3 décembre

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Tous répartis dans les chambres de la résidence étudiante à leur arrivée, Drina a dû feinter de ne pas se sentir bien pour pouvoir se retrouver seule dans la sienne. Vertiges, nausées, tout y est passé pour être certaine que personne ne viendrait déranger et perturbé son rendez-vous nocturne. Parce que même sans se l'être dit, Drina sait qu'Hedda ne se représentera pas si elle se trouve accompagnée. Lorsque sa porte se referme sur une Säde, inquiète, prête à dormir sur un matelas, à même le sol mais toujours près d'elle, Drina allume les lumières de son petit salon et découvre son mirage, assise en suspens sur le rebord de la fenêtre entrouverte, avec un flegme certain. Alertée, Drina s'approche vivement.

─ Descend de là, tu vas tomber.

Drina ne crie pas, de peur d'alerter les autres, et qu'on la prenne pour une folle à parler toute seule de la sorte, ou pire, qu'on croit qu'elle ait fait entrer, malgré tout, quelqu'un entre temps, avec elle. Mais Hedda hausse simplement les épaules, en lui assurant qu'il n'y a aucun danger à sa position actuelle. Alors, elle ne bouge pas, et Drina reste stoïque, crispée face à elle.

Puis, en voyant qu'elle ne la fera pas changer d'avis, Drina prend le temps de retirer ses chaussures et s'assoit sur son lit pour continuer de la regarder. Vêtue de noir des pieds à la tête, Drina doit cligner des yeux plusieurs fois pour arrêter de voir cette espèce de fumée noire qui voltige tout autour d'elle, comme une voilette brassée par les vents. Parce qu'il n'y a ni brise ni embruns à l'intérieur, alors que Drina croit tout de même sentir une odeur iodée.

Le silence remplit la pièce, et il est plein de questions, d'incompréhensions. Drina hésite à faire ce grand saut, et Hedda la laisse venir, parce qu'elle n'a jamais été confrontée à ce genre d'interrogatoires. Il n'a jamais été question de discuter avec ses affaires. La plupart du temps, elle se tient dans les ombres, et attend son moment. Mais désormais, à ce moment, il n'en est absolument plus question. Elles ont déjà traversé cette limite. Et, quelque part, Hedda veut aussi donner sa chance à Drina, de comprendre, et de voir comment les choses sont dans son monde. Elle veut lui ouvrir cette porte, et laisser la magie s'infiltrer dans son existence. Hedda n'a jamais eu cette envie auparavant, mais pour une raison qui lui échappe, l'apprentie sculptrice fait exception.

─ Comment t'as fait pour savoir où j'étais ?

Drina se lance enfin après de nombreuses tergiversations intérieures, et Hedda lui donne un simple haussement d'épaules, comme si tout ce qu'elle s'apprêtait à lui expliquer n'était que simple, et facile à comprendre, logique. Ça ne l'est pas. Elle pousse cette fenêtre.

─ Je l'ai ... Ressentis.

─ Donc toi, dès que tu sens qu'une inconnue est en danger, tu accours ?

Petit rire d'Hedda à la suite de cette question. Drina n'est plus une étrangère, et Hedda vient tout juste de faire la paix avec sa décision personnelle, prise mais qu'elle sait déjà butée. Elle a sauvé une âme d'une mort certaine, et ce n'est pas dans l'ordre des choses. Ça n'a pas sa place. Ça ne devrait pas être. Son monde se fissure lentement.

─ Tu ne le sais sans doute pas, mais je suis liée à toi, j'ai une mission à accomplir.

Drina fronce les sourcils, encore un peu plus perdue que lors de leurs premiers échanges. Ses paroles ne font aucun sens, et elles sonnent comme une sorte de prophétie sortie de nulle part, tout juste créée pour pouvoir convaincre et manipuler. Dans ses pensées, Hedda jette un œil à la rue déserte, en dessous d'elle, cinq étages plus bas. D'une voix basse, elle lance. Elle n'a plus rien à perdre, désormais.

