LOG33_13022056_1

7 minutes de lecture

- Mare Plannae, c’est bien dans le secteur européen, Yann ?

- C’est exact, Myrto, réponds-je d’un ton assuré. C’est dans le secteur 45.C1.

Cela fait désormais plusieurs mois que je suis quotidiennement plongé dans les accords de Kolkata, et je commence à en maîtriser les moindres détails. Notre préparation bat son plein, et les réunions du conseil, présidées par Myrto, entrent de plus en plus dans le vif du sujet. Aujourd’hui, c’est Volker, ou plutôt, son charmant hologramme, qui, depuis Bruxelles, nous a informé d’une possible incursion chinoise dans un secteur européen, détectée par les satellites d’observation que l’Europe a placé en orbite autour de Mars en préparation de notre arrivée sur la planète rouge. Comme à son habitude, Myrto conserve un calme olympien, et répond simplement :

- Bon, et bien s’il y a intrusion de la part de nos collègues chinois, il faut intervenir au plus vite.

Les images satellites sont un peu floues à cause d’une tempête de sable... concède Volker, d’un ton mesuré. On peut peut-être au moins faire un survol de drone, pour confirmer qu’il y a bien une incursion chinoise en cours, et, le cas échéant, se rappeler à leur souvenir, pour montrer qu’on est au courant de leur présence, et qu’on ne lâche pas le terrain.

- Nos drones ne font pas peur aux chinois, Volker, tu le sais mieux que moi...

Felipe ne mâche pas ses mots. Jovial dans la vraie vie, toujours le premier pour plaisanter entre les réunions, il est en revanche bien plus froid, méthodique et, parfois, blessant, lorsqu’il revêt sa casquette de militaire, au propre comme au figuré. Volker semble prendre la mouche. Je vole au secours du bel allemand et propose une initiative que je sais d’ores et déjà vouée à être écartée par le soldat espagnol :

- Je peux préparer un communiqué adressé au diplomate de la CNSA, pour leur rappeler le paragraphe 37.b du protocole. Tant que nous n’avons pas officiellement renoncé à la colonisation de la parcelle, ils n’ont pas le droit de s’y aventurer. Même le temps d’un simple passage entre deux zones qui leur appartiennent. C’est une zone à accès restreint, point barre.

- Sauf ton respect, Yann, ils savent très bien ce qu’ils font, rétorque Felipe, sans y mettre les formes. Ce n’est pas ta note qui va les effrayer non plus... Pas la peine de faire voler les drones pour confirmer la présence chinoise sur Mare Plannae, ils y sont fourrés tous les quatre matins depuis des mois. Alors, vol de drone ou message diplomatique, ce ne serait qu’un aveu supplémentaire d’impuissance pour l’Europe. La bataille se joue sur Terre ! Pékin parle et comprend le langage de la puissance avant toute chose. Donc, ma suggestion, c’est un tir de fusée. Sans prévenir personne, on effectue un test de lancement pour le futur Olympus I, avec plusieurs semaines d’avance sur notre calendrier. Pour leur faire comprendre qu’on est sur le point de débarquer avec nos grands sabots, et qu’il serait temps de rentrer dans le rang.

- Ça peut marcher, Myrto, admet Volker avec un léger haussement d’épaules. Si Tomas pense que nous sommes prêts à effectuer un lancement, bien sûr.

Tomas semble dans l’embarras, mais finit par répondre par l’affirmative, après avoir cherché un soutien dans les yeux de Polona, l’inflexible pilote slovène, qui semble parfois avoir l’ascendant sur l’ingénieur en chef, pourtant de vingt ans son aîné.

- Dans ce cas, c’est acté, tranche Myrto, sans hausser la voix mais avec autorité. Nous effectuerons le tir d’essai dans quarante-huit heures, le temps de finaliser quelques préparatifs.

- Volker, est-ce que tu peux descendre à Tolède pour l’occasion ? Il faudra que l’on passe pas mal de chose en revue, et j’aimerais avoir ton opinion sur des détails qu’on ne peut pas discuter sur la « holo » même la plus sécurisée.

- Je vois avec le service des missions et j’essaye d’être là demain matin, alors.

- Je te remercie, Volker. Je pense que c’est tout pour aujourd’hui. Noûr, tu nous présenteras la mise à jour des plans de déploiement des modules de vie la prochaine fois, d’accord ?

La réunion ainsi ajournée, il est temps pour les membres du conseil de se retirer de la salle 211, et de vaquer à leurs occupations respectives. Pour ma part, ce sera un exercice de renforcement musculaire. Je suis en retard sur mes objectifs. Non pas que mon summer body soit particulièrement ambitieux cette année, mais le voyage spatial demande un gainage musculaire important sur l’ensemble du corps, et ce d’autant plus qu’un séjour dans l’espace à tendance à atrophier les muscles assez rapidement. Il est donc nécessaire de prendre de l’avance. Je me dirige vers la salle de sport du centre d’entraînement sans guère d’enthousiasme. Je n’ai jamais été un fanatique de la musculation, et ce n’est pas aujourd’hui que ça va changer.

