13 décembre

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Au matin, Drina n'est pas très étonnée de voir que le corps d'Hedda s'est déjà échappé d'entre ses draps. L'étudiante se lance dans sa journée comme si de rien n'était. Elle a la langue épaisse mais pas de mal de crâne. Elle se souvient de toute sa soirée. Encore un peu plus de leurs étreintes brûlantes, qui continuent de la faire frissonner, et sourire comme une ahurie.

En revanche, lorsqu'elle porte les yeux sur l'extérieur, une fois habillée et sortie de son appartement, Drina constate qu'elle voit les choses qui l'entourent avec plus de netteté, de couleurs. Tout est plus vibrant, et tous les mouvements qu'elle perçoit, se font avec une fluidité incroyable. Un léger frémissement de malaise la traverse lorsqu'elle entrevoit des âmes perdues, en quête de ce qui leur manque, dans un monde qui ne les voit pas, qui ne leur appartient plus. Elle tressaille parce que, d'habitude, il lui faut toujours une certaine concentration pour qu'ils entrent dans son champ de vision, mais ce matin, ils font largement partie du tableau, avec une facilité déconcertante, naturelle.

Mais ce qui est le plus étrange, c'est cette manière qu'ils ont de la dévisager sur son trajet. Drina fuit des yeux, et accélère le pas pour se rendre dans l'atelier. Elle se sent suivie, presque menacée, en danger. Elle expire un grand coup lorsqu'elle ferme la porte du bâtiment artistique derrière elle. Ils ne peuvent pas entrer. Mais ils s'arrêtent cependant derrière les larges fenêtres. Immobiles derrière le verre, ils la fixent et ne semblent pas vouloir décamper. Drina fait comme si elle n'était pas capable de les voir, mais tout dans son attitude la trahit. Elle s'assoit face à sa statue en cours, et dos à eux. Dans l'écho de la pièce, elle peut entendre de nouveau les paroles d'Hedda.

Ceux qui s'approchent de leur mort arpentent un monde qu'ils n'avaient jamais vu auparavant, à mi-chemin entre ici et l'Autre Côté. Les âmes bientôt moissonnées sont les plus vulnérables.

Drina se mordille la lèvre, nerveuse, et voit bien que ses mains se sont mises à trembler, autour de ses outils. Elle commence à sculpter, à son rythme, pour ne pas se blesser, en priant pour qu'ils l'oublient, et la laissent reprendre une vie, une fin de vie normale. Mais ils deviennent plus nombreux, toujours plus près, autour de la faculté des Arts.

Et l'angoisse de Drina ne faiblit pas, même lorsque Viljami, Anker et Säde la rejoignent. Elle feint un petit sourire joyeux, cerné, mais son genou droit continue de trembler. Où est Hedda ? Elle n'a pas vu ou senti toute cette masse contenue au même endroit ? Ne s'inquiète-elle pas, de son côté ? La douceur et l'épanouissement de leur première nuit commune sont bien loin désormais. Drina est saisie d'une terreur qu'elle se doit de contenir devant ses amis, parce qu'elle sait qu'elle ne fait déjà plus partie de leur monde. Sueurs glacées le long de sa colonne. L'a-t-elle déjà abandonnée ?

Hedda entend en écho l'inquiétude et la terreur de Drina, et elle en est tendue. Aux mains avec des calamités de plus en plus féroces et agressives, Hedda est dans la ville, mais elle ne peut, pour le moment, pas rejoindre son étudiante. C'est une véritable porte sur l'Autre Côté qui a été ouverte, en plein centre de la ville. A croire que le Conseil a véritablement décidé de ne pas lui rendre la tâche facile, en ne régulant plus rien. Elle se doit de tout gérer, de tout prendre en main, et de faire le maximum pour protéger sa dernière âme. Est-ce un test pour lui faire comprendre qu'elle est faite pour ce boulot, alors qu'elle le rejette dans son entièreté ? Ou bien pour accélérer les choses, en vue d'une date de moisson déjà fixée ? Hedda n'a pas le temps d'y réfléchir ou de développer son point de vue là-dessus. Les cauchemars s'obscurcissent et deviennent de plus en plus épais et collants.

Heureusement pour elle, même si elle ne pensait pas cela possible, Kåre, sous ses traits de Mahr, vient lui prêter main forte. Les dissensions entre la Faucheuse et son Conseil ont dû faire le tour de tout l'Autre Côté. Armée de sa faux, Hedda ne s'en préoccupe pas et repousse ses ennemis. De son côté, Kåre récite des incantations pour faire fuir les calamités les plus faibles. Quand ils aperçoivent enfin un morceau de ciel clair, ouvert, ils soupirent. Les mains sur les hanches, et un sourcil haussé, le Mahr la dévisage méchamment.

─ Qu'est-ce que t'as encore fabriqué ?

