16 décembre
Ce matin a un air de calme avant la tempête. Drina est heureuse de voir qu'à sa fenêtre, aucune calamité ne vient toquer. Elles ne grattent pas plus à sa porte, ou essaient de passer le bras sous le seuil de celle-ci. Mais cette sérénité apparente a aussi quelque chose de suspect, de menaçant.
La marque qu'elle porte désormais à la peau s'est véritablement révélée dès qu'elle et Hedda sont revenues sur le même Plan, dans le même Monde mais surtout lorsqu'elles se trouvaient toutes proches. Drina a blagué en lui disant qu'elle était désormais passé à la "version sans fil", mais sans se le dire, elles savent également très bien que ce simple sceau n'est pas la fin de tout. Les calamités qu'a croisé l'étudiante n'en étaient que des simples, sans esprit de vengeance exacerbé. Mais Drina se souvient très bien de la fois où elle a pu percevoir sa mère, où elle a pu entendre ses pleurs et ses appels à l'aide, allongée dans une mare de sang, contre le bois qui semblait constituer sa petite maison. Et même si tout cela n'avait rien de vrai, Drina commence à se demander jusqu'où elle peut aller, jusqu'où elle peut plonger. Elle n'a pas abandonné sa quête de vérité quant à savoir ce qui lui est vraiment arrivé, mais surtout par la main de qui sa vie a été réduite à néant.
Dans son dos, Hedda feint le sommeil alors qu'elle n'en a plus besoin, alors qu'elle n'est plus capable de le vivre. D'un geste lent, elle tend le bras, et glisse une paume contre sa nuque. Drina sursaute au contact glacé, et elle sourit de sentir et voir que sa Faucheuse ne se remet pas d'avoir apposé, sans le savoir, sa propre marque de propriété sur l'âme humaine. Elle est sienne, jusqu'à la fin.
Drina sort de sa réflexion pour se tourner vers elle, un petit sourire à la bouche, mais lorsqu'elle fait face à la brune, elle ne semble pas s'être complètement défaite de sa rêverie, puisque Hedda fronce les sourcils, et la questionne des yeux.
─ A quoi tu pensais ?
─ Tu te souviens quand tu m'as montré, la première fois, ce que faisaient les calamités ?
Hedda n'émet qu'un simple grognement d'acquiescement pour l'encourager à poursuivre et savoir où elle veut en venir.
─ J'y ai vu ma mère.
Subitement, Hedda se crispe en entendant cette révélation. Elle sait que, depuis leur rencontre, Drina a toujours ces questions qui la taraudent, cette soif de savoir, mais également cette intrépidité à transgresser les règles ainsi que les frontières entre les deux Mondes. Elle fait partie de celui des Vivants, certes, mais le fait qu'elle sache qu'elle ne finira pas l'année, la propulse dans une attitude capable de tout repousser, de vivre l'instant présent parce qu'elle sait pertinemment qu'elle n'en aura pas de suivant. Et ce mélange l'a rend dangereuse.
─ Qu'est-ce que tu essaies de me dire ?
Hedda devient de plus en plus sérieuse et inquiète tandis que, le dos appuyé contre la tête de lit, Drina triture ses doigts pour chercher ses mots et savoir comment elle peut bien lui annoncer ce qu'elle a en tête, et ce, depuis son premier contact avec les calamités.
─ Je me demande s'il est possible de voir la vérité à travers ces chagrins.
─ Ces âmes perdues te mentent justement pour te faire passer de l'Autre Côté, on ne peut pas les croire.
─ Pourtant elles ont été humaines.
─ Certes, mais elles sont surtout en colère et tellement jalouses qu'elles veulent que tu te retrouves dans leur situation.
─ Peut-être qu'il y a un moyen de les apaiser temporairement pour qu'elles répondent à mes questions ?
Hedda ne tient plus, elle se projette hors du lit, comme une ombre. Debout face à la fenêtre, elle croise les bras et scrute la rue, trempée dans la lumière matinale. Effectivement, les calamités ont ordre de ne pas franchir une distance d'éloignement définie par l'intensité de la marque. Un rayon qui s'étend encore un peu plus quand elles sont ensemble, forcément.
─ Qu'est-ce que tu tiens tant à savoir ?
Drina fronce les sourcils, mais ne s'importune pas de cette question qu'elle trouve idiote, mais surtout déjà toute répondue. Hedda sait très bien de quel genre d'histoire il s'agit. Elle lui a même dit avoir croisé sa mère, alors pourquoi ne pas faire ce pas vers elle, et tenter de comprendre qu'elle est littéralement affamée par cette vérité. Drina sentirait presque que, sans cela, elle serait bien capable de devenir, elle-même calamitée, parce que toute cette zone d'obscurité l'a retiendrait ici. Alors, elle glisse une couverture sur ses épaules, et la rejoint, se postant dans son dos, le menton contre son épaule. Elle garde sa voix douce, elle n'a pas besoin que Hedda se braque de nouveau.
