18 décembre
Sa curiosité attisée par les derniers propos que lui a confiés Kåre, Drina se demande, une nouvelle fois, comment elle va bien pouvoir évoquer le sujet avec Hedda. Il n'avait pas l'air grave ou menaçant, mais bien enjoué d'être au courant de cette rumeur. Drina sait qu'elle les concerne, de près ou de loin, à elle de le déterminer. Les confessions entre deux portes semblent monnaie courante de l'Autre Côté, mais également en lien direct avec le Monde des Vivants. Drina s'imagine une sorte de système radiophonique, établi entre les deux plans. Mais elle est sortie de sa rêverie brumeuse, par l'arrivée d'Hedda, dans sa chambre.
C'est le début de soirée, et la Faucheuse lui a promis de continuer ses recherches auprès des hommes qui ont partagé les derniers instants de la vie de sa mère. L'exercice est éreintant autant que aléatoire. Parfois, la jeune femme est incapable de se concentrer assez pour entendre les murmures des calamités, trop ancrée dans son propre monde pour pouvoir se laisser glisser à celui des Morts. Mais ce soir, elle a tout un tas de questions sans réponse, et sait déjà où elle veut chercher.
Si les interrogatoires de police ne lui ont rien appris de plus, si ce n'est que deux suspects ont été soupçonnés, l'étudiante commence à effleurer l'idée qu'il s'agit des actions d'un autre homme. Un que personne n'a vu, et dont Aline taisait sans doute la présence. Alors, elle cherche à se rapprocher de la petite maison montagnarde de sa mère. Avec un peu de chance, elle pourra naviguer dans le logement pour en obtenir plus d'informations.
Drina rejoint Hedda, et dépose un baiser contre sa joue, froide, avant de s'asseoir, en face d'elle, à même le lit. Drina couvre ses épaules d'un plaid, pour ne pas être dérangée par ses potentielles sensations durant son voyage. Hedda porte les yeux sur elle, et lui donne un petit sourire. Elle semble de plus en plus à l'aise à l'idée de ses allers retours entre deux mondes. Du moins, elle ne lui fait pas de reproches. Drina soupçonne qu'elle parvient à la comprendre parce qu'elle aurait, sans doute, pu, elle aussi, avoir la chance de voyager dans la ville qui l'a vu grandir et vieillir. Puis mourir.
─ Prête ?
Hedda demande, doucement, et son interlocutrice lui répond d'un hochement de tête ferme. Elles joignent leurs mains, et ferment toutes les deux les yeux.
Drina se retrouve alors, par la force de sa volonté, dans le petit village du Sud sur lequel Aline avait jeté son dévolu. Drina sait que cette fuite en avant n'avait rien d'imprévu, elle a été minutieusement et sciemment préparée. Elle était prête, elle savait où elle devait se rendre. Sur la petite place en carré du village, Drina se retrouve en plein milieu d'un marché animé. Il y a beaucoup de monde, et il traverse Drina étant donné qu'elle n'a pas physiquement fait partie de ce cadre. Les commerçants crient pour attirer les clients, et l'évènement s'étire dans toutes les rues principales, jusqu'à une large rivière.
Drina ne perd pas de temps et commence à arpenter les étales. Là, entre un vendeur de jouets en bois, et un maroquinier de cuir, la jeune femme trouve sa mère, rayonnante, un large sourire aux lèvres, derrières son présentoir à fromages fait main, et artisanaux. La fille découvre que sa mère avait créé une marque, un petit dessin de chèvre rieuse, cerclé de bleu. Là, elle indique les conditions dans lesquelles elle produit ses fromages, mais également où son exploitation se trouve. La blonde ne perd pas de temps, et se concentre assez fort pour pouvoir se rendre sur place dans la seconde. Mais, juste avant qu'elle ne change de plan, il y a cet échange étrange. Aline s'arrête dans ses mouvements, alors qu'elle était en discussion avec une cliente. Elle fixe le vide, ce même vide rempli par la présence vaporeuse de sa fille. Celle-ci se fige, tandis que son estomac est en chute libre. Ce n'est pas possible. Elle ne peut pas la voir, elle ne peut pas se rendre compte qu'elle est ici, alors qu'elle voyage dans un passé révolu. A son côté, Hedda serre sa main de la sienne, et elles sont toutes deux transportées sur l'exploitation.
