2 décembre
Comme attirée, entraînée par une force extérieure, et sans en connaître la raison ni la nature, Hedda s'est retrouvée, malgré elle, dans la même ville qu'occupe Oleksandra. Lorsque le phénomène a eu lieu, Hedda savait pertinemment qu'il était question d'un nouveau 'travail'. La première fois qu'elle a ressenti cette attraction, elle ne l'a pas comprise. Elle ne savait pas pourquoi, soudainement, ses jambes l'emmenaient d'elles-mêmes jusqu'à destination. Elle ne savait pas pour qui.
Mais, cette fois-ci, elle a su directement vers qui elle devait se tourner, dès qu'elle en a aperçu la silhouette dans ce terminal d'aéroport. Un courant électrique vif et brûlant, dans tout son corps, comme de petites flammèches en fuite, jusque sous son crâne. Devant elle, lourdes valises à la main et large sourire aux lèvres, se trouvait la nouvelle 'affaire' d'Hedda. Une jeune femme, à l'épiderme crème, sur lequel ses cheveux et ses yeux bruns ressortent parfaitement.
Cela fait plus de trois ans qu'elle est coincée dans cet emploi, si on peut l'appeler comme ça, et Hedda pensait que ce dernier job serait comme tous les autres. Rapide, simple, et comme tous les autres. Rien qui ne sorte de l'ordinaire.
Pourtant, elle ne parvient pas à le boucler.
Elle qui, depuis le départ, depuis qu'on l'a désignée, a toujours été efficace, et concise pour pouvoir se jeter dans sa prochaine mission. En espérant être enfin définitivement débarrassée de ce travail. Pour qu'enfin on la laisse tranquille, on la laisse aller, elle ne pense plus. Mais, ce que n'avait pas prévu Hedda, c'est l'attachement soudain qu'elle a ressenti dès le début pour Drina.
Pendant des jours, elle l'a observée, de loin, sans être perçue. Elle a senti son cœur se soulever en voyant les fossettes de Drina qui se creusaient le long de ses joues, dès qu'elle riait avec ses amis. Les paumes d'Hedda sont devenues moites en l'apercevant dans les nombreuses tenues de soirée auxquelles elle a assisté. Et, ses poumons sont devenus douloureux et vides de tout air quand Hedda a compris que la jeune femme à la peau hâlée, que Drina fréquente souvent, est en fait sa petite-amie.
Toutes ces réactions, Hedda ne se les explique pas. Elle se l'était promis. Depuis son trou noir et le briefing qu'on lui a tenu concernant sa nouvelle occupation ; elle s'était juré de ne plus se laisser faire par ses sentiments. De les faire taire, de ne plus en faire cas. Plus jamais. Mais, incontrôlables, ils la contraignent à faire traîner les choses. Parce qu'Hedda veut en savoir tellement plus, en voir et en apprendre sur Drina comme si elle le faisait en étant une part entière de son existence. Ce qu'elle n'est évidemment pas. Hedda est une ombre imperceptible. Un mouvement flou au second plan. Un léger souffle dans une pièce.
De nombreuses fois, Hedda a essayé de se glisser dans la chambre de l'étudiante, la nuit, sans un bruit, pour en finir avec tout ça. Sans succès. Hedda se retrouvait toujours, assise au bout du lit, à la regarder dormir avec une tendresse prête à déborder. Elle a aussi tenté de détourner facilement son attention pour provoquer un accident, que cela vienne de l'extérieur pour ne pas qu'elle s'y implique ; mais rien. Les voitures roulent au pas dans la ville, les pots de fleurs ne tombent pas du ciel, et les installations électriques sont au norme.
Hedda s'arrache les cheveux parce qu'elle est impuissante, dans l'incapacité de mener à bien son seul projet en cours. Les précédents lui apparaissent tellement plus simples désormais. Et elle s'est déjà fait reprendre par ses supérieurs, mais impossible de leur expliquer ce qui la retient, ce qui la bloque.
