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Je déambule dans les couloirs quasi-déserts de l’aéroport, sans but précis. Pour tuer le temps. Le taxi m’a déposé devant le hall des départs avec une avance confortable. J’ai eu vite fait de faire enregistrer mes bagages par une employée de European Airlines parfaitement compétente, ultra-zélée, et dont le sourire un peu trop figé m’a fait douter un instant de son humanité. Il aurait pu s’agir d’un robot japonais spécialement conçu pour le secteur commercial, lesquels sont, parait-il, de plus en plus difficiles à débusquer. Je ne pense pas, j’ai cru déceler un léger accent est-européen dans sa manière de parler anglais, mais qui sait, peut-être est-ce une fonctionnalité voulue par la compagnie aérienne, pour susciter la nostalgie du voyage en avion d’antan, quand il fallait composer avec l’anglais mâtiné d’accent régional du personnel de bord.

Le reste de l’expérience n’a en revanche pas grand-chose à voir avec celle des décennies précédentes. Pas la moindre file au guichet d’enregistrement. Pas la moindre attente aux portiques de sécurité. Un calme étrange dans l’aérogare. Une silence ouaté. Il faut dire qu’il n’y a pas foule.

L’aéroport d’Atlanta a été, au début des années 2000, un hub aérien de premier plan, un plateforme logistique principalement dédiée aux vols intérieurs étatsuniens et aux correspondances vers les vols internationaux en partance de New York, de Chicago ou de Los Angeles. Mais, avec la batterie de restrictions adoptées dans les années 2030 et 2040, le secteur aérien n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été jadis. Il y a encore quelques années, j’aurais rejoint Atlanta sans le moindre problème par avion, depuis l’aéroport d’Austin, ou peut-être celui de Houston, à la rigueur. Ces trajets ne sont mêmes plus proposés aujourd’hui. J’ai donc dû relier la capitale géorgienne par le train, après avoir laissé mon e-truck à Iké, en guise de cadeau d’adieu. Et le billet pour un aller-simple transatlantique en classe économique m’a coûté la quasi-totalité de l’indemnité versées par mon assurance après le passage de Louisa.

Autant vous dire qu’il n’est pas surprenant de voir si peu de monde fouler le sol impeccablement lustré du seul terminal encore en activité, les autres ayant été convertis en entrepôts, ou simplement détruits. J’ai beau être sans domicile fixe, à court d’économies, sans véritable projet professionnel, ni projet tout court, d’ailleurs, j’ai malgré tout le sentiment d’être un privilégié au milieu de ces quelques rares voyageurs des airs. Une poignée d’hommes et de femmes d’affaires, costume de soie, chaussures italiennes et attaché-case en cuir végan, les yeux rivés sur leur LiPhone. Des touristes fortunés, en couple, en petit groupe ou en solitaire, asiatiques pour la plupart, les bras chargés de produits américains qui ne sont sûrement pas disponibles en République de Chine-unie et dans les pays satellites, suite à une énième mesure de rétorsion commerciale adoptée par l’occident. Une poignée d’adolescents vêtus de tenues pour le moins extravagantes, combinaison de néoprène fluorescent, manteau de fausse fourrure, jupes ultra-courte et rétroéclairées, chaussures à plateforme. Sans doute des stars montantes de OneFeed ou des égéries virtuelles sur le LiVerse. Je préfère me tenir à l’écart, pas vraiment à mon aise dans cet assemblage disparate de ce qui constitue l’élite économique mondiale d’aujourd’hui.

Je finis par tomber sur un stand de nourriture d’inspiration orientale, tenu, cette fois j’en suis sûr, par un robot humanoïde. Je commande une portion de ramen à la sauce piquante et une brique de lait de soja glacé, et m’assois un peu plus loin, sur un banc, pour déguster mon encas au calme. Dans quelques heures, peut-être moins, j’aurais quitté définitivement les Etats-Unis.

Je ne réalise pas complètement, pas encore. Je suis ici depuis si longtemps. Je me revois encore arriver sur le sol américain, simple étudiant, la vingtaine pas encore complètement révolue, la main un peu tremblante en tendant mon passeport, mon visa et mon formulaire d’entrée à l’agent des services de l’immigration, un homme obèse, fort peu aimable, sans doute las de voir passer un nombre incalculable de blancs-becs au poste frontière de l’aéroport de San Francisco. J’étais très naïf, très peu sûr de moi, encore assez timide, mais totalement surexcité à l’idée de commencer une nouvelle vie, loin de ma Bretagne natale.