─ Je suis le Cocher.

─ Pardon ?

─ Tous les ans, la dernière personne qui meurt le dernier jour de l'année devient le Cocher. Sa tâche est d'amener les morts à bon port de l'autre côté pendant un an. En revanche, si personne ne meurt à cette date l'année suivante, le Cocher ne change pas, et c'est mon cas.

Un long silence se diffuse de nouveau entre elles. Drina fixe Hedda si intensément que cette dernière pourrait prendre feu. Mal à l'aise, la brune se frotte l'épaule, et fuit son regard. Quand elle se tourne de nouveau vers Drina, c'est parce qu'elle s'est mis à rire à s'en tenir les côtes. Ce rire est, au choix, nerveux ou ivre ; mais la jeune femme ne la prend pas du tout au sérieux. Deux réalités se percutent et ne font pas bon ménage. Elles ne peuvent perdurer en un même ensemble. Hedda se mordille la lèvre, gênée, et se redresse, elle pénètre enfin complètement dans la pièce. Les bras croisés, elle considère de nouveau l'étudiante.

─ Je devrais y aller.

─ Non, reste ! C'est juste ... Ça n'existe pas, ce genre de choses.

Ça existe si on y croit.

Ces dernières paroles proviennent de la personne qui a confié cette tâche à une Hedda dans le même état que l'artiste en ce moment, mais elles résonnent en Drina, parce qu'elles se rapprochent de celles que sa mère lui confiait lorsqu'elle a décidé de quitter mari et enfant, pour s'isoler à la montagne, et vivre au grand air. Aline, qui a toujours été connectée avec ces choses, ces mondes parallèles, de près ou de loin. Aline aurait sans doute compris, elle. Elle y aurait cru sur le champ. Un frisson passe sur les épaules de Drina, tandis qu'elle baisse les yeux sur ses doigts triturés.

─ Imaginons que je te crois, tu es venue pour moi ?

Doucement, lorsqu'elle porte de nouveau les yeux sur elle, Drina peut voir Hedda hocher la tête, définitive, et les traits gris.

─ Je vais mourir bientôt ?

─ Je ne sais pas. Je n'ai pas eu plus d'informations à ton sujet.

Au tour de Drina de secouer vaguement la tête. Drina a de nouveau un petit rire brisé et ironique, ses prunelles café dans le vague. La jeune femme est secouée, choquée, mutique. Alors, Hedda s'assoit lentement contre son bureau, dos au miroir, où son reflet ne glisse pas. Hedda n'existe nulle part ailleurs que dans les yeux de cette jeune femme endommagée et désorientée. Elle s'y accroche, forcément.

─ Tu peux me faire confiance ou non, mais ma seule présence devrait te convaincre.

Drina replonge lentement mais sûrement dans les abysses. Celles qu'a apporté la mort de sa mère. Elle porte ses deux bras autour de ses épaules, et serre.

─ Tu sais ce qui est arrivé à ma mère ?

─ Je sais comment elle est morte, oui.

Vivement, pleine d'un espoir désespéré, Drina la considère de nouveau avec force. Ses yeux sont larges, ronds, comme si Hedda représentait l'objet de tous ses tourments, mais aussi sa solution.

─ Qui a fait ça ?

─ Je ne peux pas te le dire.

Outrée, Drina va pour lui balancer une insulte bien sentie, mais se ravise. Peut-être que tout ça ne se joue que dans sa tête finalement, peut-être que la silhouette avec qui elle échange depuis quelques minutes n'est tout simplement pas réelle, pas présente ; que sa raison, à l'approche de cette date anniversaire, lui fait croire à des mirages qui n'existent pas et s'effaceront bientôt, dès qu'elle rouvrira les yeux.

Mais pour l'instant, elle est toujours là, affublée d'ombres mouvantes, et le regard attristé, emplie de compassion à son égard. Drina se racle la gorge pour se ressaisir, et elle passe devant Hedda pour pouvoir allumer une cigarette. Ses jambes sont en coton de toutes ces révélations, elle flanche légèrement.

