6 décembre

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Nœud de culpabilité à la gorge, Drina a pris l'habitude d'embrasser chaque pièce où elle entre, en imaginant, en espérant, qu'Hedda l'y attend. Elle peut encore s'entendre provoquer et repousser violemment la brune dans ses derniers actes blessants. La gêne se mélange à ses torts. Elle n'aurait jamais dû se servir de Säde de cette manière, pour atteindre Hedda, la blesser et satisfaire un égo mal placé, qui ne fait que blesser l'une, l'autre, ainsi qu'elle-même, dans le même mouvement. Drina lacère plusieurs personnes d'un seul coup. Elle s'en veut de s'être comporté de cette manière, à son égard, mais lorsque cela touche à sa propre mère, Drina se rend bien compte que cela l'affecte encore énormément et que même si elle faisait bonne figure en face de son père dépassé ; depuis sa mort, rien n'a changé. Elle est toujours cette gamine perdue, et en colère, tellement en rage qu'elle en oublie les autres, et sa propre santé. Depuis son départ, Drina n'a pas vraiment grandi, en fin de compte. Et ce comportement ne justifie rien.

Alors, dans le secret et le silence de sa chambre, plongée dans l'obscurité, Drina appelle. Elle chuchote des invocations, des convocations, des supplications, qui n'ont probablement aucun sens. Et, à chaque fois qu'elle est sur le point de fermer les yeux, Drina croit apercevoir une ombre, dans les recoins de la chambre. Au matin, rien n'est différent, Drina la cherche partout, ne l'aperçoit nulle part.

Ce qui amène Drina à utiliser la seule manière qu'elle connaît pour faire venir Hedda à elle : se mettre en danger. Ce n'est toujours pas une bonne solution, mais voyant qu'Hedda reste renfrognée, de son côté, et l'ignore depuis trop longtemps, sans qu'elle puisse s'en excuser, Drina se rassure en se disant que s'il arrive quoi que ce soit, Hedda sera là pour la rattraper entre ses bras.

Fautive, Drina a besoin de la voir, elle a besoin de demander pardon, et de remettre les choses à leurs places, dans leur ordre logique. Elle a été pitoyable à vouloir mettre en boule la brune, tout ça parce qu'elle se refusait de lui révéler des choses auxquelles elle n'est pas censée avoir accès. La limite entre leurs deux mondes est tracée pour une raison, et Drina le comprend enfin.

Après deux heures de cours, Drina se faufile dans la masse étudiante, sans prévenir ni attendre personne. Elle a besoin de le faire seule, pas qu'on la juge sur ses décisions, ou qu'on lui crie qu'elle a perdu la raison. Drina sort du parc qui entoure le campus, et traverse ce pont où elle a réellement perçu la présence d'Hedda pour la première fois. La jeune femme accélère le pas pour se retrouver dans la vieille ville. Là où il y a plus de circulation et de situations à risque. L'étudiante tente bien de traverser la rue au moment où une voiture avance, mais les automobilistes sont bien trop respectueux pour approcher leurs pare-chocs. Elle décide alors d'emprunter les rues pavées, menant à l'immense cathédrale couleur brique. Il a plu ce matin, et les pierres sont glissantes. Dans une pente, arborée de pierres runiques, Drina fait l'effort de monter jusqu'en haut. Une fois arrivée, elle contemple la descente des yeux, et va pour s'y élancer, mais au moment de se projeter en avant, une force la retient par le bras.

Hedda.

─ Qu'est-ce que t'essaies de faire encore ?

─ T'appeler. Ça a l'air de fonctionner.

Drina affiche un petit sourire fier, qu'elle perd bientôt quand elle se souvient de ce qu'elle doit lui dire. Les deux femmes s'éloignent de la route et s'installent bientôt sur un petit banc en bordure de rivière. A l'écart, elles peuvent discuter plus facilement. Gênée, Drina frotte alors ses mains l'une contre l'autre, les yeux bas. Hedda reste stoïque, mais ne la perd pas des yeux.

─ Je suis désolée de t'avoir dit tout ça, et d'avoir essayé de te soutirer des infos.

Les yeux d'Hedda s'arrondissent de l'entendre aussi sincère, mise à nue face à elle. Drina est donc capable de reconnaître ses torts, ses sorties de route. Comme si ses battements de cœur étaient visibles, le voile vaporeux qu'Hedda porte tout autour d'elle est battu par les vents, alors que tous les éléments terrestres n'ont plus d'effet sur elle. Hedda croise les bras, et ses traits se muent en un petit sourire satisfait. Drina relève les yeux vers elle, et peut déjà sentir l'air se réchauffer et se détendre au-dessus d'elles.

