1er décembre
─ On y va ?
Les rayons de soleil frappent le sol et les peaux. Dans l'air, une odeur iodée, amenée par le chuchotement lointain du bord de mer. La question provient d'une jeune femme, petite mais aux jambes élancées, le teint beaucoup trop clair pour être exposée à ce genre de météo. Ses cheveux sombres et fins se répandent sur le haut de ses épaules, et ses yeux sont surmontés de lunettes de soleil. Elle porte un short en jean ainsi qu'un large t-shirt blanc sans manche, brassé par le vent et qui laisse découvrir de larges tatouages sur toute la longueur de ses deux bras. Elle a un sourire lumineux, et distille une sensation de bien-être, de sécurité, de chaleur en Drina, sans qu'elle soit capable d'en expliquer la raison. Mais lorsqu'elle va pour faire ce premier pas vers la brune, tout s'éteint.
─ T'es avec moi ?
Lorsque Drina rouvre les yeux, elle est dans sa chambre étudiante, bercée des faibles lumières des guirlandes qu'elle a allumées. Loin du soleil piquant, de l'air marin et de la quiétude des grands espaces qui n'attendent que d'être découverts. Au-dessus d'elle, les prunelles et les nombreux piercings de Säde brillent doucement. Les deux femmes se regardent pendant quelques secondes, nues sous les draps, mais c'est Drina qui rompt la première le contact et la repousse faiblement d'une main. Elle enfile une large chemise sur son corps exposé, et Säde met un pantalon de pyjama ainsi qu'un débardeur.
Si cette dernière soupire, assise au bord du lit, Drina se redresse et va s'asseoir dans le petit fauteuil à côté de la seule fenêtre de sa chambre étudiante, et allume une cigarette.
─ C'est ton expo' qui te rend comme ça ?
Dos tourné vers elle, Drina hausse simplement les épaules, en soufflant sa fumée au-dehors, là où l'air est glacé. Elle est encore engluée dans la vision qu'elle vient d'avoir, comme si elle pouvait encore entendre résonner cette question, cette voix. Son cerveau lui joue des tours et glisse une odeur de mer dans ses narines alors que la neige tombe doucement derrière la fenêtre à ce moment. Derrière elle, elle entend Säde se rhabiller complètement, et, de nouveau, remplir son sac de cours. Il est tard, mais elles doivent se lever tôt demain matin. Même si elles n'ont pas cours, elles ont encore tant de projets à poursuivre au sein de l'atelier, mis à leur disposition par la fac. Säde s'approche, son sac sur l'épaule, et dépose un baiser sur le sommet du crâne de Drina.
─ On se voit demain.
La porte se referme lentement, et Drina se retrouve seule, ses jambes ramenées contre elle, et les doigts qui sentent le tabac. Elle est habitée par des visions qui n'existent pas.
⍋
Comme le lui a indiqué Säde, elles se retrouvent bien dans le grand atelier, le lendemain matin. Drina est déjà là, emmitouflée dans un pull à col roulé anthracite, tâché de glaise et de poussière de marbre. Elle n'a pas vraiment fermé l'œil, et ça se voit dans les poches grisâtres qui lui tombent sous les yeux. Elle n'a pas réussi à se défaire des sensations qu'elle a ressenties en vivant cette vision. Elle peut encore avoir les picotements des rayons de soleil sur ses épaules nues et pâles. Elle peut encore voir le sourire de cette jeune femme qui semblait l'attendre, à côté d'une voiture décapotable bleue ciel. En revanche, son visage lui est inaccessible. Elle n'en a ni les traits, ni la couleur des yeux, et le son de sa voix s'est déjà estompé depuis hier. Drina a bien essayé de dessiner cette femme, de déposer les éléments dont elle se souvient dans son carnet de dessin. Mais ce ne sont que des monceaux détachés, sans lien les uns avec les autres. Son mirage redevient anonyme et elle a beau tendre la main, elle ne parvient pas à la saisir.
Säde dépose un gobelet de café fumant à côté de Drina, et tente de lui donner un petit sourire. Les deux femmes ne sont bientôt plus seules puisque Viljami, Anker et Elviira se répandent également dans la pièce. Ils ne sculptent pas mais peignent, et cet atelier est mis à disposition de tout le monde qui aurait besoin d'avancer dans leurs projets. Viljami et Anker, toujours prêts à se faire remarquer, pénètrent dans la pièce à grands cris, et en essayant de se faire tomber l'un l'autre. Drina roule des yeux et cela fait rire Elviira qui s'assoit à son côté. Les trois nouveaux arrivants ont emporté le petit-déjeuner, et ça aide un peu Drina à se réveiller, et à se remettre sur les rails.
─ On est d'accord qu'on va à Värmlands ce soir ?
