4 décembre
─ Pourquoi lui avoir tout révélé ? Et, surtout, à quoi rime ce marché ridicule ?
En face d'Hedda, trois masses sombres et informes, qui ne l'ont convoquée que pour la reprendre, la réprimander. La jeune femme a envie de leur hurler qu'elle n'en a jamais voulu, de cette fonction, qu'on lui a imposé, sans son avis, et que, désormais, elle se retrouve si coincée avec elle, qu'elle se permet désormais des libertés avec ses chantiers funestes.
─ Elle finira bien par passer de l'autre côté, ne vous en faites pas.
Hedda répond froidement, les dents serrées. Puis, elle relève un regard de défi vers ces trois ombres, les mains sur les hanches.
─ Je lui accorde sa sculpture, parce que c'est sans doute le plus grand projet de sa vie, après ça, je l'emmène.
Le jury qui lui fait face, voyant que leur Cocher ne changera pas d'avis, émet un grognement rauque d'accord difficile. Cette solution ne leur plaît pas, mais ils n'ont qu'Hedda pour exécuter, alors ils doivent également se faire à ses conditions. Et lorsque Hedda quitte la chambre du conseil, elle a un petit sourire aux lèvres, satisfaite de les avoir fait plier alors qu'elle n'en a jamais eu l'occasion.
Elle trépigne presque de retourner dans le monde des vivants pour pouvoir observer Drina, mais également la voir travailler sur son œuvre, avec cette minutie et ce souci du détail, qui la caractérisent.
⍋
Et, effectivement, au matin, Hedda se glisse derrière les larges fenêtres où personne ne peut l'entrevoir, à part celle qu'elle vient voir. Mais la brune fronce bientôt les sourcils quand elle voit que Drina a les sourcils froncés, et qu'elle porte une expression perdue. Elle est aux côtés de Säde et Viljami, et semble tendre l'une de ses mains devant elle. Säde navigue entre l'un des bureaux et Drina. Des cotons, une bouteille de désinfectant, des bandages. Est-ce que Drina s'est blessé en sculptant ? Connaissant ses nombreuses années de pratique, cela semble étrange. Au tour d'Hedda de froncer les sourcils, tandis qu'elle vise, de l'extérieur, la blessure de Drina.
Celle-ci la repère bientôt, et a un mouvement d'arrêt. Mais, étant donné qu'elle est la seule sur Terre à pouvoir la confondre, Hedda lui fait signe maladroitement de retourner avec ses amis, à sa tâche. S'ils l'attrapent en fixant un point bien précis, ou l'interrompant dans une conversation qu'elle aurait avec du vide ; ils penseront sans doute qu'elle a perdu la raison. Et Hedda se refuse de la mettre à l'écart.
Drina hoche doucement la tête comme si elle le faisait en son for intérieur, et va s'asseoir de nouveau en face de sa statue. Elles s'expliqueront plus tard, seules, dans le secret de la nuit.
─ T'es sûre que ça va ?
─ Mais oui, je te l'ai dit, rien de grave. J'ai mal attrapé ma râpe, c'est tout.
Drina joue faussement les empotées, tandis que Säde ne la lâche pas des yeux. Elle s'installe d'ailleurs non loin d'elle, tandis que Vil', Anker et Elvii' déposent leurs affaires dans la salle adjacente avant de venir aux nouvelles auprès de leur amie. Drina est touchée de leurs attentions, mais elle tente néanmoins de les chasser avec son petit sourire mielleux. En réalité, depuis qu'elle a vu Hedda, elle trépigne de sortir. Et c'est ce qu'elle fait, en justifiant une pause cigarette.
Drina n'ose pas encore se l'avouer, mais toute l'inquiétude et la compassion que lui porte Säde commence à l'irriter. Elle lui a pourtant bien signifié qu'elle ne voulait pas qu'elles aillent plus loin. Mais Säde s'accroche et Drina sait déjà pertinemment qu'elle devra prendre les choses en mains, et lui donner sa décision d'arrêter de se voir comme ça. Drina n'est pas pour briser les cœurs, mais encore moins de laisser croire des réalités qui n'existent en aucun cas.
L'étudiante expire sa fumée, et penche la tête pour tenter de découvrir Hedda. Mais celle-ci se matérialise à partir de rien, subitement à son côté, dans un bruit de vent dans les feuilles, à l'en faire sursauter. Une réaction qui l'a fait sursauter tandis que la sculptrice fait la moue.
─ Est-ce que tu pourrais arrêter de faire ça ?
─ Ne me regarde pas, il n'y a personne.
Drina se ressaisit, et obéit. Feignant de regarder au loin, dans les cimes et contre les bâtiments du campus alentour. Hedda croise les bras, et inspecte sa main des yeux.
─ Qu'est-ce qui s'est passé ?
─ Un tableau est tombé, ça a fait tomber mes outils et j'ai essayé de les attraper au vol.
Hedda émet un son grave de réprobation. Etrange coïncidence quand leur conversation ne date que d'hier soir. Drina projette sa cendre, en silence, attendant de savoir ce qu'Hedda a à lui dire, en venant la trouver si tôt dans la matinée.
─ L'accord est passé pour ton sursis.
─ Je sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle.
─ On y passera tous.
Hedda philosophe, mais ce qui titille vraiment Drina, ce n'est même pas sa condition personnelle, mais bien le sort qu'on a réservé à sa mère. Tout a trop tergiversé dans sa tête, pour qu'elle ne demande pas, de nouveau.
