5 décembre

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Le monde de Drina se rétrécit. Il se réduit drastiquement entre sa chambre étudiante, où elle reste seule, épuisée et emplie de doutes ; l'atelier de sculpture et les salles de classes ; et enfin son groupe d'amis et tous les endroits où ils se rendent, de jour comme de nuit. Les jours ternes défilent, sans qu'elle ne mette les mots sur ses pensées.

Il manque quelque chose à Drina. Depuis leurs derniers échanges devant le bâtiment des Arts de style Victorien, Hedda n'est pas réapparue. Elle se cache dans les ombres, elles communiquent avec elles, mais elle ne franchit pas la limite, elle ne pénètre pas dans le Monde des Vivants. Drina sait qu'elle l'observe, de loin, en arrière-plan ; elle n'est juste pas capable de la voir, de l'attraper sur le fait. Et cette absence crée une langueur, une frustration qui la pique. Drina a encore tant de questions, et de choses à lui dire, que ce silence forcé est insoutenable.

Mais, plus elle y pense, et plus l'apprentie sculptrice se rend compte qu'il n'y a pas que ces choses-là qui lui font défaut. La chaleur de sa voix, la brillance de ses yeux marins et la pâleur de sa peau, que Drina imagine douce. Tiraillée, la jeune femme jette toutes ses frustrations dans son projet artistique en cours, et déjà, elle peut voir que les traits du bloc de marbre se sont modifiés. Ils sont plus profonds, plus vrais, plus proches d'une réalité que sa créatrice est la seule à percevoir.

Après l'incident de l'éboulement en pleine rue, que les autorités ont tout juste été capables d'expliquer, Drina a remarqué que certains événements ne sont pas là par hasard, puisqu'ils continuent de se produire, à répétitions et tout près d'elle.

Un après-midi, en rentrant des cours en compagnie de Vil', Elvii' et Säde, en traversant une rue, les quatre étudiants ont pu voir un accident de la circulation se produire sous leurs yeux, en direct, à la seconde près. Rien de grave, mais Drina peut encore entendre le crissement des pneus puis le bruit sourd de la taule froissée, qui résonnent en elle comme un écho menaçant. Un frisson le long de la colonne, tandis que Drina se demande si tous ces faits sont là pour la menacer ou pire.

Hedda ne possède pas la date de sa mort, et lui a accordé une prolongation de sa propre vie. Mais à quel prix ? Est-elle en mesure de faire ça ? En a-t-elle le droit, mais surtout, le pouvoir ?

Voguant dans l'épaisseur de ses réflexions, Drina essaie de sourire à travers ses doutes, assise en classe, alors que le soleil se couche en plein milieu de l'après-midi, au-dehors.

─ On pensait aller au restau', pour fêter l'anniversaire d'Elvii'.

Drina recolle à la réalité lorsqu'elle entend la voix de Säde, tout près d'elle, et pourtant comme revenue des profondeurs, de manière lointaine. Drina se tourne alors vers elle, et ne change pas d'expression. Elle se doit de rester calme, de rester enracinée dans le peu d'existence qui lui reste, dans son présent qui lui est compté, à entendre Hedda. Et puis, elle ne peut pas continuer de s'amuser à provoquer le surnaturel. Elle a toujours fait sans, elle se doit de continuer. Alors, elle hoche doucement la tête pour signifier son accord. Le cours se termine enfin. Les deux étudiantes rentrent ensemble.

─ T'as encore mal ?

Säde demande en visant des yeux le bandage qui est moins étendu, mais qui trône cependant toujours autour de sa main.

─ Ça va. Je peux de nouveau sculpter comme je veux.

─ Je te trouve ailleurs en ce moment, pas étonnant que ça te retombe dessus.

Piquée à vif, Drina lui colle son poing dans l'épaule, et ça fait rire Säde. Alors, par mimétisme, Drina sourit aussi, en fixant ses pieds, qui l'emmènent jusqu'à leur résidence.

─ C'est rien. Juste un peu de fatigue, je suppose.

Säde ne se sent pas d'en rajouter plus, ce n'est pas par hasard que Drina ne lui explique pas toutes ces choses dans leur totalité. Elle tient sûrement à les garder pour elle-même, et Säde en fait de même. Elle le comprend.

En revanche, elle ne saurait pas s'expliquer la vivacité avec laquelle Drina saisit son poignet à la sortie de l'ascenseur, et la plaque bientôt contre la porte de son appartement pour l'embrasser. Drina agit sur un coup de tête, elle ne contrôle pas bien son corps ni ses émotions, mais elle croit avoir besoin de contacts, de chaleur et d'humidité. Elle a promis de ne plus solliciter l'inexplicable, pour autant, elle sait très bien que ses agissements finiront d'appeler Hedda auprès d'elle, Drina en est convaincue.