Viljami demande, en transportant son dernier tableau pour pouvoir le déposer sur un chevalet. Intrigués, Anker et Drina y jettent un œil en se penchant sur leurs tabourets. La toile est recouverte d'un dégradé de bleus. En son centre, une sorte de rigole creusée à l'aide d'une teinte plus claire. Vil' s'est inspiré de photos de paysages, photographiées au drone en vue aérienne. Pour ce projet, il se complaît à faire glisser la couleur dans son état le plus brut, et laisser les teintes se mélanger d'elles-mêmes, naturellement, sans qu'il n'y ajoute que de petits détails finaux. A la suite de sa question, Säde et Elvii' froncent les sourcils.
─ Encore ?
─ On est tous en retard sur nos rendus, je suis pas sûre que ce soit vraiment une bonne idée.
─ On est en retard parce qu'on a besoin de souffler !
─ C'est déjà ce qu'on a dit au dernier semestre et on a tout juste eu la moyenne.
Vil' se met à rire, et Drina ne peut pas empêcher un gloussement, en passant la main sur son tablier couvert de poussière. Une réaction qui rassure Säde. Elle dépose une main sur la cuisse de Drina, et cette dernière la laisse faire.
─ Je propose que si on travaille toute la journée, on s'offre un verre ce soir !
─ On sait tous que tu vas pas tenir et que tu seras celui qu'on va devoir ramener parce que t'auras trop bu.
Säde casse dans un petit sourire en se levant pour aller chercher d'autres outils.
─ Les autres viennent ?
Drina demande, en ponçant un nouveau petit bloc de marbre.
─ Pia, Bryn' et Lynn ont déjà passé leurs exams et Kåre reste Kåre, il est perdu, donc il viendra.
Nouveaux rires dans l'atelier, tandis qu'ils se font la promesse de rester ici toute la journée pour ne se détendre que le soir venu. Ce qui permet à Drina d'avancer avec beaucoup plus d'efficacité et de concentration.
Pour son rendu de ce mois-ci, elle a décidé de représenter l'arcane sans nom, la treizième carte des atouts du tarot. Un projet qui lui rappelle les tirages que pouvait lui faire sa mère, assises à la petite table du salon, et qui semblait lui délivrer des enseignements qu'elle seule semblait percevoir. Drina a peut-être vu trop grand, mais elle ne voyait pas faire autrement. Pour le moment, elle est parvenue à creuser la faux ainsi que la colonne de son effigie dans le bloc de pierre, et s'attaque aux bras tenant l'instrument. Seulement, si Drina pensait ne représenter la carte simplement sous la forme d'un squelette, depuis sa vision d'hier soir, elle se dit que, tout compte fait, elle représenterait bien l'arcane sous les traits d'une femme. Pas complètement humaine, mais ne faisant pas complètement partie du monde des Morts, non plus. Et puis, elle se dit qu'à force de tailler, les traits de son mirage finiront bien par revenir. Et c'est le cas lorsqu'elle commence à travailler l'une des mains, qu'elle veut déposer sur le manche de la faux. Ses gestes se font comme en automatique, et c'est bel et bien la main d'une femme qui se constitue sous ses doigts. Des phalanges fines, et longues. Des onglets taillés comme des pointes, des larmes.
Penchée sur un petit bureau, Drina se sentirait presque observée. Un regard, là, planté entre ses deux omoplates. Un frémissement. Un battement. Des picotements. Lorsqu'elle relève les yeux, elle comprend qu'il est déjà tard puisque la nuit tombe aux larges fenêtres du bâtiment. Elle s'est complètement dissociée, absorbée par son ouvrage. C'est la main de Säde contre son épaule qui la fait pleinement revenir dans ce monde-ci. Les deux femmes se sourient simplement, avant de faire un signe de la main à leurs amis, en se fixant rendez-vous pour ce soir.
Tous n'habitent pas dans la même résidence étudiante, et ils se doivent de prendre une douche et se changer afin de replonger dans la nuit, et réchauffer leurs corps avec de nombreux verres. Säde et Drina n'habitent qu'à deux portes l'une de l'autre, au même étage, dans le même immeuble. Les chambres sont réduites mais correctes. Säde rejoint Drina dans son appartement alors que cette dernière est assise à même le bureau, face au miroir, et applique des fards à paupières sur ses yeux. Son amie s'assoit à même le lit, dans un soupir, et triture les nombreuses bagues qui ornent ses doigts. Quelque chose la travaille, et elle n'ose pas encore se jeter à l'eau, et tenter de lui demander. Alors, c'est Drina, un peu plus forte tête, qui lui demande.
─ Qu'est-ce qui se passe ?
Säde sursaute en l'entendant, et les deux jeunes femmes se fixent à travers le reflet du miroir. Sur ses paupières, Drina a déposé du violet, et du noir. Un eyeliner fumé, terminé par des symboles d'étoiles, de lunes, ainsi que des paillettes. Sur ses lèvres, un gloss clair et tout en transparence, qui donne à sa bouche un effet mouillé.
─ Est-ce que tu comptes rentrer accompagnée ?
Säde arrive enfin à formuler, mais c'est difficile, sec, et bloqué dans sa gorge. Drina, affairée à son maquillage, hausse simplement les épaules, en fouillant dans la trousse, qui déborde à son côté.
