17 décembre

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Avec une légère inquiétude, Hedda écoute Drina lui rapporter tout ce qu'elle a vu et entendu, alors même qu'elle était présente lors des échanges au sein de ce poste de police. Elle lui indique tous les éléments qu'elle a obtenus, et lui explique que l'homme qu'elle écoutait ne lui apparaissait pas comme coupable, mais là encore, entre ce qu'elle peut ressentir et ce qui s'avère être la vérité : un fossé. Tout le monde peut cacher la réalité des choses, et faire le choix de mentir pour se protéger. Hedda en sait quelque chose, et elle est écartelée entre le fait de voir Drina avancer dans ses recherches, et le fait qu'elle utilise les derniers moments de sa vie en ce sens.

Hedda est une porte ouverte sur l'une des plus grandes interrogations de sa vie, son plus grand traumatisme, ses plus grandes frustrations. Elle lui explique également avoir déjà vu cet homme, parce que les policiers avaient contacté son père pour indiquer qu'ils interrogeaient certains suspects. Mais celui-ci s'était présenté lui-même. Pour se laver de tous soupçons ou bien parce qu'il avait quelque chose à cacher ? Drina semble soulagée d'avoir pu assister à cette scène. Mais, désormais, au lieu de répandre des esquisses dans son carnet, elle note des faits, et tente de réaliser une frise chronologique des derniers mois de la vie de sa mère. La Faucheuse la trouve bien trop impliquée dans une quête qui ne se révélera peut-être pas aussi fructueuse que ce qu'elle attend. Hedda reste assise sur le lit de la jeune femme, penchée à son bureau, puis émet un soupir qui attire l'attention de Drina.

─ Qu'est-ce qui se passe ?

La blonde relève les yeux vers elle, un sourcil haussé. Son stylo s'est enfin arrêté de noircir des pages.

─ Je ne suis pas sûre que passer tes derniers jours à chercher l'assassin de ta mère soit une bonne idée.

Drina tourne sur sa chaise et lui fait pleinement face. A ce moment, elle arbore un petit sourire, mais il semble fatigué, froissé par cette expérience qu'elle compte sans doute revivre. Suivre le chemin des calamités est souvent épuisant, mais surtout, les âmes proches de leur récolte, n'ont bien souvent pas cette chance, et encore moins de la répéter plusieurs fois. Drina lâche son stylo et croise les bras contre sa poitrine.

─ Je sais que ça ne te plaît pas, mais autant profiter de ce qu'il me reste justement.

─ Tu n'es pas frustrée ? Tu ne voudrais pas faire autre chose ?

─ Depuis mon adolescence, j'ai passé mon temps à chercher. Je trouve que ça referme le cercle.

Hedda est défaite par ses explications aussi simples. Elle comprend, mais d'un autre côté, elle n'a pas non plus envie qu'elle ne se rapproche de trop près de ce précipice qui ne demande qu'à l'appeler et l'engloutir toute entière. Le regard d'Hedda passe par la fenêtre où une nuée d'oiseaux migrateurs se rassemble. La neige est proche.

─ Tu sais que tu ne peux rien dire à ton père ?

Suite à cette question, Drina hoche doucement la tête et se lève enfin pour la rejoindre. Elle s'assoit à même les cuisses d'Hedda, et entoure son cou de ses bras. Doucement, elle embrasse sa joue, et Hedda l'entoure de ses bras, lui frotte le dos, et ne peut s'empêcher d'effleurer la marque des doigts. Un contact qui fait frémir Drina, se mordiller les lèvres aussi.

─ Plus ton heure se rapproche, et plus elle se précise.

Hedda note, en jetant un coup d'œil au sceau déposé contre sa peau douce, et lisse.

─ Je te promets de ne pas passer tout mon temps à chercher. J'ai une statue à finir !

Elle annonce, fière, et cela arrache un sourire à la Faucheuse, qui ne la libère pas pour autant. Les deux femmes se serrent l'une contre l'autre. Un instant de tendresse volé au milieu des méandres que représente l'acte final de la mission d'Hedda. Elles savent qu'elles ont encore du temps, et à la fois, Hedda les sait menacées. Elle sait que tout va s'arrêter, qu'après la fin de son contrat auprès du Conseil, ni elle ni l'étudiante ne seront de ce monde. Jamais plus, elles ne marcheront dans les rues de cette ville. Jamais plus, Drina ne croisera ses amis. Jamais plus, Hedda n'entendra le bruit fatigué et pourri de son attelage mortuaire. Il y a quelque chose de rassurant à se dire que la ligne d'arrivée est bientôt là. Mais Hedda se dit aussi que, jusqu'à la fin, le Conseil ne va pas rester sans rien faire, et il serait étonnant qu'elle ne le voit pas encore faire des siennes. Une dernière surprise comme pour un pot de départ. A la différence qu'elle imagine qu'ils comptent bien lui faire payer ce départ, et surtout au simple profit d'une âme.