Alors, le soir, Hedda passe de longues heures à l'observer, dans sa chambre, lorsqu'elle est penchée sur son carnet de dessins, de croquis de sculptures. Ou dans l'atelier, quand elle sculpte. Ou bien au bar, quand elle est la première à s'y présenter et attend ses amis. En revanche, Hedda disparaît toujours, dès qu'elle comprend que Drina est accompagnée. Elle ne veut pas avoir de répercussions sur leurs vies, à eux, et ne peut pas se permettre d'être entraperçue.
Mais ce soir, dans la cour d'un des bâtiments prestigieux d'une des associations étudiantes, est différent. Parce que Drina la voit. Mais, surtout, elle lui parle. Elle prend contact. Les deux jeunes femmes se fondent dans le même monde, et ça ne devrait pas avoir lieu. Drina rentre dans sa sphère, dans son champ d'action, son rayon d'existence, et ce n'est pas correct. Ça ne devrait pas avoir lieu. Ça n'a jamais eu lieu. La tension d'Hedda s'emballe à cette simple rencontre, et en entendant le ton chaleureux qu'emploie Drina avec elle. Mais Hedda a le regard partout sauf sur son interlocutrice, mal à l'aise et avec la sensation que ses patrons peuvent les voir. Hedda panique, et son train de pensées s'arrête, il ne lui donne plus aucune solution, plus aucun moyen de fuir. Cela fait des années qu'elle n'a plus été exposée à ce genre d'interactions, elle se liquéfie sur place. Alors, à la suite de sa question, elle bredouille, penaude :
─ Non, je t'ai jamais vue.
Hedda ment mal, mais Drina semble la croire. Elle fronce les sourcils, une main au menton, comme si elle scannait les souvenirs auxquels se raccrocher, sa conscience, qui lui joue peut-être des tours. Et Hedda trouve cette attitude si attachante qu'elle en a les joues rosies. Elle fond.
─ Est-ce que je peux te payer un verre, alors ?
Drina demande de nouveau, pas prête à la laisser partir, quand elle touche si près du but, et Hedda s'effondre un peu plus à l'intérieur. Elle ne doit pas s'exposer à ses 'clients', elle ne doit ni les côtoyer ni leur parler, sauf dans les derniers moments. En dix minutes de temps, elle vient de bafouer toutes les recommandations et les règles que son travail lui impose. Hedda hésite toujours, la lèvre mordillée. Elle n'est même pas sûre de pouvoir le saisir et le boire, ce verre. C'est risible, et elle pourrait presque en rire. Entre elles, l'air crépite déjà et ce n'est pas bon signe, surtout quand autant de monde se tient autour d'elles. Hedda esquive.
─ Je crois que j'ai assez bu pour ce soir, je devrais plutôt rentrer ...
La voix d'Hedda traîne, parce qu'elle a autant envie de fuir que de discuter avec Drina toute la nuit. Mais elle doit garder la tête froide, fuir ses émotions qui sont censé avoir disparu, dont on la dépossédée, pour ne faire que raisonner, et agir. D'un signe de tête, Hedda va pour la dépasser et disparaître dans la foule, mais, l'alcool aidant, Drina ne se laisse pas faire, et la saisit par le poignet. Du moins, elle pensait l'avoir fait. Dans sa main, pas de tissu, pas de peau et encore moins de chaleur. Comme si elle avait attrapé du vent. Surprise, elle relève les yeux. La brune a déjà disparu comme un mirage. Encore.
⍋
La semaine qui suit est éprouvante pour Drina. Pas parce qu'elle a trop bu lors de cette soirée et, qu'en tant que poids plume, elle a du mal à s'en remettre, mais parce que depuis sa rencontre avec celle qu'elle croit être son rêve, un grésillement constant lui résonne dans le crâne et bouche ses oreilles. Un bruit blanc, continu et insupportable, qu'elle ne parvient pas à chasser, et dont elle ne comprend pas plus la présence. Un son douloureux qui la dérange, puis qui finit par la rendre irritable à mesure que les jours passent. Mal à l'aise, Drina s'isole, et ne répond pas aux messages ni aux appels de ses amis, et encore moins aux coups que donne Säde contre sa porte. Drina se barricade, même lors de leurs cours en commun, et encore un peu plus lorsqu'elle est à l'atelier. Enveloppée de larges sweats à capuche, plus rien n'est perceptible de son visage, et cela inquiète ses amis, évidemment.