─ Même quand c'est quelqu'un qui provoque notre mort.
Hedda se crispe un peu parce qu'elle sait parfaitement où va Drina en lui donnant ce genre de parole. Du coin de l'œil, Drina voit qu'Hedda a repris cet aspect vaporeux. Et c'est encore un peu plus vrai à la pleine lumière du jour, même couvert et hivernal. Quelque part, Hedda la fascine. Elle a tant d'interrogations pour elle, qu'elle doit se contenir comme une enfant.
─ Je ne peux rien te dire.
─ Je vais mourir, qu'est-ce que ça change ?!
La voix de Drina monte, et dans son emportement, elle n'a pas pu résister à se tourner vers Hedda. Celle-ci ouvre de grands yeux ronds. D'un point de vue extérieur, on pourrait croire que Drina se dispute. Avec elle-même. Hedda soupire en se frottant les yeux, tandis que dans leurs dos, une porte s'ouvre déjà. En sort Säde. Hedda se dissout dans l'air, sans en dire plus, et Drina commence à détester ces fuites en avant.
⍋
Säde l'a remarqué, depuis quelques jours, Drina est l'ombre d'elle-même. En revanche, ce matin, elle semble enfin avoir retrouvé cette lumière dans son regard et de la couleur à ses pommettes. Après leurs derniers cours, le groupe d'amis artistique décident de s'installer dans un café. Viljami dessine des petites fleurs sur les partitions d'une Linn qui essaie de réviser. Anker et Elvii' parlent d'une exposition qu'ils aimeraient aller voir en ville. Tandis que Pia et Bryn se tiennent tout près du comptoir pour récupérer leurs commandes. Seules restent Drina et Säde, dans leur monde. Elles ne se parlent pas, et n'interviennent pas plus dans les conversations en cours, mais Drina sent bien la pression du regard clair de Säde pour qu'elle le fasse. Pia et Brynn déposent chacune des tasses fumantes devant leurs propriétaires, et c'est le moment que saisit Drina pour lancer le sujet.
─ Vous croyez en quelque chose ?
Le silence s'abat alors sur la table, et tout le monde se tourne vers Drina, qui ne scille pas. Säde fronce les sourcils, son menton dans une main.
─ Tu vas nous dire que tu rentres dans une secte, là ?
Vil' raille, dans un large sourire, tandis que Linn lui donne un coup de coude entre les côtes bien senti. Drina lui rend son expression, en déposant les deux paumes contre la porcelaine de sa tasse.
─ Pas du tout. Je me posais juste la question.
La soudaine interrogation de leur amie flotte par-dessus l'assemblée qu'il constitue. Personne ne la prend pour quelqu'un de barré, ils se plongent réellement dans une réflexion monastique.
─ Je crois aux énergies, aux pierres.
Säde est la première à se jeter à l'eau. Drina avait déjà connaissance de ses pratiques, mais elles ne s'y sont jamais plus penchées que ça.
─ J'aime à me dire qu'il y a une vie après la mort.
C'est Anker qui relance, de son côté, en entrelaçant ses doigts à ceux de Bryn.
─ Une réincarnation ou autre chose ?
Drina continue ses questions, autant parce qu'elle est intéressée, sincèrement, par leurs visions des choses, qu'elle a besoin de poser des questions elle-même, et d'ouvrir une réflexion.
─ Aucune idée, j'aime juste me dire que même si je fais n'importe quoi dans cette vie, je pourrais toujours me rattraper dans la prochaine.
─ Il va au moins t'en falloir une centaine, dans ce cas.
Elvii' raille, avant de taper dans la main de Säde, qui avait la même réflexion sur le bout de la langue. Après une gorgée de café, Drina reprend.
─ Et si, toutes les histoires de magie et de fées qu'on vous racontait quand vous étiez petits, étaient vraies ? Vous y croiriez ?
─ Ça serait trop cool !
Vil' éructe, tout sourire, tandis que Linn essuie la trace de lait qu'il porte à la moustache.
─ Je veux dire, si les Dieux existaient, j'en serais.
─ Même dans cette société ?
Säde ouvre enfin la bouche, elle se retient de ne pas se rapprocher de Drina, qui lui refuse tout, en ce moment. Sourcil haussé, elle questionne Vil' du regard, à travers la table.
─ Mes parents m'ont raconté toutes ces histoires, et je crois que j'y étais sensible. Donc si on me disait que tout ça était vrai, je le serais encore, je suppose. Ça serait même rassurant de les avoir.
Rassurant. Drina a bien du mal à voir et comprendre comment la présence d'Hedda dans sa vie peut l'être. Perdue dans ses réflexions, le débat reprend mais elle n'écoute plus vraiment. Le regard aux larges baies vitrées, elle se demande bien ce que son ombre peut faire en ce moment. Mais avant qu'elle n'ait pu imaginer une réponse, un large fracas se fait entendre au-dehors. Tous les étudiants à l'intérieur se lèvent brusquement et se précipitent dehors. Un orage ? Un accident de voiture ? Un séisme ?
Quand ils arrivent dans une rue adjacente au café, ils sont tous choqués de voir un rocher de plusieurs tonnes, comme posé là, en pleine rue, non loin du café où ils discutaient encore joyeusement il y a quelques minutes.
Comment a-t-il pu arriver jusqu'ici ? Les montagnes les plus proches sont à quelques dizaines de kilomètres.
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