S'appuyant sur son outil de travail, Hedda soupire lourdement, en se frottant les yeux. Elle est partie au front depuis que le soleil s'est levé. La matinée est déjà bien avancée, quand ils sont capables de faire cette pause.

─ J'ai merdé.

Hedda avoue, dans un souffle, abattue. Kåre penche la tête sur le côté, tout ouïe, attendant la suite des explications de la Faucheuse, qu'il espère excellentes, étant donné le nombre et l'agressivité flagrante de toutes ces calamités.

─ Je me suis liée à elle, maintenant, ils essaient tous de l'attirer de l'Autre Côté.

─ Normal, elle doit mourir.

─ Mais pas tout de suite ! J'ai encore besoin d'elle.

─ Parce que tu l'aimes, ou parce que c'est ta dernière âme ?

Hedda ne relève pas la première question du Mahr, mais bien la seconde. Elle pensait réellement que le Conseil allait taire sa demande, son désir de fuite. Hedda se redresse de toute sa hauteur. Son voile noir se met à fouetter l'air.

─ Quoi ?

─ Les Faucheuses sont de vraies pipelettes. Tout le monde sait que tu veux te débarrasser de ce boulot.

Hedda pousse alors un nouveau soupir, en portant les yeux vers le ciel, comme si, lui-même, avait la réponse. Mais rien. Alors, elle saisit de nouveau fermement son instrument, prête à repartir. De toute évidence, Kåre l'accompagne. Après une nouvelle séance de ménage dans une rue adjacente, la langue bien pendue du Mahr semble lui piquer puisqu'il ne peut pas s'empêcher de demander, moqueur.

─ Tu croyais vraiment que tout irait bien, même après avoir couché avec une âme ?

Le regard que lui donne Hedda pour toute réponse est glaçant, meurtrier. Une attitude hors d'elle qui fait rire Kåre de bon cœur, à mesure qu'ils se débarrassent de leurs ennemis, jusqu'à arriver sur le campus, où Drina doit l'attendre, terrorisée.

─ Je suis pas un expert, mais tu viens littéralement de lui peindre une cible dans le dos.

─ Je sais !

La faux d'Hedda se rapproche dangereusement de Kåre, mais il ne semble pas s'en importuner. Il a toujours connu Hedda froide, distante, pas une expression qui dépasse. La situation présente l'amuse grandement parce qu'il ne pensait pas qu'elle pouvait se présenter sous ce jour, et qu'elle possédait tout ça, en elle. La vision est incroyable, et il en veut encore, toujours plus.

─ Tu me connais, j'adore quand tout ne se passe pas comme prévu. Alors, je peux peut-être t'aider.

Hedda hausse un sourcil, elle le questionne des yeux, tandis que Drina les a remarqué, derrière les hautes fenêtres de l'atelier. L'obscurité a été chassée, mais de voir l'outil impressionnant d'Hedda, Drina n'ose d'abord pas sortir et les rejoindre. Elle ne comprend d'ailleurs pas comment Kåre peut la voir et discuter avec elle.

─ On a un endroit pour enfermer les cauchemars. On peut peut-être essayer de rassembler toutes les calamités là-bas, en solution d'appoint.

─ Tu te rends bien compte qu'il en reviendra le double ?

─ Pas si tu la marques.

─ Quoi ? Hors de question !

Kåre hausse alors les épaules, ouvrant des mains vides.

─ Je te laisse y réfléchir, tu sais où me trouver.

Comme astéroïde jetée vers le ciel, Kåre adresse un clin d'œil malicieux à Hedda puis Drina, avant de s'étioler à son tour dans les airs, jusqu'à disparaître, sous le regard choqué de l'étudiante. Depuis quand Kåre est une météorite ?

Ses amis, dans son dos, s'inquiètent de la voir aussi absorbée, perdue dans ses pensées, le regard fixe, et dans le vide, au-dehors. Lorsqu'Hedda se tourne de nouveau vers elle, la vitre entre elle, elle lui donne un faible signe de la main, et sa faux a déjà disparue, elle aussi.



─ C'était quoi, tout ça ?

Tout juste sortie de son angoisse, Drina n'a même pas feintée de trouver une raison pour provoquer sa fuite à l'extérieur. Hedda lui intime des yeux de sortir du champ de vision de ses amis, encore à l'intérieur, pour finalement répondre à sa demande. Elle se frotte les yeux. Elle a un air épouvantable, éreintée.

─ C'est parce qu'on a ...

─ Quoi ? Baisé ?

Les mots sortent de façon crue hors de la bouche de Drina. Proche de la crise de nerfs, elle fait les cent pas, de long en large, dans la rue. Elle parle seule, au vide, et heureusement qu'il n'y a pas de passants autour d'elles.

─ Ton âme est sous pacte désormais, et le Conseil le sait très bien, alors ils essaient, par tous les moyens de te faire aller de l'Autre Côté, quitte à te menacer comme ce matin.