Hedda est tant dans ses pensées, qu'elle ne remarque pas que Drina la quitté pour se glisser dans la douche, s'habiller et se mettre en route pour la faculté et son atelier. C'est un nouveau baiser contre la commissure de ses lèvres qui la fait revenir à elle.

─ Je te retrouve à ma pause.

Hedda hoche doucement la tête tandis que bientôt la porte de l'appartement se ferme sur l'étudiante. En la surveillant par la fenêtre, sur son chemin, Hedda peut voir que les calamités restent en arrière, et la laissent passer. Elles se séparent comme haie d'honneur, sans oser tendre le bras pour l'attraper et l'effleurer. Mais Hedda n'est pas tranquille, elle reste dans les parages, de peur qu'il se passe quoi que ce soit.



A l'atelier, Drina est heureuse de trouver ses amis déjà affairés auprès de leurs rendus de classes. De la peinture sur les doigts et leurs tabliers. De la poussière de marbre dans les cheveux et sur le visage. C'est tout une ambiance qu'elle retrouve mais qui se plante aussi dans son cœur avec une certaine nostalgie empreinte de mélancolie. Bientôt, tout ça sera fini.

En s'installant devant sa création, qui est pratiquement finie et dont il manque encore certains détails et reprises, Drina se demande comment ils vont tous réagir à la suite de sa mort. Hedda ne lui a d'ailleurs rien indiqué quant à la façon dont elle viendrait la chercher. Mais ce n'est pas le genre de choses qui inquiètent Drina. Elle vit ses derniers moments simplement en sachant qu'ils s'arrêteront bientôt. Elle n'a pas besoin de plus. Quand elle pose le regard sur chacun, tour à tour, elle essaie de se représenter quelles émotions les traversent. Quelles seront leurs réactions. Ils ne se connaissent que depuis quelques mois, et pourtant, le fait d'avoir tous quitté leurs maisons, leurs pays, les ont rapprochés avec une force inouïe.

De par leur histoire commune, est-ce que Säde s'en remettra ? Se sentira-t-elle coupable de ne pas avoir fait plus, de ne pas s'être excusée plus tôt ? Viljami la représentera-t-il dans un de ses prochains tableaux ? Anker parlera-t-il d'elle dès qu'il le peut, en soulignant son attrait pour ses œuvres ? Elviira demandera-t-elle à ce qu'un petit autel soit érigé en son honneur, au sein même de l'université ? Tous seront-ils hantés par ce départ soudain ?

Drina secoue la tête, et se reprend. Il n'est pas l'heure de se poser ces questions, pas encore. Pour le moment, elle est encore vivante et se doit de remplir les derniers impératifs qu'elle s'est fixés personnellement. Soit, prendre un soin tout particulier à terminer cette sculpture, sa dernière, et probablement la seule qu'on gardera d'elle, quand il s'agira d'indiquer qui elle était en tant que personne, mais également en tant qu'artiste.

Ses outils en main, elle se met au travail. Contrairement à ses premières heures de travail, son geste est plus assuré. A côtoyer son modèle, elle sait parfaitement quel détail elle se doit de mettre en avant, et quel autre reprendre parce qu'il ne se rapproche pas assez de la réalité.

Drina travaille sur le mouvement qu'elle perçoit du voile d'Hedda lorsqu'elle se manifeste à elle. La jeune femme a passé des heures à tailler l'arrondi du nez et la rondeur de ses lèvres. Le léger creux de ses joues. La finesse de ses cheveux sombres et lisses. De même pour l'une des mains accrochée à la faux. Une faux sur laquelle elle a répandu des marques, à même la lame, signe de son utilisation prolongée mais également de la vieillesse dans le temps de l'instrument. Quant aux phalanges qui la saisissent, elles sont couvertes des bagues qu'elle a précédemment dessinées dans son carnet.

Cette matinée permet à Drina de se détendre, mais également de mettre ses idées sur pause. Lentement, comme en tournant les pages d'un livre, l'une après l'autre, elle reprend méthodiquement les derniers événements passés dans sa vie.

Elle entend encore les paroles plus hautes que sa pensée, dans cette rue, où elle provoquait une brise de vent. Rien que de penser à son comportement et sa réaction, Drina en est mal à l'aise, et se sent toujours coupable de s'être comportée de la sorte. Mais elle se rassure également en se disant que son offrande à la créature naturelle, peut être compris comme une excuse, une demande de pardon. Son manque manifeste d'Hedda, qui se faisait ressentir avec une certaine violence. Drina sait très bien qu'elle ne peut se passer de sa Faucheuse. Elle y est bien trop attachée désormais. Elle sait également que ses sentiments sont visibles, et se traduisent dans tous les gestes qu'elles peuvent avoir l'une envers l'autre. Une histoire d'amour en accéléré, où n'est possible de se rendre compte des choses que sur le moment, pas plus tard, pas à la réflexion. Elles n'ont pas ce temps-là. Elles ne peuvent pas s'accorder de doutes. Et c'est sans doute pour cela qu'elles se sont affrontées et entrechoquées aussi fort.