─ On va être en retard ...

Säde se plaint contre ses lèvres, mais cède bientôt. Drina ouvre sa porte et la laisse claquer sur elles, tandis qu'elle déshabille rapidement son amante et qu'elles se glissent toutes les deux sous les draps. Une faible guirlande allumée. Des soupirs. Des caresses. Et un air qui se réchauffe rapidement. Leurs téléphones sonnent des nombreux messages qu'on leur envoie, mais rien ne bouge, sauf leurs peaux qui se mélangent et se ponçent comme blocs de marbre.

Proche d'une certaine petite mort, Drina repère, du coin de l'œil, de façon floue, avec quelle dureté Hedda la fixe, dans un coin de la pièce. Elle a les bras croisés contre sa poitrine, et roule des yeux lorsque Drina prend les devants et surplombe bientôt Säde. Essoufflée, Drina maugrée, dans un souffle, à l'attention de son ombre personnelle et presque quotidienne.

─ Je suis occupée, tu peux m'ignorer une autre fois.

─ Quoi ?

─ Rien.

Säde demande, perdue, de la sueur qui lui perle au front. Drina saisit de nouveau son visage entre ses mains, et l'embrasse avec vigueur. Dans leurs dos, la masse est devenue informe puis disparaît dans un crépitement.



Un arbre s'écroule sous la force du coup de poing qu'Hedda lui donne. Elle est en rage d'avoir été convoquée puis congédiée de la sorte. Drina lui fait payer son silence, et l'écarte de sa vie. Mauvais grésillement dans l'air, Hedda a la faux qui la démange. Tout pourrait être beaucoup plus simple si elle ne s'était pas attachée. Tout serait différent si elle avait déjà renvoyé Drina où elle se devrait d'être, et qu'elle était passée à autre chose dans le même mouvement.

Hedda a été accablée par toutes les calamités qui se rapprochent de plus en plus de Drina, sans que la vivante n'en soit pleinement au courant. Et si ces choses se produisent, c'est autant parce que les sentiments d'Hedda sont contre-nature, que le Conseil cherche à accélérer le mouvement.

Hedda se mordille la lèvre, hors d'elle. Derrière ses yeux, sous son crâne, passent et repassent les dernières images qu'elle a observées. Hedda s'est éloignée de la ville, de peur que sa rage brûlante, piquante, ne porte sur des passants ou des automobilistes. Baignée de lune, au milieu des résineux dont l'odeur est très marquée, Hedda fait les cent pas, en écoutant le bruit et à la fois la quiétude rassurante de la forêt.

Elle est frustrée de ressentir autant, quand elle se trouve, elle-même morte. Ça n'a jamais eu et ne devrait pas avoir lieu. Dépossédée, spoliée de son corps et de ses ressentis, Hedda ne parvient pas à faire le tour de la question. Elle ne comprend pas pourquoi elle. Pourquoi maintenant, si près du but ?

Un long soupir qui se transforme en bourrasque, et elle se laisse tomber au sol, dans la mousse fraîche et humide de la nuit. Hedda s'allonge de tout son long, les bras écartés, et laisse sa vision embrasser tout le ciel ouvert et obscur. Sa conscience lui joue des tours, et lui fait croire que les battements de son cœur se calment. Ce n'est pas la réalité. Elle n'est plus assez vivante pour entendre et discerner ce bruit.

Lorsqu'elle ferme les yeux, elle peut entendre ce petit poste de radio, crachoter sur la table de la cuisine de leur petite maison, à la campagne. Elle entend les œufs crépiter dans la poêle. Elle entend le bruit de la vaisselle sortie de son tiroir. Elle est seule, habillée d'un pyjama, les cheveux relevés. De son point de vue extérieur, dans l'encadrement de la porte, Hedda peut se voir porter un petit sourire satisfait, et épanoui, face à la cuisinière. Son reflet dépose le petit-déjeuner sur la table, et sirote un café en regardant par la fenêtre, là où le soleil se répand. Une si belle journée, pour un jour si funeste.

