14 décembre
Hedda lui a enseigné des méthodes pour faire fuir les calamités loin d'elle, et elles se trouvent être utiles dans les jours qui suivent leur dispute, mais Drina s'en sert également pour repousser sa Faucheuse, désormais. Auparavant, cette concentration mentale était un appel, devenu bouclier qui rejette en bloc la présence soudaine d'Hedda. Et, à chaque fois qu'elle se présente à l'artiste, celle-ci peut lire une expression désolée et douloureuse sur son visage. Mais Drina refuse de l'écouter, elle nie ces arguments qui prouveraient qu'elle n'est attirée que par cette magie, et en deviendrait donc soumise.
Drina ne peut pas croire que leur attirance respective n'est que le fruit de ces contrats qu'entretiennent les âmes et leurs moissonneurs. Elle ne peut pas concevoir d'être aveuglée parce que cela rendrait ses sentiments faux, malléables et artificiels. Elle se détourne de cette révélation parce qu'elle a beau être humaine, elle a besoin de se dire que tout n'est pas du ressort de l'extraordinaire, qu'il est possible, pour elle, de tomber amoureuse comme tout autre personne, n'importe qui, que cela ne lui est pas interdit, défendu ou même impossible. Elle ferme les yeux sur une déception qui pourrait être immense si Hedda se trouve dans le vrai. Mais, là encore, Drina en vient à demander si la Faucheuse lui a donné ces raisons parce qu'elle l'a, elle-même, précédemment vécu ou simplement parce qu'il s'agit là d'un fait commun et bien connu, de l'Autre Côté, et dans leur Histoire millénaire. Mais rien que de penser qu'Hedda a pu ressentir des choses aussi fortes et partagées avec une autre âme, enrage Drina, qui grogne, sombre, face à sa statue.
Depuis sa fuite vers l'extérieur, ce matin-là, ses amis n'osent pas trop approcher. Ils voient bien que quelque chose cloche, et qu'elle n'est pas dans son état normal, quotidien, comme ils la connaissent. Drina ne sourit plus, elle est moins facilement enjouée qu'à l'accoutumée, et paraît même blessée, au plus profond de son être. Déchirée en deux à la poitrine sans qu'ils ne sachent à quoi cela peut bien être lié.
De repenser à cette matinée fait sursauter Drina. Kåre. Comment pouvait-il voir et discuter avec Hedda, même dans sa condition de simple mortel ? Est-il, lui aussi, en danger de mort ? Hedda lui aurait-elle menti depuis le départ, en lui confiant être sa seule mission en cours ? Les sourcils de Drina se froncent un peu plus et son visage se ferme. Peut-être que, depuis le début, Hedda n'a jamais été sincère, et qu'elle cherche désormais une porte de sortie, les mains liées dans le dos. Histoire de se débarrasser d'elle au plus vite. Mais là encore, tout son soucis de la protéger et de la mettre en garde ne fait pas beaucoup de sens. Pourquoi prendre tout ce mal à lui apprendre toutes ces choses, si elle a d'autres chats à fouetter ? L'étudiante est perdue et ne sait pas à qui s'en remettre. Elle ne peut demander d'explications ni de réconfort à personne. Elle se tient dans un secret qu'elle ne peut pas confier.
─ Olek ? On va manger en ville, tu nous accompagnes ?
Drina sort de sa transe réflexive, lorsqu'elle est appelée par Säde, assise non loin d'elle, tournée pour lui faire face. Son amie lui donne un petit sourire rassurant, encourageant, et de la voir prendre forme devant ses yeux, Drina se dit qu'elle peut, peut-être, mener sa petite enquête de son côté. Alors, elle hoche simplement la tête, dépose ses outils sur son plan de travail et abandonne sa statue au profit d'un repas. De toute façon, les nerfs en pelotes, elle n'aurait pas pu avancer comme elle l'aurait voulu.
Devant le petit restaurant où ils ont jeté leur dévolu, Brynja, Pia et Linn les rejoignent. Mais surtout Kåre, sur qui Drina pose un regard interrogateur et presque juge. Le jeune homme comprend très bien ce qui se passe, et les questions que Drina peut avoir à son sujet. Etant donné les dernières étincelles qu'on produit la jeune femme, flanquée de sa la Faucheuse, il savait très bien à quoi cela allait se réduire, et qu'il lui faudrait passer sur le grill.