Drina a du mal à se concentrer sur le théorique, mais au moment où elle est seule, face à son œuvre en cours, elle perçoit un instant de calme, de sérénité. Forcément, cette ambiance personnelle fait en sorte que sa sculpture ne fait que prendre de la hauteur, et se creuser de détails. Drina avance, et après sa rencontre nocturne, les traits qu'elle esquisse sur le visage de la statue se spécifient un peu plus, ils deviennent bien plus détaillés.
Secrètement, elle espère croiser de nouveau la jeune femme. Elle ne connaît même pas son prénom. Elle n'en a pas eu le temps. Elle ne peut se fier qu'à ce visage qui lui est vaguement familier. Peut-être qu'elle commence à perdre la raison, finalement. Si elle était persuadée que ce ne serait pas le cas, il est également possible qu'elle ne se fasse finalement pas au climat de cette nouvelle ville, de ce pays. Mais quelque chose cloche, parce que lors de ses premiers mois ici, elle n'avait pas tout ce trop plein d'émotions et de sensations.
A bien y réfléchir, Drina ne peut pas rester coincée dans cet atelier à longueur de journée, parce qu'il s'agit de son seul refuge. Elle veut tenter une expérience, alors elle appelle Anker et Bryn. Si elle est condamnée à subir cette gêne, autant qu'elle essaie de la noyer dans de l'alcool et des joints. Après une semaine d'absence, de présence fantôme, Drina se raccroche aux liens qu'elle a tissés.
Encore une fois, ils se retrouvent dans un des bâtiments mis à disposition par les associations étudiantes, afin de proposer des soirées. Drina suit le mouvement, mais ne participe pas vraiment aux conversations qui fusent. Elle est ailleurs, à l'écart. Ce soir est un essai et elle en est la seule au courant. Elle veut provoquer sa chance, faire en sorte de trouver une solution à son problème. Sa décision n'est peut-être pas la meilleure qu'elle ait trouvé, mais après trois verres, elle se sent déjà bien moins écrasée par ses symptômes. Le quatrième lui fait enfin perdre ce sifflement. Le cinquième l'a fait rire aux éclats.
Et, lorsqu'ils sortent de la boîte, après sa fermeture, les quelques mètres à pieds pour rejoindre leur résidence rendent Drina maladroite, mais hilare. Elle divague. Elle ne marche pas droit et Säde se doit de rester à son côté pour la retenir par l'épaule afin de la remettre sur le trottoir et faire en sorte qu'elle ne se retrouve pas en face d'une voiture.
Mais lorsqu'ils franchissent un pont pour rejoindre la vieille ville, Drina trébuche et bascule dangereusement vers l'eau. Säde ne l'a pas vu faire, quelques pas devant elle, mais Drina a été retenue dans les airs. En suspens, bloquée dans l'espace par une force invisible. Cette force, c'est Hedda qui s'est matérialisée auprès d'elle, comme par magie et d'un seul coup. Elle l'a retenu par les hanches. Deux secondes de vide où elles se regardent intensément, comme si elles se reconnaissaient de nouveau. Drina ne l'a pas entendue ni vue. Est-ce qu'elle l'a suivie ? Dans tous les cas, cette apparition fait désaouler Drina d'un seul coup, et lui laisse la bouche ouverte, de choc, sans que rien n'en sorte. Alertés par sa sortie de route, ses amis reviennent à elle, et ne peuvent pas s'expliquer comment Drina n'a pas pu tomber. Ils mettront cette vision sur le compte de l'alcool, qu'ils ont tous bu en grandes quantités, mais leur incrédulité fait également comprendre à Drina qu'ils ne peuvent pas voir la silhouette sombre qui la retient.
Lorsque Hedda la libère et qu'ils se remettent en route, Drina jette un dernier regard en arrière, histoire de signifier à Hedda qu'elle a besoin qu'elle la rejoigne dans sa chambre, et dès ce soir.
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