LA GEOLE
Else s'était retrouvée captive d'une cellule invisible du jour au lendemain. Elle pouvait aller et venir à sa guise, la coercition la suivait comme une laisse extensible, partout où elle se déplaçait. Les caméras présentes dans l'espace public, ainsi que celles des transports en commun, captaient son image et transmettaient sa géolocalisation en temps réel à des plateformes numériques du dark web, spécialisées dans la chasse urbaine, et continuellement saturées d'usagers désoeuvrés, prêts à traquer les cibles se situant dans leur périmètre.
Si la trame discursive du harcélement la suivait, c'était parce qu'elle était relayée et employée par des participants à la traque, dont chacune des initiatives et nuisances était récompensée sur le site. La moindre de ses réactions était analysée, décortiquée avec l'objectif final de la faire craquer d'une manière ou d'une autre.
Admettons que cette trame discursive soit à l'instant T: "Elle a une face plate, elle est donc anormale"
Prenons ensuite une journée type, et comptabilisons le nombre potentiel de participants à ce jeu:
Les premières voix qu'elles entendaient le matin, voix qui n'avaient eu de cesse d'agiter sa nuit, étaient celles de matons invisibles: une équipe d'une dizaine de personnes qui communiquaient entre elles sur leurs stratégies respectives, actions conjointes, et commentaient ses faits et gestes, lorsqu'ils ne l'insultaient pas directement en la menaçant.
Parfois, ils accompagnaient leurs menaces de décharges électromagnétiques dans différentes parties de son corps, ou de son crane.
Ou pire, au niveau du coeur.
La peau de son visage avait été minutieusement brulée car un des objectifs premiers de ces cercles de torture physique, était de déshumaniser et défigurer la cible, de sorte qu'elle ne puisse plus plaire à quiconque, et être entourée. Son isolement complet était indispensable à la réussite de leurs opérations.
Si la plupart des voix lui étaient inconnus, d'autant plus inconnus que certains des accents ou expressions employées par les tortionnaires ne correspondaient pas à son milieu d'origine, des membres lointains de son entourage, plus silencieux, étaient associés à la torture: Voisinnage, fratrie, cousinnade, oncles, tantes, anciens amis, tous connectés, tous joueurs insensibles scrutant la cible-objet qu'elle était devenue.
La dizaine de participants matinaux échangeaient donc en cette journée type sur sa prétendue face plate, des commentaires tous plus eugénistes les uns que les autres et qui n'avaient rien à envier aux premières heures du régime hitlérien.
"Woula, elle a une de ces faces plates sa mère....j'te jure, c'est une handicapée"
"T'as vu, renchérissait une cousine avec laquelle Else avait esquissé ses premiers pas de danse en boîte, je te dis...elle est pas normale."
Chacun de ses gestes étaient ensuite décortiqué, raillé et rabaissé. Un observatoire invisible, et hostile. Perpétuellement moqueur et mauvais.
S'il existait une méthode Coué visant à valoriser parla parole la confiance en soi, celle-ci semblait avoir été conçue pour la saboter, chaque minute, de chaque heure, de chaque journée, de chaque mois, de chaque année. Une damnation moderne et perpétuelle.
Le plus difficile pour Else était d'entendre sa fille répéter depuis qu'elle savait parler des pans entiers de phrases de ces Mengele moderne. Elle n'aurait su dire si, elle seule, était ciblée, ou si sa fille faisait aussi l'objet de cette diabolique expérimentation, à laquelle son entourage le plus proche participait. C'était difficile à évaluer.
Toujours est-il qu'en sortant et en prenant le bus, sa fille et elle étaient confrontées à la même trame discursive.
-"Face plate!"
-"Gros nez plat"
D'où fusait l'insulte? Elle n'aurait pu le dire. Ca pouvait venir de partout et nulle part à la fois. Et malheureusement, ce n'était pas le simple fruit de son esprit ...ce qui eut été un moindre mal. Quelques cachets et hop, l'histoire aurait été reglée. Elle n'avait aucune prise, cependant, sur la folie d'autrui, en particulier lorsque celle-ci était collective, et donc hystérique.