Suite à ses explications, Drina ouvre des yeux ronds. Elle entend, mais ne comprend pas.

─ Donc ça peut se reproduire ?

─ Techniquement, oui.

Hedda avoue, déçue d'elle-même d'avoir cédé à ces lèvres pleines, rouges, et ce corps frêle et pâle. Elle n'aurait jamais dû se lier autant à Drina. Elle aurait dû se réfréner. Elle aurait dû garder ce contact strictement professionnel. Elle aurait dû. Mais désormais, tout est rompu. Deux mondes se frôlent et se mélangent, et fait peser sur un Drina un lourd danger.

Techniquement ?

─ Il y a un moyen de te protéger de tout ça. Quand tu es avec moi, les calamités se tiennent à distance.

Et c'est vrai, puisque depuis que Drina a rejoint la Faucheuse, toutes ces âmes qui en voulaient à la peau de Drina il y a un quart d'heure, restent à l'écart. Elles les suivent, mais n'avancent pas plus. Elles sont contenues par une barrière qu'Hedda étend, de par son statut, tout autour de Drina, sans qu'elle ne s'en aperçoive.

─ Et t'as pas pensé à le faire avant ?! Je couche avec la Mort, j'estime que ça devrait me donner des avantages !

La voix de Drina monte haut, toujours agitée, et Hedda serre les dents rien de l'entendre dire.

─ Y'a rien de drôle, et je ne suis pas la Mort elle-même.

Le dialogue des deux femmes est dur. Elles ne s'écoutent pas, et les enjeux qui se déroulent sous leurs yeux s'allongent de plus en plus. Hedda se frotte alors les yeux, et s'adosse à un mur. Elle est épuisée. Elle ferme alors quelques secondes les yeux, histoire de se calmer, ses pensées avec. Drina semble en faire de même, puisqu'elle devient mutique. Des longues secondes s'écoulent avant que la Faucheuse ne reprenne la parole.

─ Le Conseil cherche à faire tomber ton sursis, et me punir en même temps. S'ils y parviennent, je ne peux rien promettre quant à ce qui t'arrivera de l'Autre Côté.

Drina se ressaisit, et la rejoint, contre le mur. Le visage tourné vers le ciel, elle tuerait pour une cigarette, à ce moment.

─ Qu'est-ce que c'est cette protection ?

─ Une marque. Grossomodo, c'est une étiquette qui signifie que tu m'appartiens.

Elle ne peut pas s'en empêcher, rien que d'entendre ce dernier mot, Drina frissonne, et un léger rictus satisfait se creuse dans le creux de ses joues. Hedda le remarque, mais ne la rabroue pas plus. Drina est dans son monde, sur son nuage, et Hedda se doit de briser cette fausse réalité, cette illusion que l'étudiante croit être la vérité.

─ Le problème étant que, d'accord, les calamités ne peuvent plus rien contre toi, mais ça te soumets à moi, et je refuse que ce soit le cas.

─ Je l'ai déjà cette marque.

─ Pardon ?

Hedda fronce les sourcils, et se tourne vivement vers une Drina qui lui refuse son regard. Dans un nouveau sourire béat, elle glisse sa main dans la sienne, et Hedda a tellement attendu ce nouveau contact, qu'elle ne daigne pas la repousser.

─ Je veux dire, j'ai fait tout ça en connaissance de cause. Je t'ai suivi, toi. Ça vaut bien pour quelque chose, non ?

Hedda expire de nouveau, et fait s'entrelacer leurs doigts. Tiraillée entre ce qu'elle doit faire, et ce qui est le mieux pour Drina. La lèvre mordillée, son train de pensées déraille complètement. Les images de la veille se superposent aux courbatures que lui ont provoquées les affrontements. Hedda saute dans le vide.

─ Ce que tu perçois de moi ... Est faux. Les âmes sont sensibles à leurs moissonneurs.

Vexée, Drina rompt le nœud de leurs mains, et lui fait enfin face. L'orage pointe dans ses prunelles, et Hedda sait pertinemment que c'est elle qui l'a provoquée. Elle préfère la colère à l'aveuglement.

─ Donc tu penses que tout ce que je ressens, c'est à cause de ta mission ? Rien de plus ?!

Drina fait déjà un pas en arrière, et Hedda se redresse pour l'en empêcher.

─ J'ai pas demandé à me faire poursuivre par ces saletés ! J'ai pas demandé à parler à une morte ! Tout ça, c'est ta faute, Hedda !

─ C'est pas-

─ Tu sais quoi ? Va te faire foutre. Qu'ils m'attrapent ou pas, c'est plus ton problème.

Hedda a beau tendre le bras, c'est son tour de ne rien saisir. Drina est déjà loin, hors d'elle, et les poings clos.

Un large trou béant se creuse dans la poitrine d'Hedda.

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