On peut y accéder par une petite route en terre caillouteuse. Un peu plus haut se trouve la petite maison où sa mère a élu domicile. A la droite du bâtiment, l'étable d'où proviennent des bêlements, et des bruits de cloche. Le laboratoire se situe à l'arrière.
Le bruit que provoque leurs pas à l'extérieur, résonne en Drina comme si elle était elle-même à cet endroit. Tout devient un peu trop réel, alors qu'elle est censée, en quelque sorte, être un fantôme. La jeune femme ne ralentit pas la marche, et sent la présence rassurante d'Hedda, dans son dos, qui ne la pousse pas, ne lui indique rien, ni ne lui parle pour ne pas être déconcentrée. Elle n'est là qu'en tant que spectatrice, mais Drina lui est très reconnaissante qu'elle fasse tout ça pour elle.
Face à la porte, Drina tente de saisir la poignée, mais sa main passe à travers. Alors, elle décide de carrément passer dans la porte. Là, elle fait face à un petit salon avec des meubles déjà d'un certain âge, en bois. Ils n'étaient pas les siens. Elle louait cette maison meublée. Tout y est bien rangé, et malgré la dureté de son nouveau travail, sa mère semblait toujours prendre soin du ménage. Drina arpente doucement pièce après pièce. Elle sourit lorsqu'elle reconnaît de simples objets de la vie quotidienne, dont elle n'a apparemment pas pu se séparer. Une petite cuillère surmonté d'un mouton, souvenir de sa fille lorsqu'elle était toute petite. De nombreux livres qui trônaient auparavant dans leur bibliothèque, au salon. Des vinyles. C'est tout un petit monde qu'Aline a déraciné et déplacé ici. Elle s'est créé un cocon confortable, à son image.
Mais avant que Drina puisse monter à l'étage, elle entend le bruit du large pick-up de sa mère, tout juste revenue du marché. La jeune femme va pour se cacher, mais Hedda la retient par le poignet, avec un regard entendu. C'est vrai. Elle est invisible.
Alors, elle attend patiemment que sa mère décharge le véhicule, et l'entend bientôt tourner la clef dans la serrure et entrer. Là, elle retire ses chaussures, et se dirige vers la table du salon pour consulter le courrier que sa voisine a été chercher pour elle, à la poste du village qui se situe dans la vallée. Par-dessus son épaule, Drina peut lire rapidement qu'il s'agit de papiers administratifs, mais dans cette pile se trouve également, une lettre. Avant que Drina n'ait pu lire le nom de son expéditeur, Aline l'a déjà ouvert, et s'est assise pour la lire. En travers, sa fille peut voir qu'il s'agit d'une personne qui l'a connaît très bien puisqu'il s'inquiète de son état, de sa vie en général, mais également de savoir si elle compte, un jour, revenir dans sa ville natale, auprès de ses proches. Lorsque sa mère dépose la lettre à même le bois de la table, et la laisse telle quelle pour se rendre à la cuisine, Drina ouvre des yeux ronds, paralysée.
Là, sous son regard, elle peut lire celui qui lui a envoyé cette lettre. Et qui semble parfaitement au courant de tout ce qui se passe dans sa vie.
Erik.
Sentant un flux de colère monter en elle, doublé d'incompréhension, Drina est trop agitée pour continuer à rester ici, auprès de sa mère. Enragée, le cadre se dissipe puis meurt. Elle revient de façon prématurée à son appartement, face à une Hedda qui a un sourcil haussé.
─ Merde.
⍋
Drina fait les cent pas dans son petit appartement. Elle a les sourcils froncés, une main au menton, aussi perplexe que furieuse. Hedda n'ose pas ouvrir la bouche, ni bouger, de peur de recevoir sa colère, emplit d'incompréhension. La Faucheuse sait très bien ce que signifie le fait d'avoir lui ce prénom au bas de cette simple page. Alors, elle la laisse vider complètement son sac, rempli de frustrations acides.
─ Il savait, il savait où elle était et il n'a rien dit !
Drina revient sur ses pas, toujours aussi rageurs.
─ Il nous a laissé croire qu'il n'avait plus de nouvelle, et il n'a rien dit non plus à sa mort ! J'hallucine !
Hedda peut la voir fulminer d'ici, et lorsqu'elle va pour se saisir de son téléphone, d'un geste rageur, elle se matérialise à son côté, furtivement, et la stoppe dans son geste, elle bloque son bras.