Mais, pour le moment, il glisse simplement, naturellement, sa main dans celle de Säde et tous entrent à l'intérieur pour se répartir à une table. Au cours du repas, les conversations vont bon train, mais Drina ne s'y glisse que très peu. Elle scrute par intermittence le visage de Kåre, qui semble feindre avec succès son indifférente à son égard, mais sous la table, il lui assène de petits coups de pieds pour lui faire comprendre de le lâcher. Drina fait la sourde oreille, tellement butée qu'elle refuse de lui obéir. Alors, quand ils vont commander des desserts et que Kåre se lève pour aller fumer une cigarette au-dehors, Drina saisit sa chance et le suit comme son ombre. Le jeune homme s'adosse à la façade et expire longuement quand il voit paraître la petite blonde à son côté.
─ Tu vas vraiment pas me lâcher.
─ Comment ça se fait que tu puisses la voir ?
─ Qui ça ?
Kåre joue les idiots, et ça a le don de mettre Drina encore un peu plus en boule. Elle le considère durement et glisse une cigarette à ses lèvres, puis l'allume. Après sa première bouffée, elle relance.
─ Tu sais très bien de quoi je parle. Elle m'a assuré que j'étais la seule à pouvoir la voir. Alors quoi ? Elle s'occupe de toi aussi ? Tu vas crever dans l'année ?
A la suite de ce flot de questions, Kåre se fend d'un grand rire, la tête penchée en arrière. Un son qui résonne tellement durement aux oreilles de Drina qu'elle en sursaute, prise au dépourvu. Il se moque littéralement d'elle. Mais lorsqu'elle va pour le saisir par le col pour le menacer de lui dire la vérité, Kåre lève les mains en signe de reddition. De sentir cette jalousie et cette colère monter en elle, à lui brûler les veines, Drina comprend très bien que les sentiments qu'elle porte pour Hedda n'ont rien de surfait et de convenus. Ils sont sincères, ils font ressortir le pire en elle, un visage immonde.
─ C'est pas parce que je peux discuter avec ta copine, que je suis forcément comme toi.
Le regard de Kåre la dénude de haut en bas, des pieds à la tête. Il est courant. Il sait de quel bois elle est faite, mais également sa situation actuelle. Il ne lui reste plus beaucoup de temps, ses jours sont comptés, sa seconde date est déjà inscrite dans la roche.
─ Tu fais le même boulot qu'elle, c'est ça ?
Les mots de Drina sont secs, cassants. Ses pensées tournent et retournent autour de ses interrogations sans qu'elle ne parvienne à une réponse qui la satisfait. Elle lit et relit cet énoncé qui semble écrit dans une autre langue. Elle ne parvient pas à le traduire et de rester dans l'obscurité de cette manière la frustre et l'enrage encore plus.
Kåre souffle sa fumée, et agit de son flegme légendaire. Il a encore envie de jouer avec elle, de la rendre folle, comme il pourrait le faire avec Hedda. Simplement parce que cela l'amuse, et qu'il possède quelque chose de malveillant.
─ Encore heureux que non ! Se balader sur Terre pendant des années et des années, comme un esclave, non merci.
─ Alors dis-moi !
Drina est en train de perdre la face, et la raison. A ce moment, elle a les yeux exorbités, habités d'une lueur dure et froide. C'est peut-être à ce moment qu'elle ressent encore plus le manque qu'elle porte à Hedda. Son cœur est encore un peu plus écartelé. Et lorsqu'elle est le plus proche du précipice, prête à fondre en larmes, Kåre se racle la gorge pour la libérer.
─ Je suis un Mahr.
─ Pardon ?
─ Je fais partie du folklore de ce pays, le soi-disant "démon" qui vient habiter les rêves et les cauchemars des gens.
Sa cigarette entre les doigts, Kåre mime des guillemets dans les airs. En face de lui, Drina écoute mais n'entend pas, elle ne parvient pas à comprendre ou se faire à l'idée. Kåre. Un être magique, du folklore. Et puisqu'elle est désormais plus proche de la crise de nerfs que de l'excès de violence, Drina ne peut plus se contenir. Elle porte une main à sa bouche et éclate dans un fou rire. Une réaction qui semble blessé et vexé Kåre qui devient mutique et fuit les yeux. Mais ce n'est pas contre lui, c'est plutôt parce que, plus les jours avancent, et plus le monde de Drina se fissure de plus en plus. D'abord, on lui apprend qu'elle va mourir. Ensuite, elle se lie d'amitié et bien plus, avec celle qui est censée accomplir cette tâche. Puis, viennent les calamités qui en veulent à sa peau. Et enfin, le costume de son ami, Kåre, est revêtu par un être magique.
Lorsqu'elle se calme enfin, des larmes au bord des yeux, Drina se laisse tomber au sol pour s'y asseoir, vidée de toutes forces. Exsangue. Elle fixe le vide durant un long moment, sans rien dire. Seule sa main va et vient à sa bouche pour lui délivrer la fin de sa cigarette.
