LOG59_SOL18

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Après notre discussion aussi tendue que stérile sur les bienfaits de l’assistance chinoise pour la mission « Olympus », il a semblé d’autant plus naturel pour Ótavio et moi de faire chambre à part. Je n’ai donc pas dû m’évertuer à chercher une excuse acceptable, ni à repousser un éventuel emménagement commun à plus tard. D’un commun accord, nous avons conclu qu’il serait sans doute préférable d’avoir chacun notre cabine, quitte à se rendre visite, à l’occasion, quand le cœur nous en dira.

Pas sûr qu’il nous dise grand-chose de sitôt, le cœur.

L’arrangement du docteur Vandenberghe paraît avoir bien vécu, et surtout, ne semble ne pas avoir tenu bien longtemps hors du Olympus I, comme s’il était fait pour expirer une fois que Ótavio et moi aurions mis un pied hors du vaisseau. C’était ce qui était prévu par notre ordonnance à tous les deux, après tout, nous conseillant de réévaluer notre cohabitation une fois arrivés sur Mars. La perspicacité, que dis-je, la clairvoyance de la savante belge n’en finira donc jamais de me surprendre.

Ce soir-là, et pour la première fois depuis longtemps, depuis très longtemps, même, depuis notre départ de la Terre, pour être exact, j’ai dormi seul, dans la cabine qui m’a été attribuée par Noûr.

L’espace est exigu, certes, pas plus de quatre mètres carrés, à tout casser, mais il m’appartient, à moi et à moi seul, je peux y faire ce qui me chante sans avoir à me préoccuper de qui que ce soit. Danser sans retenue au rythme d’un tube de reggaetrash diffusé à plein volume par mes LiPlugs. Faire de l’exercice d’intérieur, du yoga, de la méditation, ou encore renouer avec la pratique de la masturbation en réalité augmentée, qui, sans que ce soit une addiction chez moi, m’a quelque peu manquée depuis notre départ.

On y retrouve largement le décor minimaliste des cabines de « l’arche » du Olympus I. Logique, puisque les modules d’habitation sont les mêmes. Malgré tout, être sur la « terre ferme », et non pas dans le vide absolu de l’espace, à l’abri de l’assaut des radiations et de la morsure du froid, tout aussi mortels l’un que l’autre, comporte un certain nombre d’avantages. Aussi, les murs en algo-plastique gris sont toujours aussi ternes et tristes, mais l’un d’entre eux est désormais orné d’un grand hublot, ou d’une fenêtre, si vous préférez, donnant sur l’extérieur. Ma cabine n’est donc plus aveugle, et offre désormais une vue impressionnante sur l’intérieur de la caverne dans laquelle Crater Europeis a été installée. Dans la pénombre du soir, je distingue ainsi les parois rocheuses de la grotte, dont des pans entiers sont éclairés par les projecteurs de la colonie, en révélant les reliefs et les nuances d’ocre jaune. En levant les yeux, on aperçoit même l’entrée de la caverne, et par la même occasion, un petit morceau de ciel cramoisi par le crépuscule, où la plus petite des lunes de Mars, diaphane, se laisse entrevoir par l’œil aguerri, encore faiblarde, effacée, comme en filigrane.

Pour le reste, pas de grande nouveauté. Le lit superposé a laissé place à une couchette individuelle, au-dessus de laquelle une tablette amovible, astucieusement placée face à la fenêtre, peut faire office de table à manger ou de bureau.

Noûr, enfin, sans doute plutôt un membre de l’équipe, je suppose, y a déposé mes effets personnels. Quelques combinaisons de rechange, une édition originale de Ces Messieurs de Saint-Malo, un de mes livres préférés, un morceau de tuile cassé, récupéré sur les décombres de notre maison de Austin, au Texas, après le passage de l’ouragan Louisa, et une photo de mes parents et moi, prise sur la plage de Bon-Secours, à Saint-Malo, la plus proche de l’appartement familial, il y a quelques années, dans un petit cadre de métal noir. Rien de plus que le strict nécessaire. Nous n’avions eu le droit d’emporter avec nous qu’une petite caisse en algo-plastique, de la taille d’une boîte à chaussure, dont le contenu ne pouvait dépasser le kilogramme pour chaque passager, afin de ne pas lester le Olympus I d’une charge inutile de bibelots à la valeur uniquement sentimentale.

Deux-cents passagers, deux-cents kilos d’effets personnels, et autant de carburant supplémentaire nécessaire pour arracher le vaisseau de la force d’attraction terrestre. Le calcul était vite fait.

Bien décidé à profiter pleinement de cet instant de solitude retrouvée, je me suis allongé sur mon lit, les mains derrière la tête, regardant le soir tomber par la fenêtre. J’ai pris le morceau de tuile cassé entre mes doigts, sans vraiment le regarder. Et me suis octroyé le droit de réfléchir. De réfléchir vraiment, profondément, et pas simplement de distraire mon esprit par des pensées artificielles, superficielles, superflues, ou de le brider, de lui appliquer des ornières, le fixant sur un et un seul objectif précis à atteindre à court ou moyen terme.

Mon objectif est déjà atteint. Mars. Les distractions ne sont plus nécessaires. Exit les Iké, les Ótavio, et peut-être même les Volker. J’ai eu ce que je voulais. Un nouveau départ, un nouveau chez-moi, une vie plus excitante, des perspectives plus alléchantes que celle de voir mon existence se déliter petit-à-petit, crise après crise, tempête après tempête. J’ai vécu le grand frisson, l’adrénaline du départ sous un tonnerre d’applaudissements, la puissance presque humiliante du décollage, et puis la claque de l’arrivée sur Mars, les sens jusque-là en sommeil violemment réveillés par la soif de découverte, une nouvelle planète, un nouveau monde. J’ai survécu au grand ennui, celui de la routine terrestre et du plus long de tous les voyages au milieu du vide.

