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Cela fait exactement trois jours que nous sommes en chemin vers Redoak Mons, Ryu et moi.

Trois jours enfermés dans la petite boîte de métal du rover d’exploration, dans une chaleur intense, parfois presque asphyxiante, à la limite du supportable, à traverser le désert de Mars de bout en bout, passant par toutes les teintes possible du camaïeu de rouges et de oranges qui composent la palette martienne, alternant les sols de sable, de poussière et de rocaille, les paysages plats et les montagnes plus hautes, plus impressionnantes les unes que les autres, et indéniablement que toutes celles que comporte notre planète-mère, la Terre.

Trois nuits, également, toutes aussi glaciales qu’enflammées, où le capitaine coréen et moi avons mis à profit l’absence totale d’intimité qui règne dans ce petit espace de quelques mètres carrés pour nous adonner à toute la passion dont nous sommes capables, l’un et l’autre, l’un pour l’autre. Soixante-douze heures, donc, pendant lesquelles j’ai vu mon affection pour Ryu grandir de plus en plus, minute par minute, au fil des conversations, des plaisanteries, des chamailleries, des silences, aussi, des repas partagés et des baisers volés, le temps d’une courte pause permettant de recharger la batterie du rover et se rapprocher l’un l’autre, de témoigner notre affection mutuelle par-delà de nos étreintes nocturnes et de nos ébats matinaux. La première partie de la mission « CODERED », le voyage vers la colonie américaine, est pour le moins intense, et plutôt agréable, tout bien considéré, vous l’aurez compris, vous aussi.

C’est donc presque à regrets que nous constatons qu’elle touchera bientôt à sa fin. En effet, au dernier pointage de la navigation satellitaire, nous n’étions plus qu’à quatre-cents kilomètres de Redoak Mons. Une petite journée de voyage, tout au plus.

Nous devrions être soulagés.

Nous avons, a priori, réussi notre pari, et ce sans rencontrer de difficulté majeure, du moins, pas sur le plan technique, la chaleur intense qui règne dans l’habitacle du rover étant sans doute la contrainte la plus notoire, ce qui, finalement, veut bien dire que tout ça n’était pas si terrible. Nous avons eu de la chance, indéniablement. Et par conséquent être tout simplement rassurés, et reconnaissants, d’être en vie, et d’avoir toutes les chances de le rester, si tant est que la fortune ne nous quitte pas sur les derniers kilomètres. Il n’y a pas de raison. Le temps est clair, il n’y a pas de tempête de sable de prévu dans le secteur pendant encore une semaine, et aucun obstacle topographique majeur ne figure plus sur notre route.

Pour autant, je ne me sens pas à mon aise. Pire encore, à mesure que l’on se rapproche de Redoak Mons, mon mal-être s’accroit. Ma honte. Ma culpabilité. Il me faut me rendre à l’évidence : nous parviendrons jusqu’à Redoak Mons, il n’y a pas d’autre issue possible. Je vais donc bien être obligé de faire face à Ryu, et lui avouer ce que, jusqu’à présent, je me suis bien garder de lui dire.

Adam.

Ou plus exactement, ce qu’il est, et ce qu’il a été pour moi.

Le moment est venu de lui révéler mon secret, de lui raconter mon passé, mes amours, mes échecs, tout ce qui a précédé mon départ pour Mars au sein de la mission « Olympus ». Mieux vaut le faire avant que Redoak Mons ne soit en ligne de mire, lorsqu’il est encore permis de croire que lui dis par choix, et pas par contrainte...

Il n’est pas encore midi, et le soleil bleu commence à peine son ascension dans le ciel orangé. Je préfère profiter du fait qu’il ne fasse pas encore une chaleur infernale pour engager la conversation avec Ryu. Lorsque l’astre du jour est à son zénith, il est préférable de se taire pour ne pas ajouter son propre souffle chaud à la fournaise qui règne sous nos casques.

D’une voix un peu empruntée, faignant un ton dégagé qui ne me convainc pas moi-même, je m’adresse péniblement au beau coréen dans le micro de mon casque :

- Ryu, tu sais combien de distance il nous reste à parcourir pour atteindre Redoak Mons ?

- A peu près trois-cents bornes, je dirais...

- Je vois...

- Pourquoi, tu veux prendre le volant ?

- Non, pas vraiment, enfin... pas encore, disons ! En fait, je voulais te dire quelque chose. Quelque chose d’important.

- Quoi, tu es enceinte ?

- Haha, très drôle... dis-je, toujours aussi nerveux, pas que je sache, en tout cas. Non, je suis sérieux, Ryu, pour le coup. C’est en lien avec la mission, mais pas uniquement... ça me concerne moi, également. Ou, plus exactement, le moi d’avant, le moi terrien...

Ryu marque une pause, visiblement surpris par la teneur de ma réponse, qui dénote largement de nos échanges habituels, au combien plus légers.

- Je t’écoute... finit-il par dire, d’un ton neutre.

Je pousse un profond soupir, prends mon courage à deux mains, et me lance enfin :

- Bon... je ne t’ai pas encore tout dit sur moi, et c’est normal, après tout, on ne se connait pas depuis si longtemps que ça, même si ce n’est pas l’impression que j’ai, après avoir passé ces quelques jours en tête-à-tête avec toi...

- Laisse-moi deviner... tu es, toi aussi, un espion chinois, et ta mission était de me faire trahir le Bureau, m’embarquer dans un plan foireux au profit du programme de colonisation européen, et me tueur au beau milieu du désert martien, là où personne ne pourra m’aider, ni m’entendre crier ?