A l'arret de bus, chacun émergeait de sa nuit et se projettait déjà la mine grave dans sa journée. La position statique des usagers de cette ligne de bus, tassés sous l'arrêt, contrastait avec les voitures qui filaient à vive allure, dans la même file tandis que le bus se rangeait prudemment dans son couloir, le long du trottoir.
Les portes automatiques s'ouvraient, avalant un à un les passagers qui pour certains dont Else, étaient encore ensommeillés. Comment pouvait-on dormir lorsqu'un échange animé sur la meilleure façon de vous éliminer, saturait votre espace mental et sonore?
Au milieu de cette hordes de zombies matinaux, sa fille Gabbie, vivait ce moment comme une fête. L'instant présent était un cadeau précieux: les portes en accordéon, le poinçonnage du ticket, le vaste choix des places dans un bus encore vide, et le théatre du monde défilant sous ses yeux gourmands, à travers la large vitre contre laquelle elle aimait s'appuyer.
Gabbie riait, interpellait, tapait contre la vitre et peu à peu ouvrait sa mère, flegmatique, à sa pure joie et au spectacle de la vie, jusqu'à ce qu' Else surprenne un groupe de jeunes les filmant, à leur insu. Un des écrans renvoyait, par cruel effet de reverbération, l'image d'un autre groupe, se moquant hilare et bruyant: "Sa mère, elle a vraiment une tete plate! Un de ces blazes, frère!"
L'arrêt de l'école maternelle de Gabbie était annoncé par le haut-parleur, Mère et fille descendaient, se joignant à la masse compacte de parents et enfants qui dérivaient vers le groupe scolaire. Un ou deux parents, jamais les mêmes, prenaient la relêve:
- Elle est encore là, avec sa fille? Ca va pas durer....elle est pas normale, elle a rien à faire là avec sa fille!"
Les regards complices ou coupables, suivant leur degré de conscience trahissaient l'implication tacite d'une partie du personnel pédagogique dans cette chasse à la femme! Else embrassait Gabbie, le coeur lourd et inquiet, et reprenait le chemin inverse à contre-coeur. Elle aurait aimé la protéger et la garder à la maison, mais les directives de l'éducation nationale était claires concernant les absences des enfants, même en bas âge. Elles affichaient en revanche le flou le plus vague concernant les faits de harcèlement, y compris les plus graves.
Direction la Poste. Une longue journée attendait Else, et elle avait vite appris que pour qu'une journée soit productive, dans sa situation, il fallait commencer par le courrier: celui à envoyer, celui à récupérer, celui qui ne lui parvenait jamais parce que le facteur déposait la lettre en équilibre sur la fente ouverte, afin qu'elle soit à la portée d'autres mains peut-être. Le caractère erratique, volontaire ou non, de la distribution du courrier avait facilité de nombreux dénis de droit et de justice. Le passage à la Poste, même infructueux, était donc incontournable. Les caméras qui s'y trouvaient, rendaient le harcèlement compliqué, aussi bien pour ceux qui le perpétraient que pour elle qui le subissait. Il était plus insidieux, vicieux et agressif, comme toute force à la fois déchainée et contrainte. Il leur fallait faire preuve d'ingéniosité: "Oh, je deteste les beignets, large, plats et ...tu vois.....exageremment gros. Pouah, indigeste!"
Direction Les courses. Entre les dédales des rayons, Else notait parfois les regards interloqués des clients qui n'étaient pas dans le secret et ne comprenaient donc pas le cirque de certains employés: "En plus, elle ne travaille pas! Elle a qu'à s'enfiler son gros beignet et nous laisser tranquilles". Rires appuyés. "Nous étions mieux sans elle. Vivement qu'elle se casse! De toute façon, ça sera soit la case psy, triso. Soit la taule....On veut bosser nous, on en a marre!". Nouveaux rires, ressemblant aux gargarismes complices d'une meute excitée, à l'approche de sang frais. Else se concentrait sur sa liste de courses: Oui, ses enfants et elle, avaient le droit de manger. Et même de bien se nourrir, pensa t-elle en s'attardant au rayon bio. C'était l'un des rares plaisirs résiduels qu'il lui restait: elle n'allait pas se priver. Elle n'eut pas un regard pour la meute en passant devant elle.
