est-ce plus prudent. Après tout, j’ai peut-être encore une longue carrière dans l’enseignement supérieur devant moi, qu’il s’agirait de ne pas compromettre en fraternisant un peu trop avec un futur élève. Une fois le filtre appliqué, il ne reste plus qu’une cinquantaine de personnes, dont une bonne moitié m’est déjà familière, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Après quelques minutes à trier les profils, j’ai déjà reçu une demi-douzaine d’invitation à intégrer une partie fine en cours de route. Je me rends à l’évidence : ce n’était pas une bonne idée que d’ouvrir Humpr un jour de nouvel an.

Quelque peu découragé, je me décide de faire quelque chose que je n’ai pas fait depuis des années. Peut-être même une décennie. Je tape les mots clés « bar gay Austin » dans le moteur de recherche de mon LiPhone, et, une fois le mieux noté sélectionné, envoie les données GPS sur l’ordinateur de bord du e-truck. Le temps de me donner un visage humain et d’enfiler quelque chose de présentable, et me voilà parti vers le centre-ville, presque abasourdi de ma propre audace.

« Club44 »

Un nom fort peu évocateur. Je doute qu’il s’agisse d’un hommage à la Loire-Atlantique. Le bâtiment est modeste, en briques marrons, d’un seul étage et dénué de fenêtre. Le néon jaune fluorescent qui orne la façade imite les enseignes du siècle dernier. Je gare le e-truck dans le parking du bar. Il est presque plein. C’est plutôt bon signe. Ville étudiante par excellence, Austin ne manque pas de bars animés, mais la fréquentation est en général plus faible pendant les fêtes et les vacances scolaires. Le « Club44 » doit viser une clientèle plus mature. Comme moi.

Je dois me faire violence pour quitter le confort de l’habitacle de mon e-truck. Je n’ai pas peur. Mais, après avoir quitté la maison sur un coup de tête, dans un accès de témérité, ou de désespoir, je ne suis pas bien sûr, il faut bien avouer que j’ai repris mes esprits, je suis redevenu moi-même, et on ne peut pas dire qu’aller boire un verre, seul dans un bar gay, le jour du nouvel an fasse partie de mes habitudes. Mais bon. Je suis arrivé jusqu’ici, ce n’est pas pour repartir sans être même sorti de ma voiture. Mal à l’aise, je me présente devant la porte du bar, qui coulisse automatiquement pour me laisser entrer.

L’ambiance intérieure est chaleureuse. Plus que l’apparence austère du bâtiment ne laissait supposer, en tout cas. Le décor est pour le moins surprenant. Un mélange entre un bar tex-mex des années 1980 et un hôtel-capsule japonais contemporain. Les comptoirs sont en bois massif, la carte des boissons est affichée en anglais et en espagnol, dans une police « western » tout à fait incongrue de nos jours. De drôles de lampadaires en métal imitant les lampes à pétrole d’antan pendent au plafond, également décoré de faux ventilateurs à hélice, bien que le local soit climatisé.

Derrière le bar, quelques serveurs vêtus d’une simple salopette en jeans et d’un chapeau de cow-boy en cuir végan se chargent de préparer les cocktails à la demande. Exhibant par la même occasion leurs épaules musclées, souvent tatouées. Beaucoup – pressés, timides ou radins – préfèreront pourtant commander leur boisson sur l’un des écrans tactiles dispersés aux quatre coins du bar, moins séduisants, certes, mais plus rapides et ne réclamant aucun pourboire. Leur consommation leur sera alors directement servie par l’un de ces petits modèles de robots humanoïdes destinés au monde de la restauration, capables de se frayer un chemin en cuisine ou sur la piste de danse et d’arriver jusqu’au client désigné sans renverser la moindre goutte ni casser le moindre verre. Pour couronner le tout, le mur du fond est entièrement recouvert d’alcôves de taille variable, toutes dissimulées par une porte en verre fumé, vouées à permettre aux couples tout juste formés de consommer leur union sur place, économisant ainsi le prix d’un taxi.

Je ne peux m’empêcher d’être instantanément grisé par l’atmosphère festive de ce lieu au caractère improbable. Je me dirige vers le bar, et commande un synthé-mojito au serveur le plus à mon goût. Ce dernier me gratifie d’un sourire ostensiblement calculateur, ce qui me refroidit un petit peu. Je lui offre un pourboire malgré tout, pour ne pas être mal-vu. Légèrement décontenancé par cette première interaction au résultat mitigé, je tourne le dos au bar, et sirote mon verre en regardant la foule, tout aussi hétéroclite que le reste.