─ J'y vais pour m'amuser avec tout le monde. Je ne cherche rien de spécial.
─ Mais si c'est le cas ?
Cette fois-ci, face à son insistance, Drina ne peut s'empêcher de retenir un petit soupir contrarié.
─ Ecoutes, on est pas ensemble, on se l'est toujours dit. Est-ce qu'on devrait arrêter ?
Même le visage bas et son regard inaccessible, Drina voit bien que les yeux de Säde s'ouvrent en grand, et que les paroles qu'elle lui dit la font souffrir. Mais Drina ne peut pas vraiment éviter le débat. Il n'a jamais été question d'être un couple, d'être ensemble. Elles s'apprécient en tant qu'amies, avec des nuits communes, mais Drina est restée claire, ferme ; elle ne désire pas de relation. Pas quand elle est à l'étranger pour un an. Pas quand elle a vu où cela a mené ses propres parents. Sur la défensive, Drina referme toutes ses palettes de maquillage et saute du bureau, afin d'enfiler ses Doc Martens, assise à même le sol, en face de Säde qui ne répond toujours pas.
─ Si ça te fait trop de mal, je préfère qu'on continue pas.
Drina ajoute en laçant ses chaussures. Elle se relève pour s'admirer devant le petit miroir dans l'entrée. Là où la rejoint Säde, dans son costume dont la chemise blanche est largement ouverte sur son buste.
─ Ça me ferait encore plus souffrir de pas t'avoir avec moi.
Reprenant son petit sourire, Drina glisse son sac à main sur son épaule et dépose un baiser humide sur la joue de Säde.
─ Alors, on fait comme ça.
La lumière s'éteint et la porte se referme sur elles.
⍋
Le bâtiment devant lequel ils se rejoignent tous, se saluent et s'embrassent ; à sans doute deux cent ans. Ils franchissent les marches de l'entrée principale, avant de déposer toutes leurs affaires dans le vestiaire. Ils sont dix, donc cela prend un peu de temps. Les premiers arrivés sont ceux qui commandent la première tournée, et trouvent des places où s'installer. Dans les trois pièces ouvertes aux soirées, trois ambiances musicales différentes. Dans la salle du bas, la variété. Dans celle du haut, sur la gauche, de la musique latino, et enfin, dans la troisième, à droite, toujours à l'étage, la house. Là où se rend la fine équipe. Drina trempe les lèvres dans son verre et se fait déjà entraînée sur la piste par Linn et Anker. Lorsqu'ils sont tous de sortie, les clans se font et se défont. Il y a les couples qui restent ensemble, se perdent, puis se retrouvent vers l'heure de fermeture. Ceux qui refusent catégoriquement de danser, comme Säde, Elvii', et Kåre. Et enfin, les derniers sont ceux qui vont rentrer avec des ampoules aux pieds ce soir, et le corps en sueur ; comme Drina.
Les chansons s'enchaînent, et le monde se répand un peu plus dans la salle. Les verres sont bus rapidement, et Drina se sent déjà un peu plus légère. Elle flotterait presque au-dessus du sol, et ça la fait rire. La musique résonne contre leurs tympans et les murs. Elle les fait trembler dans tous leurs corps, à les en chatouiller. Après un moment, Drina se sépare de Bryn et Anker, pour aller récupérer son sac à main, que Säde garde avec un certain zèle, tout comme son verre entamé. Drina descend les marches avec un peu moins de stabilité qu'à leur arrivée, mais lorsqu'elle parvient dehors pour allumer une cigarette, elle se serre dans son long manteau, et la fraîcheur de la soirée lui fait le plus grand bien.
Elle n'a demandé à personne de l'accompagner, et elle se fiche pas mal de louper un morceau de la soirée. Elle a besoin de ce moment, de cette solitude relative, coincée entre plusieurs groupes de fumeurs. Elle en aide d'ailleurs certains, bien trop alcoolisés, à traverser la cour. Elle rit avec ceux à qui elle prête un briquet. Mais, de nouveau, cette sensation d'être observée, d'être perçue. Alors, entre deux expirations, elle passe en revue les visages qu'elle distingue à peu près dans la pénombre.
Et là, un courant électrique lui parcourt l'échine. Elle est là. La jeune femme qu'elle a vue dans son demi rêve. Une grande brune toute habillée de noir, qui porte, elle aussi, les yeux sur l'assistance sans se mélanger aux autres. Ses cheveux lui courent sur les épaules. Ses bras nus sont bel et bien couverts d'encre et Drina a presque la sensation de, déjà, en connaître les dessins. Elle jette son mégot et se précipite presque vers elle, au pas de charge, pour ne pas la perdre, pour ne pas qu'elle lui échappe. Son cœur cogne fort, mais elle en fait abstraction. Drina a les jambes en coton, mais elle réduit bientôt la distance qui les sépare et se présente à elle.
─ Est-ce qu'on se connaît ?
Quand elle pose cette question, la brune ouvre de larges yeux ahuris, comme si elle se pensait invisible et que, finalement, on avait fini par la découvrir.
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