Direction Le recruteur. Else avait réussi à décrocher un entretien d'embauche dans une association oeuvrant dans le domaine du social et de la solidarité. Diplomée d'une grande école, elle avait également fait ses preuves dans le domaine du montage et de la coordination de projets. Un niveau assez elevé d'anglais était attendu par le recruteur, qui se retrouva pourtant à chercher ses mots lors de l'échange avant de rebasculer, gené au français. Else convenait en tout point au poste, et le recruteur lui avait fait comprendre en fin d'échange que ses chances d'avoir le poste étaient acquises. En sortant de l'immeuble, elle croisa un jeune homme qui lui lança un long regard irrité et crut entendre lorsqu'il la dépassa: "Ne crois pas avoir gagné, cette fois-ci". Et en effet, contre toute attente, Else devait recevoir en fin de journée un appel de l'assistante du recruteur, lui signifiant la fin pour elle de son parcours dans leur processus de recrutement.
Direction La Police. Les agents refusaient de prendre ses plaintes sans considération pour son amour-propre ou sa capacité de discernement, lorsqu'ils classaient systémiquement les violations de droit d'auteur, de domicile, vols, escroqueries et autres atteintes, dans la case "civile", et non pénale. Mais bon, on ne discute pas trop avec des hommes armés, sans appétence particulière pour les gros beignets "pas naturelle, elle a qu'à venir naturelle".
Direction le Tribunal. Les plaintes étaient classées, et celles qui ne l'étaient pas tombaient dans les limbes de l'oubli judiciaire. Else y était connue comme "le loup blanc". Elle ne savait pas s'il s'agissait d'une mention ironique à sa couleur de peau,ce qui aurait pu expliquer le traitement particulier dont ses plaintes et demandes d'aide juridictionnelle (systématiquement rejetées par les avocats désignés) faisaient l'objet.
Direction l'association d'aides aux victimes. "Nous n'aidons pas les victimes dans votre cas particulier". Else était parfois tentée par provocation de demander qu'elle était la particularité, cette fois-ci qui la faisait tomber dans l' irrévocable zone de Non-droit: Noire ? Face plate? Gros nez? Légèrement maquillée? Y compris lorsque le reproche n'était pas justifié, voire insultant et diffamant: Pas normale? Triso? handicapée? Beignet plat?
Direction L'hopital. Else récupéra rapidement Gabbie à l'école, avec son goûter. La petite était si affamée que sa mère se demanda qui d'elle ou du pain au chocolat, avait donné le plus de joie à l'enfant, à l'heure des parents. Cirque habituel de ces derniers, jamais les mêmes, ne supportant pas son immédiate proximité. Else n'en avait cure, échangea rapidem ent avec la maitresse, le directeur et se dirigea vers la gare. Elles avaient rendez-vous dans un hopital parisien pour la prochaine opération ORL de Gabbie, qui y était suivie depuis deux ans. Le trajet fût relativement tranquille et rapide, mais une fois à l'hopital, ce fût un festival: Elle a qu'à venir naturelle! succédait à Elle la faire opérer ici? Y'en a qui ont pas peur!, laissant ensuite la place à Elle se prenait pour qui à parader dans NOS quartiers. Le médecin, après une interminable attente les reçut finalement. Ce n'était pas le médecin habituel, et sa consultation fut si peu conventionnelle qu' Else se demanda s'ils n'avaient pas poussé le bouchon plus loin cette fois-ci en la mettant en présence d'une figurante à peine formée à sa prestation d'actrice: Nous ne pouvons pas l'opérer ici. C'est un hopital pour enfant, certes, mais elle n'est plus tout à fait si enfant que ça. Il faudra la faire opérer ailleurs!
Else regarda sa fille de 5 ans, avec tristesse: quel était ce monde dans lequel une enfant était discriminée dans l'accès au soin, alors qu'elle était née, tout comme sa mère, dans ce pays? Avait-on vu pareille criminelle discrimination depuis l'étoile jaune?
Elle rentra hativement à la maison, déjà épuisée par le continuum de journées-types qui allaient inéluctablement suivre, dans une organisation sociétale basculant peu à peu dans le fascisme, avec un nombre de collaborateurs et participants à la traque humaine , absolument effroyable.
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