Des pas lourds dans la cour, puis la porte d'entrée qui claque. Des clefs déposées à la va-vite dans l'entrée, et enfin, les pas se traînent, eux aussi, jusque dans la cuisine. La Hedda qui observe la scène en silence, ne peut pas voir le visage de l'homme qui vient de rejoindre celle qu'elle a été. Son visage est flou, brouillé. Tout ce qu'elle voit c'est qu'il s'assoit à la table comme si tout lui était dû, même en rentrant aussi tard, même en ayant passé la nuit dehors, et que son reflet s'est déjà tendu de nouveau. Menacée, en attente, elle ne dit rien, elle finit sa tasse de café en faisant le moins de bruit possible, en priant pour qu'il l'oublie.

Même si elle ne rejoue la scène qu'à travers un miroir sans teint, Hedda ressent, de nouveau, cette peur. Partout. Quoi qu'il arrive. Elle a de mauvais frissons qui lui glissent le long de la colonne, des perles de sueur aux tempes, la gorge nouée et la voix brisée dès qu'il lui adresse la parole, comme des aboiements, et qu'elle ne lui répond que simplement, d'un ton faible, pour ne pas risquer de le mettre en boule, et que celle-ci glisse contre la pente et prenne des proportions énormes.

Hedda ne le sait que depuis qu'elle a perdu la vie, cette situation n'était que prison, et elle ne voyait son conjoint qu'à travers un kaléidoscope déformé qui ne lui montrait que les belles choses, les moments ensoleillés, alors qu'ils étaient pourtant si rares. Elle ne voyait pas avec quel désespoir il descendait toutes ces bouteilles. Elle ne comprenait pas que toutes les cigarettes, qu'il fumait l'une à la suite des autres, n'étaient qu'un pauvre moyen pour se distraire, avant que la débâcle ne se forme, avant qu'elle ne prenne pleine possession des lieux.

Puis, il y a cette simple question. Cette remarque est demandée sur un ton léger et chaud. Hedda ne sait toujours pas pourquoi elle parlait avec autant de douceur à une ordure pareille. Alors, quand elle s'entend demander s'il travaille ce soir, la Hedda du Monde des Morts ne peut s'empêcher de rouler des yeux. Parce que c'est un simple cliquetis, le déclenchement de son regard sombre, sur elle. C'est le lancement d'une bombe à retardement qui ne menaçait que d'exploser à chaque seconde, entre ces murs. Hedda, immobile, le voit se lever avec une telle violence que sa chaise en bois est projetée au sol. Une fois devant elle, il assène une claque contre sa joue, qui fait vriller sa tête sur le côté, plie son cou, mais aussi qui la sonne. Une seconde ne tarde pas à suivre, et elle tombe au sol, contre l'un des meubles de la cuisine. Il l'attrape alors par les cheveux et la traîne jusqu'au salon, où il pourra se mouvoir plus à son aise. Les cris, les pleurs, les sanglots déchirants rompent le calme relatif de la maison. Il la pousse au sol, et commence à donner des coups de pieds à un corps tremblant, pleurant, mais surtout recroquevillé. C'est un déchaînement de violence qui ne s'arrête pas, et en le voyant, Hedda se rappelle s'être complètement dissociée de son corps, à ce moment. Elle n'a pas appelé à l'aide, parce que personne ne viendrait. Elle n'a pas hurlé de douleur, parce que cela ne l'aurait qu'encourager. Elle n'a rien dit, elle a subi en silence, en attendant qu'il se fatigue, qu'il se lasse, et qu'il arrête. Mais les minutes sont longues, et s'étirent de façon collante. Quand il s'épuise, en transe, très loin de sa conscience et de l'horreur gratuite qu'il est en train de commettre à ce moment, il se saisit d'un tisonnier, tout proche de cette cheminée qu'ils n'ont plus les moyen d'allumer, et frappe. Le bruit du métal contre la chair est lourd, sourd, mais ils sont également plus lents que ceux qu'il lui donnait précédemment. Hedda peut encore ressentir la chaleur et l'épaisseur du sang qui lui coulait contre les bras, les jambes, le dos. Sa vision se brouille, parce qu'il a aussi cogné sa tête. Elle ne voit bientôt que du rouge, et se sent partir. Les muscles froissés, douloureux, le souffle court et le crâne qui bourdonne.

Hedda ne reste pas pour assister à la fin de cet acte parce qu'elle sait parfaitement comment ce vaudeville se termine. Lorsqu'elle se retire du salon, passe dans le couloir et ouvre la porte d'entrée, des lumières bleues se répandent déjà partout. A travers la porte entrouverte, plusieurs gendarmes pénètrent dans la maison à toute vitesse, appelés par des voisins, inquiets, et qui ont tout entendu à travers les murs de leurs maisons accolées. Une impasse pavillonnaire frappée par un drame abject.

Ce soir est la dernière fois qu'Hedda ferme les yeux.

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