7 - Tous captifs?
XII- TOUS CAPTIFS?
Des années plus tard, la tante d’ Else, celle que son père considérait comme sa fille de cœur, était aussi touchée par la même maladie que lui, le cancer.
Quatre voisins avaient également été frappés par la pernicieuse fatalité: Deux avaient succombés. Une était en rémission, et un autre, toujours au combat. Une amie que la famille avait hebergé un temps, avait été diagnostiquée après son passage dans la maison. Des années plus tôt, une enfant était morte, dans une maison située plus bas dans l’allée. La meilleure amie d’Else, qui vivait une centaine de mètres plus haut, avait lutté deux ans contre un cancer, en ayant cependant la chance de s’en sortir. Mais ce n’était pas le cas de la petite sœur de leur amie commune, arrachée beaucoup trop tôt à sa vie insouciante d’adolescente.
S’il y avait eu une vraie politique publique de santé plaçant l’humain avant les chiffres, des données auraient été relevées, analysées, croisées. Des facteurs de convergence auraient probablement été repérés, certaines variables écartées et d’autres, au contraire retenues, pour comprendre une telle concentration de cancers dans un territoire donné. Mais ce territoire était abandonné par la république, ne se tournant vers lui qu’en période éléctorale, avant de l’enfoncer à nouveau dans l’oubli.
Bien que le cancer de sa tante Titine, ait été découvert à temps, et qu’ Else avait peut-être dix fois plus de chance qu’elle de mourir de la main d’un intégriste libéral mimant le radicalité ou la folie, elle souhaitait passer le plus de moments rares et précieux avec elle. Ces inestimables instants qui font la beauté de la vie, sous une pergola fleurie, autour d’un thé ou les mains dans la terre, en jardinant. Ces moments en or massif. Black gold.
Else qui avait de plus en plus de difficulté à dormir, et donc à écrire, avait pondu d’une traite, un petit livre d’une cinquantaine de pages, en partie illustré, à l’attention de Titine. Une succession de moments partagés, comme des polaroids instantannés, figés par les mots. Elle le lui offrit, avec la certitude qu’elle ne le lirait pas, tout comme Titine l’avait aidé à réaliser ces marques-pages personnalisés dont elle avait considérablement amélioré le rendu. Chacune avait ses compétences, l’une manuelle, l’autre cérébrale.
Les choses, auraient pû etre les mêmes que ce qu’elles avaient toujours été , malgré le vertige fulgurant d’enjeux macroscopiques qui les dépassaient complétement, eux fourmis insignifiantes aux yeux de forces plus puissantes. Des choses simples faites de petits bonheur immédiats et accessibles tissant la vie, si même les malades n’étaient pas entrainés dans de vils stratégies relevant de la délinquance, pris dans une emprise pire que la maladie elle-même. Le crime partagé dans le secret, se répand toujours dans l’âme comme un poison.
Else avait toujours pensé que la seule véritable justice que devait rechercher l’homme était la rédemption, et non le coup de marteau final d’un juge, ne respectant plus la séparation des pouvoirs. Ou appartenant peut-être aux mêmes sociétés secrètes que les accusés.
Dans leur culture commune, l’Ubuntu, l’accusé était placé au cœur du cercle des proches qui lui rappelaient ses qualités, la personne qu’il avait été afin de le ramener à lui-même, au nom de la sacralité de la vie et du respect de la dignité humaine.
Le traitement de sa tante avait du mal à fonctionner, la tumeur diminuait peu. Mais aucun des participants à ce jeu de traque macabre, n’avait eu l’idée de l’en écarter. Au contraire, sa maladie était instrumentalisée afin d’ émouvoir à la fois la cible et les institutions. Le réseau avait poussé la logique « anti-ubuntu » jusqu’à essayer de tirer profit du livre qu’Else avait offert à sa tante et des marque-pages qu’elles avaient co-créees. Ils voulaient faire porter le projet par une insipide miss instagrammable, et avait organisé un système de distribution leur permettant de dégager, grâce à une habile stratégie de coûts, un confortable revenu, effaçant Else et Titine de la trame narrative. Jouant sur les peurs de cette dernière, ils lui assurèrent une partie conséquente de ces revenus.
Titine, par habitude et fatigue, bien plus que par adhésion, s’écrasa. Else, par instinct, se rebiffa. Elle n’avait jamais pu échapper à sa nature: il lui semblait que l’enjeu véritable de cette confrontation se trouvait essentiellement dans la défense de son miniscule précarré de liberté résiduelle.
Avant de comprendre qu’elles n’avaient pas le temps pour les jeux de domination , et de pouvoirs. Else avait d’ores et déjà cédé la moitié des droits des marque-pages, ainsi que ceux du livre à sa tante. Elle n’avait conservé l’autre moitié que pour la protéger de tout risque de spoliation: sa tante n’avait jamais su se défendre. Le véritable interêt n’était ni monnétaire, ni commercial, c’était le temps qu’elles avaient passé ensemble et que ce travail formalisait.
Or la valeur travail n’était plus une monnaie d’échange prisée dans un monde post-moderne. L’ IA était en train de la remplacer par l’ utilité sociale. Et le terme social n’avait rien de social: il était devenu un moyen de fédérer une communauté de surnuméraires et de l’influencer.
Quant aux surnuméraires, dans un contexte de raréfactions des ressources et de surpopulation…eh bien, ils mourraient. Un peu plus souvent et rapidement, que ceux dont l’utilité sociale avait été adoubée. Sans tomber dans le constatisme, il y avait eu une épidémie notable de cancers et AVC, maladies non contagieuses, ces derniers temps.
Else s’était rendu utile, à sa manière propre. Non parce qu’elle écrivait des livres jugés remarquables, faisant d’elle une identité remarquable, mais parce qu’elle avait compris qu’ elle n’avait pas le temps, et en tissant un lien textuel ou textile, mais surtout immuable avec sa tante malade, était justé allée, tout droit, à l’essentiel.
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