Concentrée sur le bas du voile, aux pieds de la statue, Drina ne peut s'empêcher de retenir un petit sourire rien qu'en pensant à Hedda, et à tout ce qu'elle a provoqué en elle, tout ce qu'elle lui a montré, tout ce qu'elle lui a fait comprendre, mais également la voie pavée qu'elle lui ouvre en lui garantissant à l'Autre Côté, pour ses recherches. Dans son dos, Drina peut d'ailleurs sentir la présence continuelle de calamités. Elles ne décrochent pas, elles la suivent où qu'elle aille, quoi qu'elle fasse. Et même si elles ne l'agressent plus, l'étudiante doit se faire au fait qu'elles ne disparaîtront définitivement de sa vie, seulement, lorsqu'elle celle-ci s'arrêtera et sera révolue. En attendant, Drina ne leur porte qu'un rapide regard, en se disant que, bientôt, sans que cela ne l'attriste ou ne la blesse, tout sera fini.

─ C'est la première fois que je te vois aussi appliquée.

─ Dis tout de suite que je bosse mal !

Drina éructe dans un rire, face à un Kåre qui les a rejoint pour venir voir Säde. Celle-ci semble l'avoir chassé pour pouvoir travailler tranquillement, donc il vient aux nouvelles auprès de Drina. Les mains appuyées sur ses genoux, par-dessous son tablier, la blonde relève la tête vers lui, et l'invite à s'asseoir auprès d'elle.

─ Je peux ?

Kåre demande, comme un jeune enfant, et Drina hoche la tête pour qu'il puisse caresser des doigts la pierre sculptée, polie, et arrangée pour représenter son sujet. Le jeune homme passe un long moment à chercher et trouver les détails cachés, la finesse de son travail, et la justesse avec laquelle elle représente l'être extraordinaire.

─ Tu as bientôt fini, à ce que je vois.

Drina prend cette observation comme un rappel au temps qui passe, au compte-à-rebours. Elle ne le montre pas, mais la jeune femme se demande bien ce qui va se passer après. Elle n'a pas peur de la fin de son temps imparti, mais a tout de même des doutes sur l'un des secrets les mieux gardés de l'Univers : que se passe-t-il après la Mort ? De voir la jeune femme autant dans ses pensées, fait doucement rire Kåre qui tend le bras et lui presse alors l'épaule, chaleureux et rassurant.

─ C'est elle qui t'emmènera, pas de panique.

Drina note qu'il parle à voix basse, et porte un regard alentour à l'atelier. La date de rendu étant si proche, tout le monde est bien trop occupé pour ne serait-ce que leur porter la moindre attention. Il continue.

─ Si tout se passe comme avec la marque, tu n'as pas de soucis à te faire.

─ Mais si c'est pas le cas ?

Kåre hausse alors les épaules, presque blasé.

─ Alors tu prendras le même chemin que les autres âmes.

Drina hausse un sourcil, incrédule. Hedda ne lui a jamais parlé de cette éventualité, persuadée que ce ne sera jamais le cas, et parce qu'elle compte également lui faire emprunter la voie royale des âmes spécifiques. Mais qu'adviendra-t-il d'elle si ce n'est pas le cas ? Et qu'arrivera-t-il à la Faucheuse dès que sa dernière mission sera accomplie auprès de son Conseil ?

Kåre glousse de nouveau, parce qu'il peut lire une légère panique sur son visage. Il se penche alors en avant, les coudes contre les genoux, et vise la sculpture qu'est en train de poursuivre Säde, au loin, dans un autre coin de la pièce.

─ Elle a passé un contrat avec le Conseil pour qu'elle t'escorte personnellement. C'est comme si tu avais un pass rapide pour la Mort. Quant à elle ...

La voix rauque de Kåre traîne, et Drina a complètement abandonné son projet au profit de l'écouter de toute son attention. Un silence s'étire, et il le laisse faire, presque à en rendre dingue Drina. Après un moment, il se redresse, et hausse de nouveau les épaules, comme si tout ce qu'il pouvait lui révéler n'avait pas une importance capitale et ne définissait pas la prochaine destination inconnue de la jeune femme.

─ Les Cochers disparaissent, mais j'ai entendu une autre rumeur.

─ Quelle rumeur ?

─ Ça je ne peux pas te le dire.

Circonspecte, Drina se trouve, les yeux ronds de surprise, face à un mur que Kåre ne laisse pas percer. En se relevant pour rejoindre Säde, il porte un index en travers de ses lèvres pour lui signifier qu'il détient là un secret qu'il ne peut révéler. Drina redevient troublée, et se dit qu'elle a encore beaucoup de choses à demander à Hedda.

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