─ Tout va à vau-l'eau ... Elle a bien essayé de m'en protéger pourtant.
─ On n’a jamais connu de telle situation.
Kåre note, avec douceur, en s'accroupissant à son côté. Ils ne se regardent pas, mais l'ambiance vient de se calmer entre eux. La tempête, l'orage passent.
─ D'habitude, les Faux ne côtoient leurs âmes que quelques heures, mais là, c'est tout nouveau pour tout le monde, et le Conseil ne le supporte pas.
─ Comment tu sais tout ça ?
Drina se tourne enfin vers lui, vidée de toutes forces, ses nerfs emmêlés.
─ Les êtres de l'Autre Côté sont de vraies commères.
Drina se brise un peu plus dans un petit ricanement. Un son qui produit un bruit de verre brisé, secoué dans une boîte.
─ Elle pense que je suis fascinée par sa condition et que mes sentiments ne sont pas vrais.
─ C'est possible. Les âmes s'affaiblissent le plus quand leur dernière échéance approche. Mais, comme je te le dis, on n’a jamais vu ça, alors tout est possible.
─ Tu crois ?
─ Hedda est atypique, dans son genre. Elle ne fait pas ce boulot comme les autres moissonneurs que j'ai pu croiser. Elle est tendre, elle veut soulager ces âmes. Elle a encore quelque chose d'humain, je dirais.
Drina écoute religieusement, fasciné par le puits de savoir et de connaissances que représente le Mahr.
─ Je pense qu'elle essaie encore de te protéger en te maintenant à distance, comme vous êtes liées, tu deviens une véritable cible pour le Conseil. Et vous êtes les plus vulnérables quand vous êtes ensemble.
Drina fronce alors les sourcils, et se souvient des dernières paroles qu'Hedda lui a confiées. Ce refus catégorique qu'elle a émis face à elle.
─ Mais il a des moyens pour que ça s'arrête.
Kåre glousse doucement, amusé de voir que Drina ne perd pas le Nord, et qu'Hedda lui a bien révélé les possibilités qui étaient à leur disposition. Il éteint sa cigarette, sans pour autant se relever.
─ Une marque est possible à réaliser, mais c'est dangereux, et ça peut endommager ton âme si le contrat n'est pas assez fort. Et, au contraire, s'il l'est, tu deviendrais complètement soumise à ta Faucheuse.
─ Est-ce que ça a déjà été fait ?
─ Oui, mais ça s'est pas très bien terminé.
La voix de Kåre est traînante, mais elle redonne quelque espoir à Drina. Ils se lèvent tous les deux, mais même en jetant leurs mégots à la poubelle, ils restent à discuter. Drina a besoin de comprendre.
─ Tu penses qu'elle en est capable ?
─ Je ne l'ai jamais aussi attachée, ça vaut le coup d'essayer. Dans tous les cas, tu es vouée à disparaître non ?
L'insistance qu'il porte à ce mot à de quoi la terrifier, mais Drina rationalise. Il a raison. Ils ont un coup à jouer. Il faut qu'elle ouvre de nouveau la porte à Hedda, et plus qu'elles ne se déchirent comme cela a été le cas il y a quelques jours. Elles ne peuvent pas se permettre de perdre ce temps précieux.
Mais avant que Kåre ne puisse de nouveau rentrer à l'intérieur, Drina l'attrape par le tissu de sa veste et l'arrête dans sa course. Elle hausse alors un sourcil, et passe le regard entre Säde, à l'intérieur, dos à eux, et Kåre.
─ Et tu te sers d'elle ?
Nouveau sourire brillant de Kåre, qui ne semble pas s'importuner de sa question un peu plus indiscrète et personnelle. Il hausse alors les épaules.
─ Que je sois humain ou pas ne fait pas de différence, je l'aurais aimé pareil.
─ Mais tu ..?
─ Non, je ne me nourris pas de ses cauchemars. La ville est remplie de nuits bien plus agitées, tu sais.
Il lui balance un dernier clin d'œil charmeur, avant de pousser la porte de la main. Bruit de clochette. Drina reste encore quelques secondes, seule, et dans l'humidité extérieure. Un poids énorme vient de se retirer de ses épaules, et de son estomac. Elle a encore des choix, des décisions possibles, à saisir. Elle n'est pas aussi démunie qu'elle ne le pensait ou qu'Hedda ne lui faisait entrevoir. Tout est encore possible, et elles ont les moyens de se battre pour défendre ce qui leur paraît juste et sincère.
Drina expire, rassurée et remise sur pieds, puis entre à son tour, un large sourire aux lèvres. Elle s'allume de nouveau.
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