9 décembre
Comme si elle était atteinte d'une maladie contagieuse et assez virulente, Drina se terre dans sa chambre étudiante, sans croiser personne. Elle répond aux appels et messages inquiets de ses amis, auprès de qui, il est plus facile de justifier son absence par des symptômes. Hedda lui a assuré qu'il serait plus sécurisant pour elle de rester ici, alors elle obéit, et elle attend de ses nouvelles, qui semblent prendre beaucoup de temps pour lui parvenir. Drina s'imagine tout un tas de raisons et de scénarios qui justifieraient son départ précipité et prolongé. Elle se dit que, peut-être, l'accord qu'elle voulait délivrer, demander au Conseil, n'a pas été reçu, et qu'on lui a donné des obligations ailleurs, loin d'elle. Et rien que d'imaginer Hedda devoir s'occuper d'une autre âme qu'elle, fait pousser en elle une pointe de jalousie piquante, brûlante. C'est puérile, sans queue ni tête, pour autant, Drina vit cela comme une trahison sans qu'elle n'ait pu prouver la véracité de ce qu'elle se représente. Puis elle se fait la réflexion qu'Hedda se retrouve dans l'obligation la plus sommaire et immédiate de disparaître de sa vie, de se détacher d'elle, pour le bien de tous. Et cette idée ne lui plaît pas non plus, parce que cela voudrait dire qu'elles n'ont pas été autorisées à se dire au revoir.
Trois jours qu'elle tergiverse. Drina se jette contre son lit, dos le premier, dans un long soupir bruyant. Un bras par-dessus le front, elle ferme les yeux et tente de ravaler la boule douloureuse, le nœud sec qui se forme lentement dans sa gorge. Hedda lui manque. Elle a besoin de la voir, de savoir ce qui peut bien se passer à l'extérieur, et surtout de l'Autre Côté. Une inquiétude grandissante qui pourrait presque lui faire monter les larmes aux yeux.
Drina n'avait pas encore réalisé, à quel point, elle s'est attachée à Hedda. Avec quelle force, elle ne ressent que calme et soulagement quand elle est auprès d'elle. Ses visites l'ont rendue pressée de vivre la suivante, de la retrouver, d'entendre sa voix et de voir l'éclat brillant de ses prunelles marines.
Au moment où elle va pour fermer les yeux, épuisée de cette attente sans fin, un crépitement dans l'air, comme un archet mal frotté contre les cordes d'un violon. Cela ne produit pas de musique, mais rien qu'un son bien spécifique, pas forcément agréable à l'oreille, d'ailleurs. Mais c'est cette résonance distinctive qui la fait rouvrir les yeux et se redresser vivement. Là, sous les faibles lueurs de ses nombreuses guirlandes allumées, étendues dans toute la petite pièce, les cheveux sombres d'Hedda, qui porte un petit sourire fatiguée aux lèvres. Drina resserre alors un peu plus les couvertures sur elle, et attend qu'elle vienne à elle, qu'elle se matérialise complètement. D'un geste, Drina lui indique de venir s'asseoir sur le lit, et Hedda ne se fait pas prier.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, même morte, Hedda porte des cernes gonflées sous les yeux, elle a l'expression épuisée. Drina déglutit et se lance.
─ Comment ça s'est passé ?
Simplement haussement d'épaules de son ombre personnelle, avant qu'elle ne s'allonge également contre le lit. Assise, Drina ne la lâche pas des yeux, alors Hedda préfère laisser retomber ses paupières, une main contre son ventre.
─ Le sursis de la statue ne suffit plus, j'ai dû leur céder.
─ Alors, je vais ...
─ Mourir, oui, ça va de soi.
─ Quand ?
─ Bientôt.
Hedda ne lui confie pas que cela devra venir de sa main, condition primaire pour accéder à la deuxième partie de ce nouveau contrat. Elle va d'ailleurs garder ce secret pour elle jusqu'à ce que tout soit fini. Rien d'intéressant à la faire paniquer encore un peu plus, et la laisser dans l'attente de savoir quand elle passera à l'action.
Hedda a déjà une idée globale de la date à laquelle elle se devra de remplir sa mission. Drina est sa porte de sortie, sa clef vers l'extérieur, sa libération. Elle ne peut pas lui confier à quel point tout ce processus a une sorte de justice poétique. Elle est à la fois heureuse de savoir qu'elle pourra enfin se défaire de sa condition grâce à une âme auprès de laquelle, elle a eu la chance d'être proche et de redécouvrir des choses simples, contrairement à toutes les autres. Mais d'un autre côté, elle a encore bien du mal à se faire à l'idée qu'elle devra être la source, l'exécutrice de cette peine.
