8 décembre
De la même manière qu'elle a ressenti ce mauvais grésillement à ses oreilles, lorsqu'elle se faisait progressivement à l'idée de l'existence étrange d'Hedda ; Drina se réveille en sursaut, avec une sensation de noyade. Elle ne parvient pas à respirer, les poumons en feu, les yeux exorbités, de la sueur le long de son dos et de ses tempes, glacée. Elle panique. Un mince filet d'air passe par ses narines, mais pas assez pour qu'elle se calme. Elle frappe contre son matelas, son corps secoué, tremblant. Elle essaie faiblement d'appeler à l'aide. Säde, un voisin, un responsable. N'importe qui. En vain. Personne ne l'entend à part Hedda qui se matérialise bientôt dans la pièce, d'un seul coup, comme si elle avait entendu ses cris de terreur de loin. La nuit qu'elle porte comme une cape, vibre et fouette l'air. Elle se précipite si vite vers Drina, que celle-ci croit la voir léviter au-dessus du sol, littéralement flotter.
La brune la redresse vivement en position assise contre la tête de lit, et lui frotte le dos du plat de la main. Penchée sur elle, elle lui chuchote doucement des paroles de réconfort, douces, chaudes, d'un calme diamétralement opposé à l'angoisse qui habite Drina. Celle-ci sanglote, geint sa douleur, qui se diffuse de sa gorge, jusqu'au plus près de son cœur. Ses veines crépitent, et tout bat un peu trop fort. Elle étouffe. Elle s'asphyxie. Par manque d'oxygène, elle se sent partir. Des papillons sombres flottent devant sa vision, et ses paupières deviennent soudainement très lourdes, presque à se fermer sur-le-champ. Dans le lointain, Drina entend Hedda l'appeler. Mais comme à l'autre bout d'une forêt vaste et sombre, humide. Quand un large écran noir se loge devant ses yeux, Drina croit alors que, cette fois, c'est fini. La mission d'Hedda auprès d'elle s'achève enfin, ce matin.
Mais sa conscience ne semble pas vouloir la laisser tranquille, finalement en paix, puisque devant elle s'allume et se colorent, des images. Des souvenirs, les siens, auprès de ses parents, quand elle n'était encore qu'une enfant. Des vacances à la plage, en contrebas de la maison d'Erik et Thom, où ils avaient installé une cabane dans sa chambre, à l'étage. Des anniversaires. Des repas. Des trajets en voiture. L'enterrement de sa maman. La descente obscure et paranoïaque de son père. Son départ à l'étranger pour s'en éloigner. Sa rencontre et sa relation ambiguë avec Säde. L'arrivée surprise et incongrue d'Hedda dans sa vie. La statue. Ses jambes qui ne la portent plus et un effondrement en pleine rue. Nouvel écran noir.
Quand elle revient à elle, Hedda a déposé un gant d'eau fraîche sur son front, et remonté les couvertures sur elle. Drina ouvre douloureusement les yeux, et fixe quelques secondes cette masse de nuit, assise tout près d'elle. Elle appelle faiblement, mais sa gorge est sèche. Hedda sursaute et l'aide bientôt à boire un verre d'eau. Quand elle se rassoit, Hedda ne parvient pas à la regarder complètement. Les mains triturées l'une contre l'autre, angoissée, elle fixe durement le vide qui lui fait face.
─ Qu'est-ce que ...
─ T'as fait une EMI.
─ Quoi ?
─ Une Expérience de Mort Imminente. Les âmes qui sont proches de la fin de leur temps accordé le vivent souvent. Et ça ne va faire qu'empirer si je reste là.
─ Mais ... Et la statue ?
Hedda ne peut se retenir de ricaner sèchement, sans lui accorder le moindre regard.
─ Le Conseil a dû décider que ça n'allait pas assez vite à son goût.
Drina grogne parce que son crâne est encore douloureux, tandis qu'elle tourne le dos à Hedda, sous les draps. Elle est effrayée, elle a peur qu'on vienne pour elle et que malgré toute la bonne volonté d'Hedda, elle ne puisse tout de même pas la protéger. Si la sculpture n'a plus de poids, Drina est menacée. Derrière elle, Hedda pousse un long soupir, en se frottant le visage, abattue, défaite.
─ Ce n'est qu'un premier avertissement. Ce genre de trucs va continuer de t'arriver.
─ On peut rien faire ?
─ Il faut que je retourne les voir.
Inquiète, Drina se retourne de nouveau, vivement, vers elle.
─ Et qui va me protéger ?
─ Reste ici pour le moment, tu seras relativement en sécurité.
─ Mais-
Drina n'a pas le temps de finir sa phrase que, déjà, la silhouette d'Hedda se dissout dans l'air. La blonde tente, en vain, de tendre le bras vers elle, mais Hedda reste insaisissable, comme à chaque fois.