Que me reste-t-il, désormais, à accomplir ?

Je me dois de croquer cette nouvelle vie martienne à pleines dents. Je veux aller partout, visiter le moindre recoin de cette petite bille de régolithe rougie par l’oxyde de fer, des volcans les plus hauts aux canyons les plus profonds. Je veux que Crater Europeis prospère, que nous colonisions l’ensemble de la caverne, et, pourquoi pas, que nous nous établissions plus loin, encore, ailleurs, que nous fondions une deuxième colonie européenne, peut-être même une troisième. Je suis ici pour un sacré bout de temps, pour l’éternité toute entière, je n’ai aucune raison de penser que mon esprit affamé de conquête se contentera de ces quatre murs en algo-plastique gris.

Je veux aimer, aussi. Passionnément. Ryu, peut-être. Ou retrouver Adam. Ou quelqu’un d’autre, qui sait. Sur Mars aussi, je suppose, la vie réserve bien des surprises.

C’est sur cette pensée pleine d’espoir, un peu trop entendue, peut-être, que je me suis endormi, mon poing serré sur le morceau de tuile cassé, avec l’image sublime, rassurante, envoutante, du visage ciselé d’un beau capitaine coréen aux lèvres rondes et au regard de jais venant me déposer un baiser sur le front.

Je n’avais pas abaissé le store dans l’espoir d’être réveillé par la lumière du jour, une fois le matin venu. Pourtant, c’est d’une manière bien plus brutale que ma journée commence. On tambourine à ma porte. On crie mon nom.

« Yann, dépêche-toi, je t’en supplie ! »

C’est la voix de Noûr, suraiguë, angoissée, qui, malgré l’épaisse paroi d’algo-plastique isolant de la cloison, résonne nettement à mes oreilles, comme la complainte empreinte de désespoir d’un animal fatalement blessé.

Je me précipite hors du lit, pris de panique, saute à pieds joints dans la première combinaison qui me tombe sous la main, et ouvre enfin la porte, déjà hors d’haleine.

- Qu’est-ce qu’il se passe, Noûr ? demandé-je, essoufflé, mon inquiétude montant encore d’un cran à voir le visage décomposé de la jolie brune, comme frappé d’horreur.

- C’est Volker, répond-elle, la voix cassée par un sanglot, chevrotante, sans parvenir à en dire plus.

- Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Dis-moi, Noûr ! Et je t’en supplie, ressaisis-toi !

- Et Tomas, aussi... ajoute la jeune femme, la gorge serrée, se rapprochant inexorablement du bord des larmes, sans prêter attention à ma remarque désobligeante.

- Il y a eu un accident ? Ils ont disparu ? Ils sont morts ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Bon Dieu, aide-moi un petit peu, Noûr, si tu veux que je t’aide en retour...

- Mei vient de venir m’annoncer la nouvelle... finit par dire Noûr, après avoir pris une profonde inspiration pour tenter de calmer ses nerfs. Volker et Tomas ont été arrêtés dans la nuit par le service de sécurité de la mission chinoise...

- Quoi ?! Mais tu sais pourquoi, Mei t’a dit ce qu’on leur reproche ?

- Pas vraiment... elle a parlé du secret défense, ou du secret technologique, je ne sais plus trop bien... apparemment ils auraient enfreint l’accord de coopération ? Je ne sais pas, Yann, je ne sais vraiment pas...

Je crois que je saisis alors ce qui est train de se tramer sous le dôme. Je connais le texte de l’accord de coopération par cœur. Je sais ce qu’il autorise et ce qu’il interdit. Et je comprends soudain beaucoup mieux l’insistance chinoise pour insérer un article spécifique sur le secret technologique, notamment en ce qui concerne les systèmes de communication, lequel fait référence au droit pénal international pour ce qui est des éventuelles sanctions. L’accord lui-même ne mentionne pas de pénalités particulières, ç’aurait sans doute été trop gros et de nature à éveiller les soupçons, mais la simple référence au droit pénal international autorise les autorités chinoises à prendre toute mesure utile pour protéger leur priorité intellectuelle, ce qui inclue procéder à des arrestations. Volker et Tomas auront sûrement été pris la main dans le sac en train de manipuler des pièces d’équipement sans en avoir reçu l’autorisation préalable, sans doute après une nouvelle journée de dur labeur et de faible progrès, où les ingénieurs chinois se seront évertués à n’apporter aucune aide concrète pour le rétablissement du contact avec Bruxelles, épuisant les nerfs et échauffant les esprits. Il ne restait plus qu’à les surprendre en flagrant délit...

Je comprends alors que la rumeur dont m’a parlé Ótavio n’est pas si folle qu’elle en a l’air. Mei a toujours voulu écarter Volker du commandement de la mission « Olympus », le faire disparaître de la photo pour avoir le champ libre avec Noûr, plus souple, plus docile, plus malléable, aussi. Plus naïve, sans aucun doute. Il n’aura pas fallu longtemps pour que le plan savamment orchestré par la chinoise soit mis à exécution. Et Dieu seul sait si, parmi ses victimes, se trouve aussi Felipe, notre ancien compagnon d’infortune.

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