Alter Ego

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« Ekedi nettoyait pour la troisième ou quatrième fois depuis ce matin, le même carré de 15 centimètre sur 15 du sol gris dallé, de ce salon-cuisine. Tout devait être impeccable avant le retour de Bopsè, son tendre époux un brin chien fou, encore plus à l’étroit qu’elle, dans l’ espace exigu de ce minuscule appartement. Tout lui semblait si figé, si gris dans ce nouveau pays où l’on passait tellement de temps à empiler et retirer des couches de tissus, mohair et laine, même pour un bref arrêt à l’épicerie ducoin de la rue à la recherche d’une boite de tomates concentrées ou un sachet de dibanga du pays, qu’elle avait l’impression d’être toujours chargée, même les mains vides. Elle ne retrouvait un semblant de liberté que sous la douche, avec le maigre filet d’eau tiède les cinq premières minutes et froid le reste du temps.

Le froid était omniprésent: à l'extérieur, à l’intérieur, en dehors comme en dedans, dans l’eau, dans les os même lui semblait-il. Il l’ étreignait avec encore plus de passion avide que son époux, malgré les pulls, manteaux et châles qu’elle mettait entre eux.

L’autre voisin très présent, ou plutôt voisine, était la folle de l’étage supérieure qui passait son temps à taper du pied sur le sol aux fondations précaires, émiettant leur plafond au passage. Des filets discontinus de fine poudreuse issue du matériel bon marché séparant les cloisons, bruinaient sur le sol dallé. Ekédi s’était résolu à laisser pelle et balai à immédiate proximité, mais elle ne s’était jamais aventurée à frapper le plafond rageusement avec le manche, comme elle avait parfois vu son époux le faire. Il valait mieux se montrer discret : sa carte de résidence d’une année, n’était que provisoire, comme le voulait la procédure de regroupement familial de ce pays. Les lois relatives aux politiques migratoires avaient été durcies et Bopsè avait dû se battre 3 longues années avec l’aide d’un avocat spécialisé aux honoraires prohibitifs, pour la faire venir.

Bopsè venait de franchir la porte, telle une fraîche bourrasque.

— Coucou, ma puce! Ça va?

Elle lui sourit tendrement, en grelottant lorsqu’il posa ses lèvres fraîches sur sa joue. Ce lieu impersonnel ne devenait foyer qu’en sa présence.

— Alors, tu es un peu sorti aujourd’hui? lui demanda-t-il.

Penaude, elle hocha la tête négativement. Il s’inquiétait toujours de sa socialisation et l'encourageait à sortir le plus souvent, et le plus longtemps, possible. A se rendre au moins à la mairie à dix minutes à pied, ou mieux encore à l’arrêt de bus afin d'explorer l’autre côté de la ville, beaucoup plus animé: « C’est une belle ville, tu sais! »

L’ horizon lui semblait toujours, au-delà de l’épicier indien du coin, si incroyablement terne et froid qu’elle ajournait à chaque fois son périple.

— On verra au printemps, coupa t-elle, et puis tu m’accompagneras.

— Oui, je t’accompagnerai et on louera des vélos. On ira en balade, en amoureux- eux-eux-eux-eux…

Il chantonnait la bouche pleine du ngombo et foufou qu’il aspirait ensuite gloutonnement, sous son regard attendri. Ces moments de partage, plus encore que ceux au lit, étaient les seuls qui les ramenaient à leur terre originelle africaine qu’ils avaient tous deux quitté par nécessité.

C’EST PAS FINI CES CONNERIES, OUI!!!!!!ARRETES-MOI CA TOUT DE SUITE! CA SCHLINGUE LE RAT MORT! ON SE CROIRAIT DANS UNE ÉTUVE!

Ca n’était pas la première fois que la folle du haut faisait des remarques à connotation raciste sur la fameuse « odeur » des mets subsahariens qu’elle cuisinait pour son époux. Ça ne la vexait plus. Mais Bopsè qui n’était pas d’humeur à ce qu’on lui gâche son plaisir, saisit le balai, avant qu’elle n’ait eu le temps de l’en empêcher, et tambourina le plafond avec la dernière des énergies.