─ On a essayé de chercher avec mon père, mais on n'y est pas parvenu. Ça va faire six ans, et le dossier est resté muet. Si tu ne peux pas me le dire, je le comprends. Mais qui viendrait punir des calamités, alors qu'elles sont déjà dans cet état ? Ça ne coûte rien d'essayer, non ?
La voix de Drina est douce, elle charmerait presque Hedda comme le chant de sirènes. Elle se mordille la lèvre, tiraillée. Sur le simple aspect technique, elle est d'accord avec l'artiste, évidemment. Mais Drina n'a aucune conscience de ce qui se traduit de flirter autant avec le Monde des Morts, quand on ne l'est pas encore soi-même. Mais la balance d'Hedda penche également de l'autre côté, parce qu'elle sait très bien que si elle parvient à obtenir cette information, même à l'arrachée, elle ne pourra rien en faire, elle ne respirera plus pour que cela soit possible. Certaines religions parlent d'absolution avant la Mort, et Hedda verrait presque sa quête de la sorte. En revanche, elle se demande bien comment elles vont pouvoir faire pour obtenir ses aveux, par qui, et comment. Hedda porte une main à son menton, en pleine réflexion, et Drina se fend d'un large sourire parce qu'elle comprend que la Faucheuse n'est pas si rebutée par l'idée que ça. Qui sait, elle pourrait, elle aussi, apprendre des choses sur son propre Monde.
⍋
─ Le lien ne se fait pas que par moi, il faut que tu te concentres aussi sur ta propre énergie.
Assises en tailleur, face à face, les yeux clos, et les paumes ouvertes pour y accueillir tous leurs ressentis, Hedda guide une Drina qui laisse facilement son attention divaguer et se perdre. Alors, la voix profonde d'Hedda lui sert de phare, de boussole. Depuis que la protection agit sur la jeune femme, il est plus compliqué d'appeler les calamités et les inciter à se rapprocher. Celles qui le font sont moins agressives, mais simplement curieuses. Drina laisse ces ombres pénétrer dans sa chambre et se rapproche doucement d'elle, en contrôlant sa propre peur, sans pour autant pouvoir éviter ce léger malaise qui s'empare d'elle. Une chape froide lui tombe sur les épaules. Elle sent une odeur d'humidité, de pourrissement. Comme entrer dans une pièce abandonnée depuis de nombreuses années, sans soleil ni aération.
Sous ses paupières closes, elle peut voir que les calamités essaient de la distraire, de faire en sorte d'attirer son âme de leur côté, à coup de sourire, et de paroles douces. C'est un flot de chuchotements continus, qui n'est pas désagréable, mais qui la fait se hérisser quelque peu. Elle écoute, patiemment, les doléances de tout un tas d'âmes rester coincées, par choix ou bien parce que cela s'est imposé à elle. Il y a cette femme, qui voulait voir grandir ses enfants et petits enfants. Cet homme qui a tout perdu, famille, travail et situation, et qui a fait le choix de rester parce qu'il voulait arpenter un monde qu'il n'a jamais connu de son vivant, trop obnubilé par les chiffres, le rendement et la façade qu'il voulait se donner. Il y aussi cet homme âgé, mort en prison, semble-t-il, de par ce qu'il montre à Drina, et qui est resté coincé parce que les personnes qu'il a blessé dans son existence, ont souhaité qu'il reste coincé ici pour l'éternité, comme une punition des Dieux.
Drina choisit justement de suivre le chemin qu'il lui ouvre. Dans ce monde là, aucune couleur ne transparaît. Tout est fait de noir et blanc, mais surtout, il y fait si froid. De par ses actes, Drina se dit qu'elle va forcément trouver un embranchement qui pourra la mener à sa mère. Et ça ne tarde pas, puisqu'elle entend une voix provenant d'un bureau, dans un long couloir infini. L'homme resté coincé dans ce monde était interrogé dans un bureau adjacent. Mais dans celui qui intéresse la jeune femme, se trouve enfin l'un des hommes qui a été arrêté concernant le meurtre de sa mère. Drina se stoppe dans l'embrasure de la pièce. Hedda reste à distance, mais toujours proche s'il se passe quoi que ce soit.