Je préfère largement les exercices en conditions dites « réelles », c’est-à-dire les sorties en extérieur, en groupe, combinaison spatiale et bombonne d’oxygène sur le dos, à parcourir des kilomètres dans le désert castillan qui s’étend à perte de vue autour du campus de l’Agence. Trébuchant sur les pierres. S’enfonçant dans le sable. En sueur, le jour, et grelottant, la nuit.

Certes, c’est aussi éprouvant, sinon plus, qu’une heure pleine intégralement dédiée à passer de machine en machine à la salle de sport. Mais c’est au combien plus grisant. Après chaque excursion, je rentre dans ma chambre avec des étoiles plein les yeux. Je suis si impatient de fouler le sol martien. De contempler un immense canyon de pierre rouge du haut d’un python rocheux battu par les vents, sous un ciel jaune, peut-être rose, au crépuscule. J’en rêve la nuit. Et le jour, souvent, aussi.

J’ignore combien de temps il me reste à patienter avant de poser un pied sur Mars. Plus si longtemps, si j’en crois les rapports de Tomas et Polona sur la mise en service de Olympus I, notre futur vaisseau spatial en cours de construction dans les entrepôts de l’Agence, à quelques centaines de mètres de là où je me trouve actuellement. Je n’ai pas encore eu la chance de poser les yeux sur ce mastodonte du cosmos. Mais, a priori, toute l’équipe du conseil effectuera une première visite des quartiers de vie et de travail au début de la semaine prochaine. J’ai toute la peine du monde à contenir mon enthousiasme. D’autant que je ne peux pas m’empêcher de penser que, quelque part au beau milieu de ce chantier titanesque, se trouve un certain Ótavio, un joli morceau d’homme, dont les mains que j’imagine gigantesques, démesurées, assemblent avec une précision d’orfèvre les composants électroniques qui permettront à Olympus I de maintenir en vie, et, mieux encore, en bonne santé, les près de trois-cents passagers qui embarqueront pour son premier voyage interplanétaire.

Mes pensées vagabondes m’aident à tolérer la séance de musculation de la journée. Ou plutôt, à me la faire oublier. Mon esprit est ailleurs, et c’est tant mieux pour lui. J’aimerais tant que mon corps puisse en dire de même. Car, même si je ne vois pas le temps passer, je sens malgré tout mes biceps et mes abdos s’épuiser à mesure que les sollicite. Ils brûlent. Et moi, je suis en nage. Après quarante-cinq minutes d’effort intense, je décide de mettre fin à la torture et écourte ma séance d’un petit quart d’heure. Personne n’en saura rien. Si j’ai du mal à soulever des caisses, sur Mars ou à bord de Olympus I, je n’aurais qu’à demander à Ótavio.

Je rentre dans ma chambre sur le coup de dix-neuf heures, et me plonge un instant dans un rapport envoyé par Bruxelles sur l’état actuel des forces en présence sur Mars. Je passe en revue les cartes, marquées de points bleus et rouges pour désigner les bases américaines et chinoises, comme au temps de la guerre froide. L’un de ces points bleus correspond à un module de colonisation où se trouve Adam. J’ignore lequel. Le Salvare III a transporté un petit millier de passagers vers Mars, lesquels ont été par la suite répartis dans plusieurs bases américaines environnantes. Or, la personnel présent au sein de chaque station de colonisation martienne est une information tenue secrète par les Etats-Unis. Impossible, donc, de savoir où Adam a été affecté. Peut-être même change-t-il régulièrement de base. C’est un pilote, après tout, inutile de le cantonner à une module particulier, pour y superviser l’extraction des minerais rares ou la pousse des patates.

Je jette un coup d’œil par la fenêtre. La nuit tombe sur Tolède. Au loin, sur une colline, on devine la vieille ville qui se pare de lumières du soir. La flèche de pierre la cathédrale, les quatre tours imposantes de l’alcazar, posées là depuis des siècles, tutoient désormais les rampes de lancement de l’Agence spatiale européenne. Pointées vers le ciel, elles aussi. Quelque part, partageant cette ambition d’y accéder, un jour, simplement, sans avoir à attendre la mort, et en sautant l’étape du purgatoire. Encore que. Tout dépend de comment on envisage un séjour à durée indéterminée sur Mars. Il n’est pas impossible qu’une religion du prochain millénaire reprenne la métaphore du voyage spatial comme allégorie fondatrice de sa propre mythologie.

Soudain, je suis tiré de ma rêverie par mon LiPhone, qui vibre avec force sur la table en bois de mon bureau.

C’est Volker.

« Je suis arrivé plus tôt que prévu, j’ai réussi à prendre le dernier maglev depuis Bruxelles. Si tu n’as pas encore mangé, on dîne ensemble ? »

Mon cœur fait un véritable bond dans ma poitrine. Je jette un coup d’œil à mon reflet dans le miroir de la salle d’eau qui jouxte mon espace de travail. Renifle mon t-shirt encore imbibé de sueur après mon passage à la salle de sport. J’ai besoin d’un douche. Je m’empare de mon LiPhone avec précipitation et, sans qu’une minute n’ait passé depuis la réception du message de Volker, lui réponds :

« Je suis prêt dans dix minutes. Je t’invite au mess ».

Annotations

Vous aimez lire GBP ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0