— Tu vas te taire, oui! Ça suffit…pathétique! Vraiment pathétique. T’as pas…

Ekédi lui saisit le bras et posa son doigt contre ses lèvres. Elle l’embrassa pour le calmer plus rapidement. Leurs lèvres pleines s’emboitèrent parfaitement sous l’excitation naissante. Elle était beaucoup plus petite et charnue que la plupart des femmes qu’elle croisait dans la rue, si elle en concevait un quelconque complexe en public, elle savait qu’en privé cette volupté juteuse était précisément ce que Bopsè recherchait dans la passion de leur ébats et l'explosion extatique qui les suivait.

— T’as raison, dit-il en la soulevant dans ses bras, laissons la rager en faisant un max de bruit autrement…

Le matin, Bopsé était toujours parti avant son réveil. Ekédi passait alors environ une heure à faire le ménage, et une demi-heure de plus à finaliser les repas quotidiens qu’elle faisait mijoter, aussitôt levée. Elle prenait ensuite son café et ses tartines beurrées devant une série ou un film Nollywoodien. Toutes les deux heures, elle nettoyait la dalle carrelée du amas poudreux qui s’y était déposé, au gré des humeurs de sa voisine.

Puis elle prenait des nouvelles par mail des proches restés au pays. Avant le retour de Bopsé, elle faisait une ou deux courses chez l’épicier chez qui elle avait désormais ses habitudes, et parfois envoyait le reliquat, une petite somme qu'elle prélevait sur la totalité, à sa famille. Une fois sur trois, comme sa mère le lui avait appris, elle envoyait ce montant à sa belle-mère qui ne l’aimait pas, et ne manquait jamais de l’insulter de « chicharde partie finir tout les dos de son fils, en Mbeng ». Etre de deux ethnies différentes n’avaient pas aidé à les rapprocher, mais ce détail pesait in fine bien peu dans le simple fait que celle qui aurait pu trouver grâce aux yeux de cette femme acariatre n’était pas encore née.

Parfois, lorsque le timide soleil disputait avec peine sa place aux lourds nuages toujours en premier plan, Ekédi sortait prendre l’air. Les volets de la locataire du haut étaient toujours fermés, à l’exception d’une fois où elle l’aperçut en grande dispute avec un homme, un géant blond comme elle et tout ceux , ou presque, qu’elle avait croisé sur cette presqu’île d’Europe du Nord.

Les rares fois où elle voyait un voisin, il la saluait d’un sévère hochement de tête, mobile et sans affect, qui ressemblait plus à une case cochée qu’à une salutation polie. Ekédi aurait aimé féliciter celle d’en face pour son beau jardin fleuri ou même l’inviter à prendre un thé, mais la femme se détournait toujours aussitôt d’elle, après l’avoir salué.

Une fois ou deux, et probablement plus qu’elle ne l’aurait souhaité, elle avait interagi avec une collègue de travail de Bopsè, qui après avoir été présentée par celui-ci, lui adressa, sans sortir de sa voiture, une main négligemment levée, qui pouvait aussi bien vouloir dire « hello » que « Get back ».

Par chance, même si elle ne maîtrisait pas encore le dialecte local, elle parlait sans difficulté l’anglais, langue véhiculaire de son pays d’accueil. Mais bon, pour ce que ça lui servait…

Elle n’avait jamais l’occasion de le pratiquer.

Au fil du temps, Bopsè se mit à rentrer de plus en plus tard. Parfois même en état de légère ébriété, et sans envie pressante de la toucher. Elle n’avait jamais été en demande excessive d’échanges charnelles, qui étaient souvent centrés sur ses besoins au point qu’il lui faille se terminer seule, robinet allumé, en prétendant se brosser les dents. Mais l’une des conditions d’obtention d’un titre de séjour pérenne , outre le mariage, était l’enfant. Comment le feraient-ils sans se toucher? L’image fugace de sa collègue, inamoviblement encastrée dans sa voiture, lui revint.