Un long soupir s'échappe des narines d'Hedda, tandis que le silence revient dans la pièce. Et c'est peut-être cette ambiance feutrée, intime, qui pousse Drina a glissé la main dans les cheveux de la brune. Elle peut la toucher. Leur contrat devient si fort au fil des jours et des nouvelles décisions du conseil, que Drina pourrait presque croire qu'elle fait partie du Monde des Vivants, de son monde. Hedda ne repousse pas ce contact qui diffuse chez les deux jeunes femmes une large vague de chaleur. Drina s'allonge alors à son côté, tournée à demi vers elle.
─ T'en as mis du temps.
Drina la rabroue gentiment, dans un sourire. Sa voix est si basse, en chuchotement, qu'Hedda croit d'abord que son imagination lui joue des tours. Lorsqu'elle rouvre les yeux, elle peut pleinement admirer le visage fin, mais tiré, de Drina. Elle s'est inquiétée. Pour elle-même, mais aussi pour sa faucheuse.
─ Le temps est distordu de l'Autre Côté. Une heure là-bas, en paraît cinq ici.
Hedda se tourne également vers elle, pour lui faire face, et se permet de glisser une main contre sa joue. Drina profite de cette caresse apaisante, et douce, pour coller un peu plus sa joue dans sa paume, sans la lâcher des yeux.
─ Qu'est-ce qu'ils ont dit d'autre ?
─ Rien d'important. Les membres du Conseil sont plutôt butés.
Drina glousse doucement, tandis que leurs bras se croisent, pour ne pas rompre leurs effleurements simples. D'ici, Hedda inspire l'odeur agrume de Drina, légère et sucrée. De longs jeux de regards qui durent, mais ne s'interrompent pas. Elles se disent des centaines de choses, sans même ouvrir la bouche. C'est Hedda la première qui cède.
─ Ton isolement n'a pas été trop dur ?
Drina hausse simplement les épaules, avant d'expliquer qu'elle a pu travailler de manière un peu plus approfondie sur ses derniers croquis, qui vont d'ailleurs l'aider pour terminer sa sculpture.
─ Même si ça n'a plus vraiment d'importance, maintenant.
Une légère pointe de tristesse dans la voix, Drina baisse la tête, et la dépose dans le creux de son épaule, ce qui donne à Hedda la possibilité de l'entourer d'un bras, de la rapprocher un peu plus près.
─ Elle en a.
─ Que je la finisse ou pas, ça change pas grand chose.
─ Penses-y comme ton testament, quelque chose que tu laisses derrière toi. Peu de gens ont la chance de le faire.
Réconfortée, Drina se serre encore un peu plus, et laisse immobile sa main dans sa nuque. Quand elle retrouve le regard d'Hedda, leurs lèvres sont toutes proches.
─ Tu as déjà croisé d'autres artistes ?
A la suite de sa question, Hedda cherche alors sa réponse dans le vague, au plafond. Elle hoche ensuite la tête.
─ Un peintre et une joaillière.
─ Comment ils étaient ?
─ Le peintre était grincheux, aigris par la vie. La joaillière ne s'attendait pas à ce que je vienne la chercher aussi tôt, après avoir résisté, elle s'est faite à l'idée.
Drina écoute, boit même, ses paroles jusqu'à la dernière goutte, avec une fascination presque enfantine. Elle ne se lasse pas de ces histoires comme de contes illustrés pour enfants. Sa réaction fait sourire Hedda, qui se penche pour embrasser son front. Le contact de leurs peaux créent des étincelles, des grésillements qui ne les menacent pas.
En revanche, lorsque Drina fait glisser sa main de sa nuque jusque contre le bas de son dos, puis sur sa cuisse ; Hedda comprend tout de suite où elle veut en venir, et c'est hors de question. Faiblement, elle la repousse, et se sépare finalement d'elle. Assise de nouveau sur le lit, Hedda a la sensation de se réveiller d'une sieste qui ne devait durer que quelques minutes, mais qui l'a téléporté des heures plus tard. Elle se frotte les yeux, dans son dos, Drina glousse de sa timidité.
─ Jamais joué dans l'autre équipe ?
─ C'est pas ça. C'est dangereux pour toi.
L'attention de Drina ne se focalise pas sur les menaces que contiennent ce genre de relation, mais bien sur l'aveux que lui fait Hedda, ici, maintenant. Si elle ne parle jamais de sa vie d'auparavant, Drina reste sceptique quant à ses attirances personnelles. La jeune femme croise les bras derrière sa tête, et fixe le plafond, satisfaite. Une nouvelle lueur d'espérance qui s'allume, et titille tant Drina, qu'elle ne peut retenir sa langue, comme souvent.
─ T'as connu quels genres de relations, avant ?
─ J'ai pas envie de parler de ça.
─ Je sais rien de toi.
─ Il a pas duré longtemps ton intérêt pour mon boulot.
En entendant son ton vexé, Drina se redresse vivement pour s'asseoir en face d'elle. Elle saisit alors ses mains des siennes, et cherche son regard.