─ Aucune idée si tu mens ou pas, mais j'aimerais te demander au moins une chose.

─ J'écoute.

─ Laisse-moi au moins finir ma dernière sculpture, après ça, tu fais ce que tu veux. En imaginant que t'es pas une de ses illuminés qui veut m'enrôler dans une secte.

Hedda glousse de nouveau avant de repousser et d'ouvrir la fenêtre en grand pour qu'elle puisse se tenir toutes les deux face à celle-ci. La nuit les accueille, calme, et silencieuse. Là, Hedda lève une main vers elle, et dans le creux de sa paume, un filet noir se forme. Un filet qui s'étire et se tord jusqu'à matérialiser une faux qu'elle saisit. L'instrument n'est pas rutilant, usé et usé encore, il semble lourd, difficile à manier. Pourtant, entre les mains fines et pâles d'Hedda, il ne semble peser que très peu. Fascinée, Drina ne peut s'empêcher de fixer l'instrument funeste. Elle l'analyse sous toutes les coutures, elle note des détails dans sa tête, et force sa concentration pour esquisser dans sa tête. Hedda continue de sourire, et elle se penche à son oreille.

─ Un sursis, et je m'occupe de toi.

Drina frissonne de la tête aux pieds à l'entente de sa voix basse, et rauque. Un ton qui la réchauffe vivement, et fait de nouveau vibrer l'air. Quand elle rouvre les yeux, la silhouette a été aspirée par la nuit.



Toute la nuit, Drina s'est repassé en continu leur conversation, ces explications qui semblaient si simples, et logiques dans la bouche d'Hedda, mais qui, rapportées à sa propre vie, sont farfelues et incroyables. Drina se mordille le bout de la langue, quand elle se fait la réflexion qu'elle ne lui a toujours pas demandé son prénom. Mais peut-elle même le lui donner ? Peut-être que si elle le lui révèle, cela fausserait encore plus sa mission et sa condition ? Drina n'en a aucune idée, elle divague parce qu'elle doit se faire à un monde qu'elle ne pensait pas exister, à des faits qui n'auraient pas dû interrompre sa petite vie simple, sa propre perception des choses, et du monde. Mais ce trop plein est , et mille questions lui viennent en tête. A tel point que cela la tient éveillée.

Et encore un peu plus le fait qu'elle sait ce qui est arrivé à sa mère.

Drina devait avoir neuf ans. Elle a toujours connu Aline un peu distante, dans ses pensées, proches d'évènements et de perceptions que personne d'autre qu'elle ne pouvait voir. Vadim, son père, et elle, ne se sont jamais mariés. Sa mère a toujours refusé de voir son nom de famille apposé à côté de celui de l'homme auprès duquel elle partageait déjà sa vie depuis de nombreuses années. Drina se souvient que, lors d'un repas, en plein été, chez Thom et Erik, des amis d'enfance de longue date d'Aline ; celle-ci parlait de cette volonté qu'avait Vadim de vouloir la garder, l'emprisonner, presque. Lorsque la petite tête, châtain à l'époque, de Drina s'est présentée à la table, en pyjama, ils ont tous les trois arrêté de parler, et le climat était étrange. Sa mère avait l'air de ne pas dire toute la vérité, de s'en retenir pour ne blesser personne. Toujours est-il que six mois après cette conversation nocturne, et prise sur le vif, Aline faisait ses valises, un matin, et ne leur laissait qu'un simple mot, disant qu'elle avait besoin d'espace et de solitude, et que sa propre fille n'avait pas à se sentir coupable de ce départ. En revanche, Vadim n'en était pas exempté. Elle le visait sans doute directement.

Aline n'est jamais revenue vivre dans cette maison. Elle est morte avant de pouvoir le faire.