Et même s’il la trompait, quel homme se contentait d’une seule femme? Elle se doutait bien qu'il n'était pas resté trois ans à se tourner les pouces. Ca ne devait en aucun cas être un frein à leur projet de vie de famille. Elle le chevaucherait cette nuit qu’il le veuille ou non, en faisant danser son collier de cauris ondulant autour de son bassin rond, juste comme il aimait.

La folle du haut se mit à taper contre le sol, et hurler encore plus haut que d’habitude. Ou était-ce la frustration qui décuplait le niveau de décibels? Toujours est-il qu’elle se saisit sans réfléchir du balai, et se surprit, essoufflée par l'effort, à frapper le plafond, avec frénésie.

QU’EST CE QU’IL Y’A, TOI?! QU’EST CE QU’IL Y’A? TU VEUX JOUER A CA?! MAIS T’ES QUI TOI, T’ES RIEN!

— Quelle manque de tolérance! Je suis une personne digne de respect. Vous êtes locataires tout comme nous, vous ne nous hébergez pas! J’exige le respect, cria t-elle aussi de son côté.

AH OUAIS, BEN TU VAS VOIR!!!! JE VAIS LUI EN FILER MOI DU RESPECT A CE BIDULE!

Il lui sembla, après un bref silence qui lui parut être une éternité, que la voisine marchait d’un pas lourd et énervé, lourd de menaces, martelant chaque appui d’un coup sec, jusqu’à l’autre bout de la pièce. Mais tant qu’elle l’entendait en haut, et non sur le seuil de sa porte, elle ne risquait à peu près rien.

Soudain, la nuit tomba comme un voile opaque. Il devait être midi. La pièce était noyée dans une obscurité épaisse et sépulcrale. Elle tâtonna vers la porte, afin de sortir dans la lumière du jour. Impossible de la trouver. Impossible de retrouver le moindre repère: rien ne se trouvait à son habituelle place. Elle heurta finalement un obstacle qui s’avéra être le canapé. Elle s’y lova, et prostrée, versa enfin d’abondantes larmes d’effroi.

Bopsè rentra finalement au bout d’un temps interminable, peut-être quelques heures, peut-être quelques jours. Il alluma la lumière de la pièce, et à l' extérieur, la lumière fût aussi, à nouveau. Elle était recroquevillée, en position fœtale. Il se précipita vers elle.

— Mais que fais-tu dans le noir ma chérie? Tu trembles?

Il l’entoura de ses bras protecteurs.

— Je veux…je veux…, bégayait-elle, je veux changer de ville. ou au moins à la maison. On peut pas rester ici, on est plus en sécurité ici! C’est une sorcière, tu entends!!!

— Calme toi! Que s’ est-il passé? Reprends-toi, ma chérie, calme-toi. Je suis là à présent.

Mais malgré son mouvement de balancier visant à l’apaiser, Ekédi se montrait de plus en plus agitée. Agacée, elle finit même par le repousser.

— Tu ne comprends pas la gravité de la situation. La maison est hantée. Elle a jeté un sort à cette maison, peut-être même qu’elle « nous » a jeté un sortilège. C’est une femme veneneuse et dangereuse, peut-être même plus que n’importe quel ndoundjou du village…

  • Arrêtes s’il te plait, tu vas pas croire à ces balivernes de villageoises arriérées du bled.
  • Ce ne sont pas des balivernes, hurla t-elle en sanglotant, tu n'as pas vu ce que j'ai vu!
  • Calme-toi....Tu fais fausse route, je t'assure. Laisse-moi t’expliquer…je vais tout te dire. J’aurai dû le faire depuis bien longtemps.

Ekédi eut pour la première fois de sa vie, envie de gifler l’homme qu’elle aimait, devant son air contrit d’enfant pris en flagrant délit de faute. Qu’est ce qu’il comptait lui avouer qu’elle ne savait déjà? Elle n’en avait rien à foutre de ses culbutes au boulot?!