─ Je sais pourquoi tu veux tant le savoir, mais je peux pas faire ton deuil à ta place. Je ne suis pas là pour ça.

─ T'es là pour la statue.

La légère moue qui se forme sur le visage de Drina tire un léger rire à Hedda, qui ne peut s'empêcher de la trouver attirante, même après toutes ces provocations, et ces couteaux plantés. Mais Hedda a la peau épaisse, et elle n'a plus assez de sentiments humains en elle pour lui en vouloir, ou lui en tenir rigueur pour une longue durée.

─ Est-ce qu'elle avance ?

─ Plutôt. Mais pas autant que je le voudrais.

─ Tu n'as pas d'inspiration ?

─ Si, je sais exactement ce que je veux produire. Mais j'ai besoin de mon modèle.

Drina lance, et laisse retomber cette information comme si cela ne tenait pas d'une demande exprimée. Intriguée, Hedda hausse alors un sourcil, et la scrute plus attentivement, comme si elle lui faisait passer un interrogatoire.

─ Tu as encore besoin de moi.

─ Dis tout de suite que je te harcèle !

Nouveau rire de la part de son ombre personnelle, qui résonne si délicieusement aux oreilles de Drina, que ses joues se colorent doucement de rose. Hedda se reprend et lui donne un petit sourire.

─ Sans problème.



Sur le chemin jusqu'à l'atelier, les deux femmes ne se rendent pas compte que leurs conversations sont constantes, et qu'elles ont bien trop de points en commun pour ne pas les partager. Hedda lui explique certains aspects de son métier, quand Drina lui parle de son enfance et comment elle en est arrivée à ce début de carrière artistique. Mais ce que remarque surtout cette dernière, c'est qu'Hedda ne parle à aucun moment de la personne qu'elle a été, de son passé avant qu'elle ne soit affublée de cette faux. Mais Drina est déjà si heureuse de retrouver sa présence auprès d'elle, qu'elle ne veut pas en demander plus et prendre le risque de la froisser de nouveau.

Enfilant son tablier, Drina la fait s'asseoir sur un tabouret, en face d'elle, et ne perd pas plus de temps pour se mettre au travail, concentrée, et bien plus calme intérieurement.

─ C'est moins contraignant que les portraits en peinture.

Drina sourit en faisant l'aller retour du regard entre la main d'Hedda qu'elle a déposée d'une certaine manière, pour en apercevoir tous les détails ; et son ouvrage en cours. En achevant une nouvelle phalange, Drina fronce les sourcils et redresse la tête vers elle.

─ Tu ne portes aucun bijou, ni de vernis ?

Amusée par sa question, Hedda hausse les épaules, et matérialise comme par magie, de nombreuses bagues épaisses, en argent, autour de ses doigts. Fascinée, Drina ouvre alors la bouche sans que rien n'en sorte. Elle se saisit vivement de son carnet, et entreprend de dessiner tous ses bijoux, pour ne pas les oublier, mais surtout pour pouvoir les reproduire. Hedda, en miroir, est hypnotisée par la facilité avec laquelle Drina parvient à retranscrire tous ces moindres détails et ombrages sur le papier comme dans la pierre. Tout paraît si léger, en mouvement, sous ses coups de crayon et ses mains.

Un cliquetis dans l'air et Drina se redresse vivement, ses mouvements en suspens, comme mis sur pause. Ses pommettes se colorent de nouveau quand elle attrape le regard d'Hedda du sien.

─ Je ne t'ai pas demandé ... Ton prénom.

Hilare de voir que leur relation n'a ni queue ni tête, qu'elle ne commence pas par le début et que tous les détails et les étapes se sont mélangés, Hedda tend alors la main pour que Drina la saisisse. Vibrations dans l'air. La pièce se met à trembler. Leurs yeux se fondent en un même ensemble, une même teinte.

Je suis Hedda.

Cette simple annonce fait battre les tympans de Drina comme si elle parlait en écho. Contre son poignet, elle peut sentir un fil invisible l'entourer et le serrer. Son cœur s'emballe de nouveau, et sa respiration se fait difficile. Voyant que ses pouvoirs commencent à avoir des conséquences sur Drina, Hedda rompt leur contact, et elle recule de nouveau. Drina sort alors d'une sorte de transe, d'un rêve éveillé. Hedda.



