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Cecilia Dimitrova. La directrice de l’Agence spatiale européenne. Une petite femme fluette, à la voix aiguë, souvent cassante, la mine stricte et le regard sévère, qui semble parfois disparaître dans son pull à col roulé visiblement trop grand pour elle et complètement inapproprié pour la saison. Nous n’étions pas censés avoir l’honneur de la rencontrer avant le jour de notre départ pour Mars, lors d’une conférence de presse sous l’œil des caméras de l’Europe et du monde entier. Mais, étant donné la gravité de la situation, il a été jugé opportun que Madame Dimitrova fasse le déplacement depuis Bruxelles pour nous annoncer la nouvelle en personne.

Une réunion de crise a eu lieu hier, au quartier-général de l’Agence, deux jours après la mort accidentelle de Myrto. Et une décision y a été prise quant au devenir de la mission « Olympus », privé de sa commandante à quelques mois seulement du départ prévu.

Le conseil, ou ce qu’il en reste, a été réuni dans la salle 211. Tomas, Polona, Felipe, Noûr et moi-même avons pris place à nos emplacements habituels, sans pouvoir nous empêcher de regarder la chaise vide qu’occupait traditionnellement Myrto, au centre de la table de réunion. Tout le monde observe son voisin, sans que personne n’ose dire un mot. Nous sommes tous encore sous le choc. Polona, tout particulièrement. La jeune slovène qui, d’ordinaire, semble être maîtresse absolue des ses émotions, si tant est qu’elle en éprouve, est aujourd’hui tout à fait méconnaissable. Les yeux rouges et gonflés, les traits tirés, elle a tout l’air de ne pas avoir dormi depuis des jours.

Je ne la blâme pas. Il n’a pas été facile pour moi non plus de fermer l’œil ces dernières nuits. La scène de l’accident est encore gravée dans ma mémoire. Et à ce traumatisme s’ajoute l’incertitude quant au futur de la mission « Olympus ». C’est ce à quoi Madame Dimitrova est venu mettre un terme par visite. Quand la petite femme pénètre dans la salle 211, accompagnée de son chef de cabinet, un homme sans âge et sans signe distinctif, absolument indescriptibles sous tous rapports, le conseil se lève comme un seul homme. Madame Dimitrova nous salue d’un simple hochement de la tête, et nous fait signe de nous rasseoir. Elle hésite où s’installer. Marque une courte pause derrière le fauteuil de Myrto, et décide finalement d’opter pour une autre place, plus neutre, celle d’ordinaire réservée à l’hologramme de Volker, étrangement absent ce matin.

D’ailleurs, je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis la mort de Myrto. Je n’ai pas été surpris outre-mesure, toutefois. Nous conversons finalement très peu depuis la fameuse soirée où nous avions fini ensemble et nus dans le lit de ma chambre du centre d’entraînement. Par semblant de professionnalisme. Et, en ce qui me concerne, pour ne pas commettre l’erreur de développer des sentiments pour quelqu’un que j’ai vocation à quitter pour toujours d’ici quelques semaines. Enfin, peut-être. Reste à voir ce que Madame Dimitrova est venue nous dire.

La directrice prend enfin la parole, après avoir balayé l’assistance d’un regard calculateur :

- Mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de vous adresser mes plus sincères condoléances. La disparition brutale et inattendue de la commandante Velaki est un choc pour nous tous, et m’est difficile de trouver les bons mots pour vous exprimer ma tristesse, mais surtout, ma reconnaissance, pour Myrto, son talent de pilote et de leader, son incroyable dévouement envers l’Agence et la mission « Olympus », mais aussi pour vous tous, pour votre résilience et votre engagement sans faille pour le projet que Myrto portait avec tant de force.

Elle marque une courte pause, au timing parfait pour nous laisser le temps d’apprécier ces mots qui sonnent à la fois juste et étrangement faux, comme s’ils avaient écrits par quelqu’un d’autre. C’est sûrement le cas.

- Vous le savez mieux que moi, reprend-elle d’un ton déjà moins mélodramatique, la commandante Velaki était un élément essentiel pour la réussite de la mission « Olympus », le projet le plus ambitieux, le plus fou que notre Agence n’ait jamais porté. Il ne fait aucun doute que la mission ne peut se poursuivre comme si de rien n’était. Toutefois, ne croyez pas qu’il s’agit pour moi de vous annoncer la fin de « Olympus », ce matin. Loin de là. Ces derniers jours, nous avons eu de nombreux échanges au quartier-général de l’Agence. Et hier soir, je me suis réunie avec les chefs d’Etat de l’Union européenne, de la Suisse et de la Norvège. Ce qu’ils m’ont demandé est on ne peut plus clair : continuer, quoi qu’il en coûte, le lancement de notre première mission de colonisation martienne, et ce en respectant le calendrier initialement prévu.

Madame Dimitrova marque une nouvelle pause, encore une fois impeccablement placée, permettant à ses propos lourds de conséquence de prendre tout leur sens dans le silence qui leur fait suite.

- Chers collègues – chers amis, si vous me permettez – l’Europe ne peut pas se permettre de repousser plus encore son arrivée sur Mars. Il est grand temps que nous rejoignons la cour des grands, pour faire valoir nos droits à la colonisation martienne avant qu’ils ne soient définitivement bafoués par les autres. Aussi, nous avons décidé de nommer une nouvelle personne à la tête de la mission « Olympus ». Cette personne est quelqu’un d’expérimenté et de parfaitement compétent, envers qui l’Agence a entière confiance, et qui connaît la mission « Olympus » sur le bout des doigts. C’est une personne qui ne vous est pas étrangère, bien sûr, car il serait trop risqué d’introduire une nouvelle tête à si peu de temps de votre départ pour Mars. C’est un de nos meilleurs pilotes, qui saura vous conduire vers Mars en toute sécurité, dans les meilleures conditions. Je ne vais pas faire durer le suspense plus longtemps : il s’agit de Volker Ganz, anciennement directeur des opérations stratégiques, et désormais commandant de la mission « Olympus ».

J’ai l’impression que mon cœur tombe de cent mètres pour atterrir dans mon estomac. Volker. Mon commandant. Qui nous accompagne sur Mars. Qui nous emmène sur Mars, même, pour être plus précis, puisqu’il sera aux manettes de Olympus I. Je reste sans voix. Non pas que Madame Dimitrova attende une réaction orale de ma part. Elle se contentera des applaudissements que l’équipe, sous l’effet de je ne sais quelle pression sociale, se résoudra à lui réserver une fois sa longue tirade scénarisée terminée. Une fois le silence revenu, d’un air suffisant et avec toujours autant de théâtralité, Madame Dimitrova lâche une dernière annonce :

- Le commandant Ganz est en route pour Tolède, et arrivera en fin de journée. Je compte sur vous pour lui réserver un bon accueil et de vous mettre au travail sur le champ. Le temps presse. Nous avons l’intention de procéder au lancement de Olympus I dans les dix jours qui viennent. Vos familles seront prévenues à temps.

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