Comme s’il fallait s’en soucier là tout de suite, comme d’une priorité immédiate?

— Je sais que tu as pensé, du moins eu l’impression, que la nuit était soudainement tombée…mais ce n’était pas vraiment le cas.

— Tu ne comprends pas, on doit quitter ce lieu!!!....Mais, attends, comment ça « pas vraiment la nuit »? Que veux-tu dire par là?

Il ne répondit pas directement à sa question, et poursuivit ses explications brumeuses.

— Chérie, il nous est impossible de déménager. Tu n’as pas remarqué que tu n’as jamais pu aller au-delà du coin de la rue, à l’épicerie?

Ekédi s’immobilisa, perplexe. Oui, c’est vrai, mais quel rapport? Si elle avait voulu aller plus loin, elle aurait pu…mais elle n’avait jamais voulu…et elle n’avait donc jamais été plus loin que l’épicerie, au coin de la rue. En plusieurs mois, constata-t-elle silencieusement.

— Le jeu n’est pas conçu pour ça, poursuivit-il les yeux baissés, Tu…tu es le pion d’une simulation, en fait.

— Je comprends pas….je comprends pas…

Bopsè la regardait avec une insupportable commisération qui la crispait. Elle voulait comprendre, et peut-être aurait-il eu la patience de lui expliquer posément, aussi longtemps qu’il aurait fallu, ce qui lui échappait si la folle ne s’était pas mis à cogner à nouveau comme une dératée.

BON CA SUFFIT CES CONNERIES!!! TU M’ ARRETES CA TOUT DE SUITE ET TU RAPPLIQUES, DE SUITE !!!

— Et elle, c’ est un pion aussi? Demanda Ekédi machinalement.

— Non, elle….c’est ma femme, avoua Bopsè, gené.

Elle leva vers lui des yeux ronds, incrédules. Mais avant qu’elle n’eut le temps de prononcer un seul mot, il activa une commande et un homme blanc apparût à sa place. L’homme qu’elle avait aperçu un jour à l’étage, avec la folle, à présent probablement plus saine d’esprit qu’elle, dont la psyché était en train d’expérimenter les frontières poreuses de la folie.

— Je suis désolé Ekédi, je dois y aller.

Il entreprit de se lever afin de passer par la porte, puis réalisant qu’il n’avait plus besoin de feindre la normalité, se déconnecta brutalement afin de mettre fin à l’impatience tapageuse de sa femme.

Il avait disparu. Ekédi était seule. Et elle n'existait pas. »

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Else, qui venait d’écrire quasiment d’une traite, hésitait entre « Elle n’existait pas » et « Elle n’était rien », pour faire écho aux dernières paroles du personnage de la voisine folle, ou épouse jalouse d’une projection virtuelle. Elle ratura l’une ou l’autre des propositions, aurait aimé en trouver une qui englobait les deux, ne la trouva pas et conserva finalement les deux, en les juxtaposant.

Elle était heureuse: elle avait travaillé quelques heures dans une sérénité relative. Le harcèlement acoustique n’avait jamais cessé, mais son sourd bourdonnement avait faibli, ce qui n’était pas forcément une bonne chose: le calme avant la tempête.

Mais cette surveillance allégée, et le départ de son enfant, Gabbie, la plus dépendante d’elle, pour une salutaire fête d’anniversaire, lui avait dégagé une fenêtre d’opportunité dont elle avait profité pour redevenir, l’espace de quelques heures, une simple artisane des mots. Et elle avait eu le sentiment que ceux-ci, pour une fois et depuis bien longtemps, avaient presque été au bout de ce qu'ils souhaitaient lui dire.

Après cette session fructueuse de travail, certainement déjà copiée, volée, plagiée et spoliée, puisqu’ils avaient tous les droits en l’absence d’état de droit, elle s’assit en tailleur et étira cet instant d’éternité, en savourant, lentement, son thé fûmant à la cardamome.

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