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8 minutes de lecture

« European Airlines. United in the air »

Ou, en bon français :

« European Airlines. Volez en toute diversité »

Comme souvent, les publicitaires francophones ont fait le choix d’une traduction libre, pas franchement inspirée, un peu rance, même, du slogan anglophone de la compagnie aérienne commune, créée par les pays de l’Union européenne après les faillites en série des entreprises nationales dans le courant des années 2030. L’objectif principal était de ne pas se retrouver à la merci des compagnies américaines et chinoises, et de garder un semblant d’indépendance stratégique sur la scène internationale, flattant par la même occasion l’orgueil de l’électeur européen, soucieux de la place de l’Europe dans le monde, à en croire les enquête d’opinion. Toutefois, derrière cette démarche, à mi-chemin entre sursaut géopolitique et électoralisme pur, se cache une véritable expérience de mise en commun culturelle, un melting pot dans les airs, unique au monde.

Ainsi, le personnel de bord, multilingue, arbore une tenue mêlant les influences des quatre coins du continent, aussi caricaturales soient-elles. Les hôtesses portent le béret parisien et un élégant tailleur bleu marine de coupe italienne, agrémenté d’une broderie rouge et blanche, inspirée de la tenue traditionnelle des femmes roumaines. Les stewards attachent un foulard rouge autour du cou et revêtent une simple chemise blanche, spécialement choisie pour faire ressortir l’impressionnante paire de bretelles en cuir, d’inspiration tyrolienne, que d’aucuns qualifieraient de précurseurs du harnais, accrochées à un pantalon droit, plus classique, bleu marine, lui aussi, harmonie de l’équipage oblige. La carte des repas et boissons propose aussi bien des tapas, du champagne, une portion de frite-mayonnaise, des pierogi, un liqueur de schnaps et une soupe au goulash. Et le catalogue de divertissements numériques se compose des meilleurs comédies sociales belges, des séries humoristiques espagnoles, des policiers allemands, et, genre décidément en vogue sur le vieux continent, de soap-opéras slaves et balkaniques, pour le moins hauts en couleurs.

Tout un programme.

Le vol dessert Paris, puis Francfort et, enfin, Varsovie, afin de ne pas gaspiller de carburant. Un avion au lieu de trois, et pourtant, l’appareil n’est pas plein.

Malgré cela, l’algorithme de placement automatique m’a quand même attribué un siège au beau milieu d’une famille nombreuse polonaise, sans doute papiste, vu le nombre impressionnant d’enfants, cinq, je crois, alors que la mère n’a pas encore trente ans. Le père, sans doute un chef d’entreprise, passe son temps au téléphone. Je ne parle pas polonais, mais le ton qu’il utilise laisse supposer qu’il donne des ordres à des subalternes. Si ce n’est pas le cas, je plains ses interlocuteurs. Même si c’est le cas, d’ailleurs. Il porte une énorme chevalière à la main droite, et un tatouage « Jezus Maria » en lettres gothiques au poignet.

Ambiance.

L’idée de devoir passer les dix prochaines heures à supporter les cris et les pleurs des bambins indisciplinés et les altercations téléphoniques de leur géniteur, alors que la pauvre mère, elle, semble réduite au silence, à l’impuissance, tout juste à s’excuser d’être là, ne m’emballe pas vraiment. Quelque minutes seulement après le décollage, l’écran de mon LiScreen est déjà recouvert de purée de carotte, et je dois me lever plusieurs fois pour laisser passer un parent parti changer une couche dans les toilettes de l’avion, ou pour aider une tête blonde à retrouver un Lego® tombé sous mon siège. Finalement, ma salvation viendra d’un nourrisson à peine sevré, et visiblement peu habitué aux turbulences, qui régurgite l’intégralité de son petit pot sur mon épaule.

Le personnel de bord, prenant pitié pour mon cas, me propose un siège en classe affaires et un t-shirt de rechange aux couleurs de la compagnie aérienne, en échange de mon silence et de ma compréhension. Je prends donc place à bord de l’espace réservé aux clients les plus fortunés. M’affale sur mon siège, autrement plus confortable que le précédent, en poussant un profond soupir de soulagement.

La classe affaires est, semble-t-il, encore plus déserte que le reste de l’avion. Une vieille femme dort à poings fermés, sans doute gavées de somnifères, quelques sièges plus loin. Et, à ma gauche, un homme d’une quarantaine d’année, blond, le front haut et l’œil gris, plongé dans la lecture d’un dossier papier, chose suffisamment rare, de nos jours, pour mériter d’être relevée. Il est grand, très grand, même, quelque peu à l’étroit sur son siège, en dépit de l’espace généreux dont disposent les passagers à ce niveau de gamme. Il est plutôt séduisant. Je le guette du coin de l’œil. Mais, le bel inconnu n’a pas l’air d’avoir le temps de me consacrer la moindre attention. Je lance donc un soap opéra bulgare sur le LiScreen, pour faire le plein de culture européenne.

Quelques heures plus tard, alors que je termine la première saison de « Les amants de la Maritza », mon voisin de gauche me fait signe de la main, alors que j’ôte mes écouteurs. Il esquisse un sourire, charmant, au demeurant.

- En pause ? me demande-t-il, avec un léger accent allemand.

Je reste un instant sans comprendre. Puis, je me rappelle que je porte un t-shirt European Airlines, affublé de profil d’Europe, la déesse, la tête couronnée d’étoiles. Le bel inconnu doit sans doute penser que je suis un steward en pause réglementaire.

- Oh non, fais-je alors, je ne fais pas partie du personnel... Un bébé m’a vomi dessus, ils m’ont donné un t-shirt et un upgrade pour s’assurer que je ne leur cause pas d’ennuis !