─ Tu peux pas faire ça.
─ Parce que ça le mettrait dans la merde ?!
─ Comment est-ce que tu vas expliquer que tu sais ?
La voix de la Faucheuse est un parallèle extrême de celle de l'étudiante, qui fulmine, et hausse le ton. Une impossibilité qui la frustre encore plus et lui fait pousser un cri rageur, presque animal. Elle laisse son téléphone dans la paume d'Hedda, qui tente, tant bien que mal, de lui faire comprendre.
─ Il ne comprendra pas que tu sois capable de le mettre au mur, et de le coincer sur ses mensonges.
─ Mais qu'est-ce qu'il me reste ?! Il était au courant de tout ce qui se passait pour elle, alors que dans la rue d'à côté on angoissait !
─ Il devait sans doute avoir une bonne raison.
─ Laquelle ?!
Hedda baisse les yeux, en secouant négativement la tête. Elle savait que tenir Drina trop proche de tous ses événements était à double tranchants. Elle ne lui a, peut-être, pas assez fait comprendre que, quoi qu'il s'était passé, et quoi qu'elle allait découvrir, elle ne serait, en aucun cas, dans la possibilité de les rattraper dans le présent, dans le vivant. Alors, elle tente de passer un bras autour d'elle, pour la calmer, la consoler. Et si Drina résiste d'abord, elle se laisse finalement envelopper, et cache son visage dans son cou. Elle tremble de colère, et Hedda peut sentir des larmes chaudes perler contre sa peau. Elle lui caresse le dos de haut en bas, et la fait bientôt rasseoir sur le lit. Hedda caresse ses cheveux et embrasse son crâne avec cette même attention, cette même douceur qu'elles partagent. Drina se fissure puis s'écroule un peu. Obstruée par son corps, la voix de Drina est faible.
─ J'arrive pas à le croire ... Il aurait pu nous aider, il aurait pu faire en sorte que tout soit différent ...
─ Ta mère avait un esprit libre, je ne suis pas sûre qu'elle aurait apprécié que son ami d'enfance la vende à son conjoint et sa fille.
─ Elle aurait au moins pu nous envoyer de simples nouvelles ...
─ Peut-être que, même ça, était trop dur, pour elle.
Drina ne répond pas, parce qu'elle n'a pas la force de renchérir. Elle n'arrive pas à se faire à l'idée. Elle a peur de se dire, de comprendre, qu'au final, elle ne connaissait pas si bien sa mère que ça, et que toute sa vie n'était qu'un mensonge. Sa maternité, une parenthèse. Elle aurait tant aimé pouvoir au moins en discuter avec elle. Elle aurait aimé avoir ce temps, cette chance. Mais on a tout pris à Drina.
─ Tu te souviens du type du commissariat ?
Faiblement, Drina hoche la tête. Elle écoute, et Hedda tente de la distraire.
─ Il s'appelle Leto.
─ Génial, je suis contente pour lui.
Hedda glousse doucement en l'entendant, toujours mauvaise. La Faucheuse reprend donc ses caresses, et la berce doucement, serrée contre elle.
─ Ce gars aussi a disparu dans la nature. Il a eu des problèmes d'addiction, tu l'as entendu, mais il voulait simplement quitter sa vie, recommencer ailleurs. Mais ça ne veut pas dire qu'il était nécessairement en froid avec ses proches.
─ Le flic a parlé d'un frère.
Hedda hoche la tête, Drina est peut-être hors d'elle, mais elle ne perd pas le fil de ses pensées.
─ Lui aussi a essayé de le chercher, mais Leto estimait qu'il était plus sain qu'il ne fasse justement pas partie de sa vie.
─ Tu me dis tout ça parce qu'il est mort ?
─ Non, j'essaie de chercher une explication des choix de ta mère, avec toi.
Drina relève alors un regard humide en direction d'Hedda, et celle-ci plante alors un baiser contre son front, puis sa joue. Drina se calme, se détend contre elle.
─ Elle avait une vision du monde unique. Elle a fait des choix de vie, mais ce n'est pas pour autant qu'elle cherchait à vous éviter.
─ C'est ce qu'elle a fait.
─ Elle serait peut-être revenue, mais ça, on ne peut pas le savoir.
Annotations
Versions