La police l'a retrouvée deux jours après sa mort, dans son ranch éloigné de tout, installé dans la montagne, suite à l'appel d'une de ses voisines, inquiète de ne pas la voir sortir s'occuper des chevaux, ni de passer la voir. Dans le salon, des traces de lutte, et son sang à peine caché, maquillé, nettoyé. La petite maison en bois s'est allumée comme un sapin de Noël, sous le Bluestar.

Dès que les investigations ont commencées, les enquêteurs ont été capables de mettre en lumière, sans trop de difficulté, le fait qu'Aline côtoyait deux hommes. Des amants. Des confidents. Des amis, peut-être aussi. Mais ils n'ont pas pu être incriminés. Ils n'étaient pas dans la région ce soir-là. Ou possédaient des alibis solides avec des témoins. En lisant leurs dépositions, bien plus tard, lorsque l'affaire ne s'est soldé que par un "non élucidé", écrit au feutre rouge sur la chemise du dossier ; Drina a compris qu'il s'agissait d'une affaire bien plus complexe, concernant des personnes inconnues, mais qui en savent pourtant tellement plus.

Son père, en revanche, ne s'est jamais fait à ce jugement. Il est resté persuadé que l'un de ses deux hommes était coupable. Responsable de la disparition de la femme de sa vie, la mère de son enfant, la seule personne capable de le comprendre et de le voir. Vadim ne vit désormais que pour ça. La maison d'enfance de Drina est devenue un autel, un recueil de souvenirs mais également de tout ce qui se rapproche de près ou de loin à l'affaire criminelle. Il lit tout. Sélectionne des articles de Presse, qu'il dépose sur les murs, partout, dans chaque pièce. Vadim est fixé parce qu'il est incapable de comprendre, d'avancer, et que s'il arrête d'y réfléchir, il devrait le faire mais sur sa propre vie, et c'est sans doute ce qui l'angoisse le plus.

Depuis qu'elle est arrivée, Drina ne l'a pas appelé. Elle ne lui a envoyé que de simples messages courts, lui indiquant qu'elle était bien arrivée, bien installée, et que les cours se passaient bien pour elle. Mais Drina a appris à ne pas s'attarder avec son père. Parce qu'à la moindre hésitation, à la moindre faiblesse ; il rapprochera le sujet à la disparition de sa mère, et des potentielles pistes qu'il a découvert, et qui, avec le temps, n'en sont tout simplement pas. Son père est obnubilé, en rage et désespéré, quand tout ce que Drina veut faire, c'est son deuil, et relever le couvercle de cette boîte qui contient ses sentiments, ses rancœurs, et ses blessures, seulement quand elle sera prête à le faire. Ce qui n'est pas vraiment le cas, du haut de ses vingt ans.

Mais entendre cette révélation de la part d'Hedda, la replonge doucement dans ses souvenirs, des odeurs et des paroles qui sonnaient comme prophétiques de la part de sa mère. Drina peut sentir la vérité lui brûler les phalanges, sans pour autant être capable de la saisir. Et c'est sur cette pensée qu'elle s'endort enfin.



Le lendemain, au réveil, à la première gorgée de café qu'elle boit dans l'atelier encore froid, Drina se fait la réflexion que le sifflement qu'elle entendait, a disparu. Est-ce le fait de sa dernière rencontre avec son mirage ? Ses révélations ? Dans l'incompréhension, elle chasse cette pensée, et se lève pour rassembler ses outils afin de poursuivre son rendu scolaire. Drina veut avoir fini les détails de la faux d'ici la fin de la semaine, et de l'avoir vu apparaître hier soir, aide pour beaucoup. Drina marche à l'observation, puis l'obsession.

Mais alors qu'elle s'affaire à sa sculpture, un tableau se décroche du mur, non loin d'elle, et claque violemment contre l'un des bureaux à son côté. Ses instruments en sont projetés et tombent tout près d'elle, pratiquement à la blesser. Quand le fracas s'arrête et que le silence revient, Drina a comme la sensation qu'on a essayé de la viser. Qu'on a essayé de lui faire du mal.

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