- Vous n’avez pas l’air de quelqu’un qui cause des ennuis, pourtant, dit-il, l’air amusé.

- Euh...

Je ne sais quoi répondre. J’ignore s’il s’agit d’un compliment, ou d’une pique déguisée, l’air de dire que je n’en impose pas vraiment. Dans le doute, je hausse les épaules et lance un autre soap-opéra, grec, cette fois, « Passion et trahison en mer Egée ». J’abandonne au bout d’un seul épisode, pas vraiment convaincu par le jeu d’acteur, bien en-deçà de celui des « Amants de la Maritza ». Et, alors que je raccroche définitivement mes écouteurs, le bel inconnu revient à la charge, de manière plus consensuelle, cette fois.

- Vous voyagez pour le travail ou pour le plaisir ?

- Ni l’un ni l’autre, à vrai dire. Je rentre en France après avoir vécu quelques années aux Etats-Unis.

- Pour de bon ? interroge-t-il, d’un ton inquisiteur.

- Je crois, oui...

- Excellente décision, rétorque-t-il, du tac au tac, avec une assurance presque militaire. Chaque fois que je mets le pied dans ce maudit pays, je mesure combien nous avons de chance de pouvoir vivre comme nous le faisons, en Europe.

- Je vous crois sur parole, alors. Ça fait si longtemps que je suis parti, j’ai un peu oublié à quel point les choses sont différentes, entre ici et là-bas.

- Vous ne regretterez pas votre choix, croyez-moi.

Je marque une pause, à court de réponses possibles dans la voie de conversation qu’il a choisi. Décidemment, il n’est pas doué pour ça. Je comprends qu’il a envie de parler. Je crois, même, si je suis encore capable de lire entre les lignes, les regards furtifs et le langage corporel, que je lui plais. Suffisamment, en tout cas, pour qu’il juge utile de lutter contre sa timidité pour tenter laborieusement de créer les conditions d’une discussion, entre lui et moi. Je décide de l’aider un peu. Après tout, il n’est pas vilain, et je n’ai rien de mieux à faire, puisque la saison deux des « Amants de la Maritza » n’est pas encore disponible.

- Et vous, qu’est-ce qui vous amène dans ce « maudit pays », comme vous dites ?

- Une mission. Le travail, vous voyez...

- Puis-je me permettre de demander ce que vous faites ?

- Je préfère ne rien dire, encore. Vous m’avez l’air sympathique, je n’ai pas envie que vous cessiez de me parler.

- C’est si terrible que ça ?

- Non, je vous rassure, ce n’est pas si terrible. Mais ce n’est pas du goût de tout le monde, dirons-nous.

- Tant que vous n’êtes pas avocat spécialisé dans les erreurs médicales, ça me va.

- Ce n’est pas ça, non, dit-il en riant, visiblement soulagé de ne pas avoir à en dire plus.

Je n’insiste pas. Je n’ai pas vraiment envie de dire que je suis chômeur si jamais il me retourne la question.

Finalement, la conversation s’est installée, et, de fil en aiguille, grâce à mon intervention régulière pour éviter les égarements et combler les silences gênés, a porté ses fruits. J’en ai appris un peu plus sur le bel inconnu. Il s’appelle Volker. Il n’a pas voulu me révéler ce qu’il faisait dans la vie, exactement, du moins, il est resté évasif, mais j’ai quand même compris qu’il travaillait pour le gouvernement allemand. Enfin, allemand, je suppose, de par son accent, et sa destination finale, lui qui pousse le voyage jusqu’à Francfort. Il a semblé intéressé par le fait que je sois professeur de droit de l’espace. Et plus encore par le fait que je sois célibataire. Son regard s’est illuminé quand je lui ai expliqué que mon précédent petit-ami était à parti à des milliers de kilomètres, et qu’il était sans doute en train de réviser les plans de vol pour l’atterrissage du Salvare III sur la planète rouge. On a parlé du programme « Olympus », et du retard accumulé par ce dernier.

Il m’a demandé si je comptais rester longtemps en France. Je lui ai répondu que je n’en avais pas la moindre idée, que je rentrais au pays sans savoir quoi y faire. Il a acquiescé, l’air de dire : « vous trouverez ».

Après une bonne heure de discussion ininterrompue, Volker m’a signalé, un peu à regrets, qu’il devait faire une petite sieste, histoire de ne pas être trop épuisé le lendemain, où une dure journée l’attendait. Un peu déçu, je lui ai souhaité un bon repos, et ai passé le reste du trajet à fantasmer sur ce grand blond au visage doux et à la vie professionnelle mystérieuse, endormi à quelques centimètres de moi seulement.

Quand l’avion s’est posé à Paris, Volker émergeait à peine de son sommeil. Je lui ai fait signe avant de quitter l’avion. Il a semblé pris de panique, comme s’il avait peur de me voir lui filer entre les doigts. Il s’est raclé la gorge, et, reprenant rapidement le ton précis et militaire de notre début de conversation, il m’a demandé :

- Yann, c’est peut-être un peu malvenu de ma part, n’y voyez aucune intention déplacée, mais je me demandais si vous accepteriez de me donner votre numéro.

- Oh...

- C’est vous qui voyez, bien sûr.

- Je... non, bien sûr, bafouillé-je, avec plaisir.

Je lui ai présenté mon e-Identité sur l’écran de mon LiPhone, qu’il a scanné avec le sien. Puis, il m’a adressé un large sourire, le regard encore plein de sommeil.

- Merci, Yann. Je vous appellerai.

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