Quelques groupes de jeunes hommes, , sans doute encore étudiants, qui dansent au milieu de la salle, visiblement très alcoolisés. De jeunes hommes, sans doute encore étudiants ou tout juste entrés dans le monde du travail, visiblement très alcoolisés, qui s’agglutinent sur la piste de danse. Certains sont torse nu. D’autres portent une sorte de combinaison en néoprène ultra-moulante, très en vogue parmi ceux de leur génération, qui fait aucun mystère de l’anatomie de chacun. Les trentenaires semblent s’être donné rendez-vous dans la partie « place assise » du bar, et y sont attablés entre amis, plus disciplinés que leurs cadets. Enfin, quelques hommes de quarante à soixante ans, souvent seuls, parfois en compagnie d’un ancien membre de l’un des groupes cités ci-dessus, se retrouvent adossés au bar ou sur les canapés qui jouxtent le mur des alcôves en verre fumé.

Je viens tout juste de terminer mon verre. Sans me rendre compte, j’ai bu le synthé-mojito quasiment d’un trait, captivé par le spectacle de lumière, de musiques et de corps en mouvement qui s’offre à mes yeux. Soudain, je remarque qu’un garçon se dirige vers moi. Ou plutôt, se dirige vers le bar. Mais nos regards se croisent. Et il esquisse un léger sourire. Brun, athlétique mais pas trop, comme le révèle sa combinaison en néoprène foncée, qui couvre l’intégralité de son corps sans ne rien en cacher. Une chevelure épaisse et longue, qu’il ramène régulièrement en arrière d’un geste machinal. Des dents impeccablement alignées, si blanches qu’elles sont presque bleues sous l’effet de la lumière noire. La peau lisse. Sans barbe. Ou rasée de près, je n’en suis pas sûr.

Il pose les deux coudes sur le comptoir, juste à côté de moi, et tente d’obtenir l’attention d’un serveur. Je me tourne vers lui. Doucement. Comme si de rien était. Trop timide pour oser faire le premier pas. Lui semble prêt à m’aider, en ce sens.

- Ça va ? me dit-il avec un sourire, sans détourner le regard, cherchant toujours désespérément celui du serveur.

- Bien, je te remercie.

Je ne sais pas quoi répondre d’autre. Quelques secondes passent. Inconfortables. Pour moi, en tout cas. Il n’a pas l’air de se laisser déstabiliser. Je prends mon courage à deux mains et relance la conversation, tant bien que mal :

- Je m’appelle Yann !

- Wim.

- Je t’offre un verre, si tu veux, Wim. Le mien est déjà vide, je vais repasser commande...

Le dénommé Wim daigne enfin tourner la tête et m’accorder un regard. Je le sens qui me jauge, m’évalue de la tête au pied, sans rien laisser transparaître de ce qu’il en pense. Puis, après quelques hésitations, il finit par demander :

- Yann, tu dis... Ton visage me dit quelque chose, tu n’es pas prof à UTex, par hasard ?

« Et merde ! », je me dis à moi-même, « pas un élève... ». Ancien élève, cela dit. Et puis qu’est-ce que ça peut faire. Après tout, je suis libre, maintenant. Je ne sais pas si c’est l’alcool ou le magnifique sourire de Wim, mais ma soi-disant carrière dans l’enseignement supérieure n’est pas ma priorité, à l’heure actuelle.

- Plus maintenant... réponds-je finalement.

- Pourquoi ?

- J’ai démissionné il y a quelques semaines !

Contre toute attente, je note une forme de déception sur son joli visage. Il passe sa main dans ses longs cheveux bruns, et détourne de nouveau le regard, semblant perdre soudain tout intérêt pour ma personne. D’un geste de la main, il fait même signe au serveur de venir le secourir, avant de commander une grande bière.

- Wim, tout va bien ? je demande d’un ton inquisiteur.

- Oh... et bien... je t’avoue que ça me tente beaucoup moins si tu n’es plus prof...

- Je ne pas sûr de bien comprendre...

- Pas mon truc, c’est tout. Se faire un prof au nouvel an, ça a quelque chose d’excitant. Mais se faire un vieux... Je peux trouver mieux, sans vouloir t’offenser. Bref, passe une bonne soirée, mec !

Je reste sans voix, incapable de formuler la moindre réponse, et voilà déjà que Wim s’éloigne vers la piste de danse, me laissant seul avec mon verre vide et mes joues cramoisies par la honte. J’hésite à commander un autre verre, mais décide finalement de rassembler ce qu’il me reste de dignité et de rentrer à la maison. C’en est assez pour ce soir. Je tends mon verre au serveur, lui indiquant de la sorte mon départ imminent. A cet instant précis, une voix grave retentit dans mon dos :

- Si je peux me permettre, il ne sait pas ce qu’il rate, le gamin.

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