⍋
La salle du Conseil est plongée dans le noir, comme il en est coutume. Lors de ses premières visites dans ces lieux, Hedda en avait peur. Elle angoissait de savoir que sa mort ne se poursuivrait que dans un espace sans fond, sans limite, sans son ni lumière. Une obscurité qui faisait naître des images dans son imagination, qui lui faisait voir, de nouveau, qui elle avait été, qui elle aurait pu être, qui on l'a empêché de devenir. Une longue attente comme un courant de fleuve ininterrompu, où elle pouvait se pencher sur sa surface à la manière d'un Narcisse désenchanté, qui aurait sans doute préféré être n'importe qui, plutôt que le reflet qui lui faisait face.
Et puis, il y a eu ces trois formes indistinctes. Pas tout à fait humaines, mais qui en avaient la parole. Ils savaient qui elle était, mais surtout pourquoi elle se trouvait en ces lieux. Une date fatidique qui justifiait tout, qui expliquait pourquoi elle n'était pas retourné à la poussière, pourquoi son train de pensée ne s'était pas arrêté en gare. Ils lui ont alors attribué une mission, et l'ont tout de suite projetée, de nouveau, dans le Monde des Vivants, sans rien lui expliquer sur ses nouvelles habilités, sa condition, mais également le contrat spécifique qu'elle se devait de remplir, pour eux.
Cela a pris quelques semaines à Hedda pour comprendre que personne ne pouvait la percevoir, qu'elle pouvait cependant saisir des objets, mais que personne ne la verrait faire. Au départ, tout n'était qu'errance. Sans savoir où elle se trouvait, dans quelle ville, dans quel pays ; elle a mis des mois avant de sentir résonner en elle, ce battement. Toujours accompagné de ce grincement de bois et de métal rouillé. La briska des Morts. Même en compagnie du véhicule, qui se trouvait toujours plus ou moins proche d'elle, où qu'elle aille, quoi qu'elle fasse, Drina n'a d'abord pas voulu en être. Elle refusait de participer, de devenir ce pourquoi le Conseil avait fait le choix de la ramener.
Mais lorsqu'elle a entrevue la première âme qu'elle s'apprêtait à faucher, Hedda a reconnu la souffrance, le besoin de soulagement, auprès d'une femme d'un âge avancé, qui avait eu de nombreux enfants et petits-enfants après eux, mais qui, après la perte de son mari quelques années auparavant, se sentait prête à le rejoindre, au grand départ. Touchée, Hedda s'est finalement décidé à monter dans cet appartement, pousser la porte de cette petite chambre et s'asseoir auprès d'elle.
Les personnes prêtes à partir peuvent la voir, et ils sont bien les seuls. Et au moment où Hedda a été découverte, c'en est suivi une longue et plaisante conversation sur la longue vie qu'avait eu cette âme brillante, mais cependant fatiguée. A la fin de son monologue, Hedda a senti le poids de sa faux dans le creux de sa main, et n'a pas été longue pour accomplir son devoir. Elle a ensuite donné son bras à la vieille dame pour l'aider à s'habiller et descendre, une dernière fois, ces quelques marches. Elle la ensuite fait monter dans la Briska, pour reprendre la route, jusqu'à leur prochain arrêt. Et le suivant n'a pas mis longtemps à se faire connaître.
Sur cette route, Hedda a croisé toutes sortes de morts, toute une multitude de raisons derrière celles-ci. Elle a pu voir des agriculteurs, écrasés d'épuisement et de dettes conséquentes. Elle a rencontré des jeunes adultes, bien trop brisés et fatigués pour essayer de reprendre leur existence là où elle s'était arrêtée, dans une société où ils ne sentaient pas avoir leurs places. Elle est entrée en contact avec des corps allongés dans des lits d'hôpitaux, en proie à de longues maladies.
Le plus douloureux, sans doute, est d'affronter des passages très similaires au sien. Un fils qui bat et étrangle un père. Une mère et une épouse qui préfère jeter sa voiture contre un arbre, en pleine nuit, plutôt que de rentrer chez elle. Une jeune femme qui disparaît sous les coups d'un compagnon bien trop jaloux. Toutes ces histoires ont des points communs, mais celui qu'Hedda retient, c'est tout ce rouge, tout ce drame. Dans ce contexte-ci, Hedda se trouvait toujours désarmée, les bras ballants, et une impuissance si immense qui lui tombait sur les épaules, qu'elle se sentait incapable d'en sortir. Les âmes qu'elle venait récupérer le faisaient pour elle. Elles la saisissaient par le bras, pour la faire bouger. Elles lui donnaient un coup de coude, pour qu'elle se décide à donner le coup de grâce. Elles l'appelaient, déjà installées dans son véhicule.