─ Il m'intéresse ! Mais j'ai aussi envie de savoir qui tu étais, vivante.
Nouveau soupir pour une Hedda qui baisse les yeux. Elle se trouve pieds au mur. Et même si elle est connue pour ses fuites en avant, en dissolutions subites, elle ne peut pas partir. Drina la retient, ici, auprès d'elle.
─ Je suis restée avec un homme pendant trois ans.
─ Est-ce que tu étais heureuse ?
Au moment où leurs prunelles se mélangent de nouveau, Drina peut y lire une telle lueur de détresse, de peur, et de douleurs, qu'elle en lâche soudainement les mains d'Hedda qui sont devenues glacées.
Comme piquée à vif, Hedda se relève et considère une dernière fois ce visage ensommeillé, mais enfin détendu, pour la soirée.
─ Y'a rien d'intéressant dans mon passé.
Le cœur de Drina se serre une nouvelle fois quand elle voit l'ombre se retirer et disparaître.
⍋
─ Où est-ce que t'étais ?!
Kåre se jette littéralement sur Drina, dès qu'il l'aperçoit à l'entrée des bâtiments des Arts. Il ne devrait pas y être, mais Drina croit avoir une ébauche d'explication quant à sa présence ici. Drina est un moyen, pas la fin.
Lui offrant son bras pour la soutenir comme une véritable convalescente, Drina rit doucement et accepte, tandis qu'ils marchent dans les couloirs. Ils ne se rendent pas dans la même aile, et Kåre profite sans doute d'être seul avec elle pour prendre la température, sous couvert de prendre des nouvelles de son état de santé.
─ Ça faisait longtemps que j'avais pas eu une aussi grosse grippe.
Drina est étonnée de voir qu'elle parvient à mentir aussi facilement. Il n'a jamais été question de maladie ou de symptômes avant coureur. Et même si elle avait été dans un sale état, comme elle lui soutient, elle ne serait pas sur pieds aussi vite. Et même si Kåre a ses aprioris, il ne le montre pas, et n'en demande pas plus. Ce n'est pas vraiment pour elle qu'il est inquiet, et il ne tarde d'ailleurs pas à trahir ses véritables pensées, mais Drina ne lui en tient pas rigueur. Elle a été assez horrible elle-même pour toute une vie, voire même la suivante, avec ça.
─ J'ai été boire un café avec Säde, elle aussi n'allait pas bien.
─ C'est de ma faute.
Drina ne lui demande pas, mais affirme. Elle se rend bien compte de tout ce qu'il essaie de lui faire dire, de lui faire avouer en quelque sorte. Ils s'arrêtent dans la file d'attente, menant à la cafétéria pour prendre eux-mêmes un café. Drina garde les yeux bas, elle se sent honteuse et a bien du mal à soutenir son regard. Kåre hausse alors les épaules, les mains dans les poches de sa veste, le regard porté aux étudiants qui patientent également devant eux.
─ Elle s'attendait à autre chose.
─ Je lui avait pourtant bien dit que ça serait pas comme elle se l'imaginait, mais je crois qu'elle n'a jamais vraiment arrêté d'espérer.
Cet aveux est dur à sortir pour Drina, il lui reste en travers de la gorge, et la laisse râpeuse. Elle aurait aimé pouvoir répondre à toutes ses attentes. Elle aurait voulu pouvoir être la personne qu'elle espérait voir. D'un côté, Drina n'a pas choisi de ne rien ressentir à son égard, et potentiellement de se lier avec une morte ; mais de l'autre, elle ne peut pas s'empêcher de se sentir coupable de ne pas être à la hauteur pour elle.
Conciliant, Kåre glisse une main dans son dos, et lui frotte. Il comprend tout à fait ce qui se passe, étant donné qu'il en est un dommage collatéral, qu'il en souffre également. Drina se presse un peu plus contre lui, elle a besoin de ce soutien, et elle est heureuse de pouvoir l'obtenir auprès de lui.
─ Tu as le champ libre, maintenant.
─ Pas sûr que ce soit le meilleur moment.
─ Au contraire, elle a besoin d'un infirmier du cœur.
Kåre rit d'entendre cette expression. Ils saisissent tous les deux leurs gobelets brûlants, et se stoppent face à face, là où leurs chemins doivent se séparer pour qu'ils rejoignent leurs classes respectives. Drina le regarde enfin, une expression douce au visage.
─ Elle va avoir besoin de toi, donc ne la laisse pas tomber.
─ Aucun risque.
─ Elle mérite beaucoup mieux que moi.
─ Pareil pour toi.
Un silence suit l'affirmation de Kåre, qui semble le penser sincèrement. Un léger voile gris passe sur les traits de Drina, qui lui offre un pauvre petit sourire, presque brisé.
─ T'es peut-être le seul à le penser.
Annotations
Versions