- Euh... non, mais tu me fais un peu flipper, là, Ryu... Rassure-moi, ce n’est pas ta mission à toi, ce qui expliquerait pourquoi tu as accepté si facilement de me suivre ?

- Mais non, espèce d’idiot ! J’ai accepté de te suivre parce que tu me plait, et que je n’avais pas grand-chose de prévu pour les mois à venir, tu le sais aussi bien que moi... Bref, excuse-moi, j’essayais de détendre l’atmosphère, si tu pouvais te regarder dans une glace, tu comprendrais pourquoi !

- Bon, je reprends, alors ?

- Oui, vas-y, et je me tais jusqu’à ce que tu aies craché le morceau, d’accord ?

- Entendu... Ecoute, je ne sais pas trop par où commencer, je dois bien t’avouer, et tout ça risque de te paraître un peu surnaturel... mais... bon. Comme tu le sais déjà, j’ai vécu un moment aux Etats-Unis. Un petit moment, en fait. Un peu plus de dix ans, en tout. C’était avant de rejoindre la mission de colonisation européenne, j’étais en poste dans une université du Texas, en tant que prof de droit de l’espace. Et j’étais en couple, avec un garçon, avec qui je suis resté pendant presque l’intégralité de mon séjour américain...

- Tu étais marié, et tu l’es toujours, c’est ça que tu es en train de me dire, Yann ? Parce que si c’est ça, je m’en fiche pas mal, tant que ton mari ne vient pas me casser la gueule sur Mars !

- Non, nous n’étions pas mariés... On aurait pu, on y a pensé, mais finalement on n’a jamais sauté le pas, et on s’est quittés avant d’en avoir eu l’occasion, par la force des choses. Bref, ce n’est pas le problème ! Le problème, c’est qu’on s’est quittés parce qu’il a été engagé par le programme « Salvare » des Etats-Unis, et qu’il est parti sur Mars quelques années avant moi. On s’est dit au-revoir sur le tarmac du spatioport de San Antonio, puis je suis rentré en Europe, et le hasard a fait que je me retrouve impliqué dans la mission « Olympus », et que je m’envole pour Mars à mon tour...

- Oh, je vois... répond Ryu, d’un ton nettement plus sobre que lors de ses interventions précédentes, le regard rivé sur l’horizon, dans lequel je devine une forme d’inquiétude qui ne dit pas encore son nom. Et tu penses qu’il est possible que tu le retrouves à Redoak Mons ?

- Pour tout te dire, je suis certain de de le retrouver à Redoak Mons... Et je sais bien ce que tu vas me dire, il y a une dizaine de colonies américaines sur Mars, ce serait un sacrée coïncidence qu’il soit en poste précisément sur celle vers laquelle on se dirige... Mais il se trouve que je sais qu’il y est. Et toi aussi, d’ailleurs... Il s’appelle Adam. Adam Scott.

Il y a un bref silence dans l’habitacle. Ryu doit être en train de réfléchir, de reconstituer le puzzle à l’aide des pièces manquantes que je viens de lui livrer. J’entends son souffle, lent et lourd, qui grésille dans mes LiPlugs. Je n’ose pas le regarder en face, me contentant d’œillades de côté, par peur de l’accabler plus encore.

- Adam Scott, comme le marshal de Redoak Mons, c’est ça ? finit-il par dire d’un ton grave.

- C’est ça, en effet...

- Je vois... C’est un détail de la mission qu’il aurait peut-être été judicieux de me confier un peu plus tôt, même si je comprends que tu aies eu des doutes... Peu importe, je suis au courant, à présent. Et vous vous êtes quittés en bons termes ?

- On ne s’est pas quittés en mauvais termes, en tout cas. Je ne sais pas si on s’aimait encore, quand il est parti pour Mars. La rupture a été actée par le départ plus que par tout le reste. Je pense que l’on serait restés en couple, s’il n’avait pas dû quitter la Terre.... Mais ça faisait si longtemps que nous étions ensemble, je ne me demande si ce n’est pas plus l’habitude que l’amour qui cimentait notre relation, sur la fin... Bref, toujours est-il qu’on ne se déteste pas, pour répondre à ta question.

- Tes sentiments ne regardent que toi, Yann, rétorque Ryu, un peu trop sèchement à mon goût, comme s’il était vexé que je ne lui ai rien dit jusqu’à présent. Je voulais simplement comprendre si votre relation passée rendait notre mission plus difficile, ou au contraire, si elle nous simplifiait la tâche.

- Je penche plutôt pour la seconde option, pour tout te dire. C’est aussi ce que j’ai dit à Noûr, lorsque nous avons élaboré le plan « CODERED », tous les deux... Je n’éprouve plus de sentiments pour Adam, et ce depuis un sacré bout de temps, déjà, mais j’ai encore de l’amitié pour lui, et, si j’étais en position de l’aider, je le ferais, en tout cas, en ce qui me concerne...

Ryu acquiesce en silence. Il a visiblement besoin d’un peu de temps pour digérer la nouvelle. Je peux parfaitement comprendre. J’aurais sans aucune doute été pareillement désarçonné s’il m’avait annoncé que l’on s’apprêtait à mettre notre vie et le destin de la mission européenne tout entière entre les mains de l’un de ses ex. Je le lui laisse, donc, le temps de se faire à ce nouvel aspect du plan « CODERED ». Et fixe mon regard sur l’horizon rouge et poussiéreux, sur lequel commence à apparaître une ridule, prémices d’un massif montagneux dont je sais déjà qu’il s’agit précisément des Redoak Mons.

Notre voyage touche à sa fin. Nous y serons demain, à l’aube.

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