Je me rappelle de l’angoisse, de l’inconfort et de la solitude des premiers jours. La chambre de mon dortoir, baignée d’un soleil californien beaucoup plus violent que ce à quoi j’étais habitué. Le réfectoire de l’université, où j’ai goûté mon premier végé-steak. Le premier cours. La première rencontre maladroite avec un autre étudiant. Un garçon plutôt séduisant, grand brun, le regard suave, hispanique, je pense. Il m’avait dit son nom, mais je ne m’en souviens plus. J’étais tétanisé à l’idée de devoir faire la conversation avec un étranger, moi qui n’étais pas encore habitué à m’exprimer dans un anglais colloquial. Je me suis lancé malgré tout. Je n’ai pas compris ce qu’il a essayé de me dire, du moins, pas entièrement. J’ai pensé qu’il s’essayait à une plaisanterie. Dans le doute, j’ai feint de rire quand il a cessé de parler. Visiblement, ce n’était pas une blague. Il m’a regardé d’un air offusqué, et s’est en allé. Je ne l’ai jamais revu. J’ignore encore ce qu’il a bien pu vouloir me dire.

Fort heureusement, j’étais déjà rodé à l’exercice de la discussion informelle lorsque j’ai rencontré Adam, quelques mois plus tard, dans une soirée organisée entre le département de droit et celui des sciences. On a parlé pendant des heures. Dehors, dans le froid, alors que la fête battait son plein dans l’un des nombreux cafés du quartier étudiant. C’était en février, juste après la reprise des cours, après la pause d’hiver. La ville était enveloppée dans une épaisse brume d’air marin. Je tremblais presque autant de froid que d’excitation. Adam semblait étrangement intéressé par mes histoires invraisemblables de planètes, d’astéroïdes et de voyage spatial. Plus tard, j’ai compris qu’il ne faisait pas semblant. Sur le moment, je dois bien avouer que ça m’était égal. Il était beau. Grand et mince, les épaules larges, le front blond et le regard vif, intelligent. Il était mal habillé, un vieux t-shirt informe et un jeans un peu trop large pour lui, mais, au final, ça ne me dérangeait pas, ça me convenait, même, j’avais l’impression d’avoir au moins cet avantage sur lui. On s’est embrassés dans la lumière rousse d’un lampadaire, affadie par le brouillard. On ne s’est plus quittés.

On a emménagé ensemble après la dernière année de fac, dans un petit appartement dans la banlieue sud de San Francisco, à Palo Alto, précisément. L’immobilier était en chute libre dans la région, avec le départ des géants du numérique pour de nouvelles destinations à la législation plus accommodante et à la pression fiscale plus faible que la Californie. On y est restés quelques mois, pas plus. Très vite, Adam a été embauché par une entreprise de tourisme spatial au Texas, et j’ai choisi de le suivre, et de terminer mon doctorat en droit de l’espace à UTex.

Le reste, vous le savez déjà.

Je ne regrette rien. J’ai été très heureux, et ce pendant très longtemps. Je ne m’en suis pas toujours rendu compte, surtout ces dernières années. Et pourtant, c’était bien le cas. C’est triste, quelque part, de le réaliser après coup seulement, une fois que c’est terminé, une fois qu’on est malheureux, ou du moins, qu’on n’est plus aussi heureux qu’avant. Mais ce serait sans doute encore plus triste de ne jamais avoir été heureux, et de ne même pas avoir ce pincement au cœur en pensant au passé. Les derniers mois ont été pénibles. Le refus du programme « Salvare ». Le départ d’Adam. Le chômage. La solitude. Louisa. Sans Iké, je n’aurais sans doute pas tenu si longtemps. Pourtant, je sais, désormais – quoique, je pense l’avoir toujours su, sans oser l’admettre, ni à moi ni à lui – que Iké n’était qu’une distraction. Un pansement. Une solution temporaire, un manière de survivre à la période de transition qui s’ouvrait à moi, vouée à être abandonnée le moment venu.

Une annonce au haut-parleur interrompt brièvement le cours de mes pensées :

« Les passagers du vol European Airlines à destination de Paris, Francfort et Varsovie, sont invités à se présenter à la porte A4 pour un embarquement immédiat ».

Le moment est venu.

Le moment de quitter une bonne fois pour toute ce pays qui, des années durant, ne m’a offert que bonheur et opportunité, mais qui, ces derniers temps, ne m’a procuré qu’une série de déceptions amères, toutes plus dévastatrices les unes que les autres. Il est grand temps de tourner la page.

Je rentre à la maison.

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