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Le maglev lévite à grande vitesse au-dessus des champs d’éoliennes du plateau de la Beauce. La ligne a été inaugurée il y a quelques mois seulement, et semble rencontrer le succès escompté. La rame est pleine. Pas un siège de libre.

Mon dernier passage en France date d’il y a trois ans et demi, pour les fêtes de fin d’années. A l’époque, subsistait encore la ligne de chemin de fer classique. Le contraste est pour le moins saisissant. Le maglev semble aller deux fois plus vite que le vieux TGV à bout de souffle, et file vers l’ouest dans un silence et une impression de fluidité impressionnante. Une technologie importée du Japon en échange d’un accord commercial pour alimenter l’archipel nippon en produits laitiers issus de l’agriculture européenne. Un train à suspension électromagnétique contre du fromage et des yahourts en pot : un bon deal, si vous voulez mon avis.

Evidemment, ce n’est pas particulièrement représentatif du voyage en train dans le reste de l’Europe. La Bretagne est indéniablement privilégiée pas sa position à l’extrémité ouest du corridor transeuropéen qui relie la pointe bretonne à Budapest, à l’est. Evidence géographique, pour certains. D’autres y verront l’influence d’un ancien commissaire européen au transport, originaire de Plancoët. Je vous laisse vous forger votre propre opinion.

Nous avons passé Paris un peu avant midi, contournant la capitale par le sud depuis l’aéroport. J’ai aperçu la tour Eiffel, point de repère indétrônable pour moi et l’ensemble de mes concitoyens, et ce depuis des générations. Elle est toujours debout. Tout espoir n’est donc pas perdu.

On frôle Chartres, puis Le Mans, à toute vitesse. Sans s’arrêter. Sans même ralentir. L’effet tunnel est absolu. Implacable. Entre Paris et Rennes, aucun étape, aucun arrêt, pas la moindre gare sur la ligne de maglev. Les habitants du ventre mou de l’ouest de la France doivent se contenter d’un train classique, plus lent, plus bruyant, plus nostalgique, aussi, avec ses annonces précédées par l’indémodable jingle de la SNCF, l’ancienne compagnie nationale des chemins de fer français. Le maglev, quant à lui, est opéré par une entreprise privée, EUrail, joint-venture entre Toshiba, Siemens et un transporteur tchèque, à l’identité sonore certes plus moderne, mais dépourvue de symbolique et de charge émotionnelle. Ce n’est pas le seul inconvénient à voyager avec EUrail, d’ailleurs. J’ai essayé de commander un repas sur le LiScreen accroché sur le dossier du siège qui me précède. Impossible de le faire fonctionner. Ma compagne de voyage, qui s’est accaparée la place côté fenêtre, bien que je sois en possession du billet à qui cette dernière revient – « j’ai mal au cœur si je ne regarde pas bien en avant, dans le sens de la marche » - m’a proposé de partager son paquet de chips goût chèvre et piment d’Espelette. J’ai refusé poliment. Il ne me reste plus qu’à attendre l’arrivée à Saint-Malo pour me restaurer convenablement.

Le paysage défile, et mes pensées avec. Je repasse le film de mon départ précipité des Etats-Unis, encore un peu surpris de mon audace soudaine, de la certitude inébranlable avec laquelle j’ai pris la décision de partir, et l’absence totale de regret ressentie depuis. Jusqu’à présent, du moins.

Je repense également à l’homme de l’avion. Volker. Cet allemand au regard gris et vif, dont la tentative maladroite et néanmoins gagnante visant à récupérer mon numéro de téléphone m’a fait un drôle d’effet. Etonné. Flatté. Un peu frustré, aussi, puisque je ne vois pas, a priori, de raison pour que l’on se recroise, lui et moi. Je consulte mon LiPhone, pour voir s’il m’a envoyé un message ou ajouté sur OneFeed. Pas encore. Peut-être ne le fera-t-il jamais. Et peu importe, au final, je ne suis pas contre l’idée que cela reste un simple fantasme, une anecdote de voyage, un futur possible voué à rester hypothétique, à ne jamais se réaliser. Enfin bon, s’il m’ajoute sur OneFeed, je ne promets pas non plus de résister à l’envie de disséquer son profil dans les moindres détails.

Je change de train à Rennes. La gare a été complètement réorganisée pour accueillir le maglev, et je manque de me perdre dans le nouvel enchevêtrement de passerelles, inédit en ce qui me concerne, et de rater ma connexion. Je saute dans le train régional quelques secondes seulement avant que les portes ne se referment, et me retrouve alors, essoufflé, le dos en sueur, dans un environnement bien plus familier, et certainement plus daté. La rame se met en branle péniblement, dans un fracas métallique. Le train tout entier tremble. On annonce un retard d’un quart d’heure. Je serais à Saint-Malo, « terminus de ce train », pour le déjeuner.

Le ciel gris et bas qui stagne sur l’intérieur des terres se dégage à mesure que l’on s’approche de la côte. Chaque arrêt porte un nom qui m’évoque d’improbables souvenirs que je croyais enfouis à jamais. Un camarade de classe dont tout le monde moquait le nom de famille. Une sortie entre amis dans une forêt du coin. Un baiser volé sur le quai, déposé sur les lèvres pales d’un certain Maalik, mon petit-ami du lycée, mon premier petit-ami, dont les traits sont désormais un peu flous dans ma mémoire.

J’envoie un message à mes parents en gare de Dol, pour les prévenir de mon arrivée imminente. J’hésite un instant à écrire à Iké. Pour lui dire que je suis bien rentré, et le remercier, encore une fois, pour ces dernières semaines passées ensemble. Je m’abstiens, tout bien considéré. Je n’aurais pas grand-chose d’autre à lui dire si jamais il m’en demandait plus.

Saint-Malo, enfin. J’arrive au terme de mon périple transatlantique. Le train s’approche lentement du rebord du quai, et j’aperçois déjà le couple parental, stratégiquement assis à l’emplacement exact de l’arrêt prévu de ma voiture. Comme à leur habitude. Vu d’ici, ils n’ont pas l’air d’avoir changé. Ma mère porte une robe légère, mon père un jeans et sweat à capuche un peu trop grand pour lui. Pourtant, je sais que, dès que je me présenterai devant eux pour les embrasser, je noterai immédiatement les marques imprimées par le temps sur leurs visages, sur leurs corps. C’est le cas à chaque fois que nous nous retrouvons après plusieurs mois, plusieurs années où nos contacts se sont limités à de simples appels vidéos. Ils ont tous deux passé la soixantaine. Ça ne va donc pas aller en s’arrangeant. Je les regarde scruter l’intérieur des wagons d’un air soucieux, fébriles, à la recherche de leur fils prodige, enfin de retour au pays. Quand leur regard croise enfin le mien à travers la vitre, leurs visages s’illuminent.

A peine sorti du train, les remarques fusent, entre chaque embrassade émue.

« Tu as minci »

« Tu as maigri, même ! »

« Tu as l’air fatigué, mon pauvre »

« Je t’ai fait une choucroute de la mer, ça va te requinquer ».

« Je te préviens, ta mère s’est levée à l’aube pour cuisiner, tu n’as pas intérêt de ne pas aimer ! »

« Arrête, tu sais bien qu’il adore la choucroute de la mer... Bon, par contre, pardonne-moi, mais il n’y avait plus de filet de lotte à Super U, j’ai dû me contenter de saumon et de sabre d’élevage, mais tu ne verras pas la différence, crois-moi ».

Une douce sensation de chaleur enveloppe lentement ma poitrine. Ça fait du bien d’être de retour à la maison.

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