A l'intérieur, le visage du policier autant que celui qui est assis face à lui, sont brouillés, comme barbouillés de fusains gras. Drina est incapable de le reconnaître, où qu'elle se tienne dans le petit bureau. Apparemment, cette calamité lui refuse son identité. Soit parce qu'il est coupable, soit, au contraire, parce qu'il n'a rien à voir là-dedans, et qu'il aimerait qu'on le laisse enfin en paix. Ou peut-être parce qu'il n'est pas encore mort lui-même. Assise à même le bureau, les bras croisés, Drina écoute la conversation qui se joue. Etant donné qu'elle voyage dans des instants privés d'une calamité, en tant qu'humaine frappée du sceau d'une Faucheuse, protégée, personne ne peut la percevoir. Elle en profite.
─ Quand avez-vous connu Aline ?
─ Il y a un an, elle bossait sur les marchés, j'avais une librairie juste en face.
─ Est-ce que vous étiez proches ?
─ Pas au début. Elle travaillait dur, elle n'avait pas le temps d'avoir des amis.
Le policier tourne une page du dossier ouvert face à lui, puis relève les yeux vers le jeune homme. Il doit avoir une trentaine d'années au moment de l'interrogatoire. Il a les joues creuses, les cheveux sombres, bouclés, ramassés tout autour de son crâne. Ses yeux sont gris et portent une certaine douleur en eux, il a l'air véritablement attristé de la disparition d'Aline. Il n'est pas menotté, mais Aline peut voir les nombreux tatouages qui lui courent sur les bras. Ce n'est pas la différence d'âge avec sa mère qui choque Aline, mais bien son regard. La jeune artiste peut sentir d'ici que sa vie n'a pas été facile, dès le départ. Il porte une sorte de mélancolie autour de lui, une tendance à l'auto-destruction. Des choses qu'elle ne peut ressentir et voir que dans ce monde. Dans le sien, tout serait bien différent.
─ Quand avez-vous commencé à réellement vous fréquenter ?
─ Avant les fêtes de fin d'année. La saison allait être compliquée, et elle m'a demandé de l'aide à la ferme.
─ Pourquoi spécifiquement vous ?
L'interrogé s'enfonce alors dans son siège, et regarde ses chaussures. Il n'apparaît pas spécialement stressé, mais bien mal à l'aise en revanche. Il n'a pas forcément envie qu'on fouille dans ses histoires personnelles, dans ses choix. Personne ne le voudrait, et pourtant, s'il veut sortir d'ici par ses propres moyens, il va bien de voir. Toute l'attention de Drina est fixée sur lui, elle est pendue à ses lèvres.
─ On s'était retrouvé autour d'un verre qui réunissait tous les commerçants. Le feeling est bien passé. Mais Aline n'était pas du genre à demander de l'aide, justement, je lui ai un peu forcé la main.
─ Et pourquoi ça ?
─ Honnêtement ? Elle me plaisait. C'était une femme forte, indépendante. Et je crois que j'avais besoin de ce genre de personne dans ma vie.
Sans bouger ou le montrer, Drina est touchée de voir qu'il avait pleinement saisit la réalité de sa mère, son caractère, sa façon de voir et faire les choses. Elle était partie pour ça, elle est heureuse de voir qu'elle avait tout de même réussi. Même si cela n'a pas duré.
─ Je vois que vous avez disparu pendant huit mois. Votre frère avait déposé un avis de recherche.
─ Je sortais de cure et j'avais aucune envie de retourner chez moi.
─ Pourquoi le Sud ?
─ Ma famille en est originaire.
─ Est-ce que vous avez rechuté ?
─ Non.
─ Serait-il possible que, sous le coup de stupéfiants, vous ayez pu aller jusque chez elle ?
─ Je ne l'ai pas revu depuis son dernier marché.
─ La saison se passe mal, vous avez besoin de vous calmer les nerfs, vous prenez quelque chose, vous allez la voir, elle vous repousse, un coup part ...
─ Je vous dis que je ne l'ai pas vu !
La voix de l'intéressé monte subitement. Son regard est dur, glacial, il s'est assombri. Le policier cherche à provoquer une réaction et c'est chose faite. Pour autant, Drina ne croit pas à la théorie du gendarme. S'il se droguait de nouveau, il n'aurait pas cette apparence. Il aurait été incapable de venir jusqu'ici.
Drina porte une main à son menton, pensive, les sourcils froncés. Elle laisse le reste de l'interrogatoire se dérouler sans elle, elle pourra toujours y revenir. Elle revient peu à peu dans son propre monde, Hedda tout proche, comme si elles n'avaient pas quitté la pièce. Sa Faucheuse la fixe des yeux, pour attendre son retour, ses réflexions. Mais Drina est déjà satisfaite d'avoir pu trouver et accéder à toutes ses informations. Il lui en faut encore plus.
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