Les heures s'allongent sur l'atelier silencieux, et Drina ne pensait pas avoir l'opportunité d'avancer aussi rapidement et efficacement. Il est dans leur intérêt commun que cette statue soit terminée, puisqu'elle représente dans toute son essence, l'épée de Damoclès qui pèse lourdement sur la vie de Drina. Pour autant, la sculptrice fait traîner les choses, autant parce qu'elle veut qu'on se souvienne de cette œuvre comme de sa dernière, voire même qu'elle donne naissance à des mythes dans le futur, sur ce qu'elle représentait, et pourquoi pas, qu'elle justifie la disparition de sa créatrice ; mais également parce que Drina veut profiter de ces instants. Elle et Hedda n'ont pas commencé du bon pied, et le fait qu'elles se connaissent et se fréquentent n'aurait jamais dû avoir lieu, d'aucune façon. Ça rend cette expérience rare, unique, que l'artiste aimerait pouvoir apprendre à connaître, et étirer un maximum. Elle ne pourra plus le faire dès qu'elle disparaîtra. Ce qui fait que Drina met une attention toute particulière dans ses gestes, un peu plus qu'à l'accoutumée, en tout cas.

Elle se trouve d'ailleurs légèrement gênée quand elle se lève pour faire face au bloc de marbre qui prend forme, et qu'elle décide de poursuivre les traits du visage de la statue. Drina a fait le choix de répandre un large châle sur les yeux, et les cheveux mi-longs de la sculpture, pour ne pas complètement personnifier la figure funeste. En revanche, les joues, la mâchoire, les lèvres et le nez ne vont pas se tailler tous seuls, et la créatrice est bien obligée de s'inspirer de ceux de son modèle, en chair et en os, ou presque, tout près, qui patiente comme si elle avait tout le temps du monde.

─ Arrête de sourire.

Drina la rabroue, gentiment, et cela ne fait que sourire un peu plus Hedda, tout le contraire de ce qu'on lui demande.

─ Je vais faire la gueule pour l'éternité ?

─ C'est le prix à payer pour qu'on vienne te voir en expo.

Hedda se ressaisit, les bras croisés sur sa poitrine, et change totalement d'expression. Sur celle qu'elle porte désormais, elle a le regard grave, presque menaçant. De ceux qui possèdent la connaissance, l'omnipotence, mais également le pouvoir de rappeler n'importe quelle âme près d'elle, si elle en éprouve le désir. Une peur constante, immuable, qui ne cessera jamais de fasciner autant que de mettre en garde. Quand elle lui jette un nouveau regard attentif, Drina en ressent un frisson tout le long de sa colonne vertébrale. Elle est déesse. Elle reprend et donne à sa guise. Elle est terreur diurne et soulagement soudain.

Comme en transe, prise dans un songe, Drina tend le bras, et l'étire jusqu'à atteindre le visage d'Hedda. Sans s'en rendre compte, les prunelles floues, vagues, Drina caresse la peau laiteuse d'Hedda. Elle en saisit la froideur, la rigidité, et le plat de ses traits où le temps n'a absolument plus aucune prise. Hedda reste immobile, comme si elle était elle-même devenue la sculpture. Happée, Drina glisse le pouce tout contre ses lèvres pour en percevoir la rondeur, la malléabilité. Courant électrique.

Drina abandonne ses outils parce que son âme tout entière est hypnotisée, entraînée par ce corps, cette voix et ce regard sombre, profond. Drina peut sentir qu'on l'appelle, qu'elle ne peut résister plus longtemps à cette attraction comme planète qui gravite autour d'un astre. La jeune femme s'approche, et fait bientôt face à Hedda, toujours assise. L'artiste se place entre ses jambes, les deux mains contre ses joues, à pleines paumes pour en ressentir tous les plis, tous les creux. Hedda ne la lâche pas des yeux, tout aussi fascinée, ses paumes se déposant à l'arrière de ses deux cuisses. Drina se penche, et leurs fronts se collent. Inspirations immenses, les deux jeunes femmes voient de nombreuses images se glisser sous leurs paupières. Les mêmes que celles de la vision nocturne de Drina. Puis, elles deux, sur un bord de plage, main dans la main. Ensemble dans un Combi jaune et hors d'âge, sur une autoroute, les fenêtres ouvertes et leurs cheveux qui battent avec le vent, qui se mélangent. Leurs deux ombres qui s'étirent dans une ville qu'elle ne connaît pas, ses doigts entrelacés à ceux d'Hedda.

Une succession d'images rapides, courtes, en accéléré comme sur une vieille pellicule de film. Une projection scénique accompagnée de leurs souffles qui se répondent dans l'atelier. Leurs lèvres sont toutes proches, magnétiques.

Puis, la porte s'ouvre, et Säde, Anker et Elvii', entrent dans la pièce. La magie se rompt brutalement, et laisse Drina avec un trou dans la poitrine. Hagard, elle a bien du mal à recoller avec sa propre réalité. Quand elle se tourne de nouveau vers le siège où était assise Hedda, celle-ci est vide.

Elle a disparu.

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