De pouvoir observer des tableaux aussi choquants, mais aussi vrais et criants de vérité, ont permis à Hedda de faire le deuil de sa propre vie, de tout ce qu'elle n'aura jamais. Bien entendu, cela n'a pas atténué ni sa frustration ni sa colère, ce goût de revanche doux amer. Mais elle a au moins eu la chance de faire la paix avec sa propre mort, à elle. Les trajets vers l'Autre Côté sont longs, étant donné que la Briska n'est pas de première jeunesse, mais ces trajets sans fin lui ont confié une certaine analyse de la vie et des désirs Humains.
A mesure qu'elle répondait à ce travail, les années passant, Hedda a également remarqué que sa propre présence se faisait de plus en plus translucide, évaporée, presque imperceptible. Hedda ne cache pas qu'elle en a été épuisée. Éreintée jusqu'à ce qu'elle se retrouve dans cet aéroport, et qu'elle prenne en chasse sa nouvelle tâche à accomplir.
En rencontrant Drina, Hedda a retrouvé la vibration de son corps. Le délice que peut être une simple rafale de vent, les odeurs d'un café, la quiétude d'un appartement. Hedda reprend des couleurs, quand elle devrait être défaite de toutes ces sensations et ces réactions. Ce qui explique pourquoi le Conseil cherche à lui nuire. Tout n'est plus dans l'ordre des choses, et c'est elle qui doit y remédier parce qu'ils n'hésiteront pas à le faire de leur côté, à sa place. Le sursis ne suffit plus, Hedda a besoin de vraies promesses.
Debout, la tête haute face à ce jugement extraordinaire, Hedda patiente pour qu'ils lancent la séance. Et cela ne traîne pas.
─ La date approche et la sculpture est loin d'être achevée.
Une des voix monte au-dessus d'Hedda et résonne dans cette pièce qu'elle imagine immense, même dans l'obscurité.
─ Je veille à ce qu'elle ne pousse pas sa chance plus que de raison, mais l'inspiration artistique est insaisissable.
Hedda se moque un peu de la remarque, un petit sourire en coin. Elle croit pouvoir leur être supérieure, étant donné qu'elle est celle qui tient la faux. Mais les rapports de forces sont tout autres. Si ces trois silhouettes siègent aussi haut c'est bien parce qu'elles y ont leurs places toutes désignées. Un nouveau timbre de voix monte, menaçant.
─ Si vous n'êtes pas capable d'accomplir votre tâche, quelqu'un d'autre s'en occupera.
Hedda ouvre des yeux ronds, ahurie, puis fronce les sourcils. Elle lève le regard vers la source du son, sans savoir si elle le fait correctement, étant donné qu'elle ne peut rien distinguer.
─ Je ne suis pas la seule ?
Un léger rire sec monte dans les airs, et fissure sa confiance en elle. A eux de se moquer désormais.
─ Bien évidemment que non ! Savez-vous combien d'âmes passent entre nos mains, par an ?! Il nous est impossible de les gérer seulement avec un seul Cocher !
Jamais auparavant, ils ne lui avaient délivré cette information. Hedda se sent jalouse, défaite. Elle qui pensait avoir du poids au sein de ce Conseil, il faut croire que ce n'est pas le cas. Ça ne l'a jamais été. Elle baisse alors la tête, déçue d'elle-même de croire qu'elle a jamais eu ne serait-ce qu'une chance, une influence.
─ Pourquoi vous ne lui refiler pas l'affaire, alors ?
─ Vous êtes déjà liée à cette âme. Si nous la changeons de faux, elle pourrait ne pas passer de l'Autre Côté dans son entièreté.
─ Je veux que ce soit ma dernière affaire.
Hedda annonce enfin, vexée des nouvelles révélations qu'elle a reçues. Un léger chuchotement parcourt l'assistance et Hedda peut sentir que sa demande n'a rien d'extravagant, qu'ils y ont peut-être déjà pensé eux-mêmes, de leur côté. Quand le silence revient, elle écoute leurs demandes, et se prépare à passer un nouveau marché.
─ Nous pouvons vous l'accorder, mais seulement à quelques conditions.
─ J'écoute.
─ Il faudra que cette âme soit fauchée au dernier jour de l'An, pour vous libérez de votre condition, que nous sommes prêts à vous reprendre. En revanche.
La liste des annonces s'arrête pour être reprise par un autre membre du Conseil.
─ Cette âme devra être recueillie par vos soins, en d'autres termes, vous serez celle qui provoquera sa mort.
Hedda se tend en entendant cette nouvelle annonce. Une perle de sueur lui roule sur le front tandis qu'elle se prépare à repousser fermement cette demande. Mais dans sa tête, les associations d'idées fustigent et virevoltent à toute vitesse. Après un moment de réflexion mutique, elle hoche doucement la tête, et se calme.
─ Vendu mais j'ai, moi aussi, une condition.
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