19 décembre

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Après la découverte de Drina, dans les derniers instants de sa mère, la jeune femme est beaucoup plus distante, non pas froide, mais plus du tout connecté à son propre monde. Elle se passe et se repasse ce petit film en boucle, sous ses paupières, et est si pensive, qu'elle s'éloigne, de nouveau de son groupe d'amis, qui se réduit à mesure que les jours passent.

Brynja et Anker sont partis ensemble pour rendre visite à la famille de celle-ci. Pia a suivi et Elviira a pris l'avion tôt ce matin. Alors, dans le café où ils se réveillent doucement ce matin, ne reste que Säde, qui a déjà préparé sa valise, tout comme Linn et Viljami. Et enfin, Kåre, qui est également sur le départ, même si Drina se demande bien où il peut vouloir aller. Elle ne lui a pas encore demandé, trop occupé aux dernières nouvelles qu'elle a reçu d'un passé lointain et qui empiète sur son présent.

─ J'ai entendu un de nos profs parler de nous.

Vil' lance, en reposant sa tasse, et en plongeant une fourchette dans son carrot cake. Säde, le menton dans une main, toujours assise de Kåre, qui pose nonchalamment une main sur sa cuisse, hausse un sourcil.

─ Et ?

─ Il estime que notre promotion est très bonne cette année.

─ Il dit ça tous les ans, non ?

Kåre raille, et ça fait glousser Linn, qui tourne une cuillère dans son thé au miel.

─ Non, je te jure, il est vraiment content de nous. Il pense même nous proposer pour des expos.

─ On est doués, d'accord, mais ça ne veut pas dire qu'on acceptera dans des musées.

Säde raille, toujours très terre à terre, la jeune femme se doute bien que tout ne sera pas aussi facile pour eux. Un long chemin s'étend déjà devant eux.

─ De ce que j'ai compris, il a déjà téléphoné à certaines de ses connaissances pour Drina.

La conversation s'interrompt parce que l'intéressée ne réagit pas. Elle se complait à faire miroiter son café dans sa large tasse, et d'en fixer les lumières qui s'y réfléchissent. Kåre se racle alors la gorge pour la ramener à eux. Celle-ci lève alors la tête, et découvre qu'ils la fixent tous. Alors, mal à l'aise, elle se frotte la nuque.

─ Pardon, j'écoutais pas.

─ On parle déjà de ta sculpture en dehors de l'école.

─ Ah.

Ce n'est clairement pas ce manque de réaction que les autres pensaient entendre. Face à Drina, Säde fronce les sourcils, inquiète. Les deux jeunes femmes se sont tellement éloignées que personne n'est au courant de ce qui se passe dans la vie de l'autre, et qu'elles ne savent même plus ce que l'une ou l'autre cherche à obtenir dans son Art. Mais de par sa réaction, tous comprennent que Drina, malgré ses prouesses, est elle-même en train de glisser et de s'en éloigner largement. Elle n'est plus aussi passionnée, aussi appliquée. Elle fait traîner les choses, alors qu'elle était celle la plus en avance fut un temps. Drina voit bien que ses amis s'inquiètent, et elle n'est pas pour autant capable de les rassurer, non plus. Tout ce qu'ils pensent sans doute est vrai. A quoi bon s'acharner quand on sait déjà que tout va s'arrêter ? Qu'elle va disparaître de toute façon, et ne rien laisser derrière elle ? Elle est surtout frustrée de savoir qu'elle a côtoyé des mensonges depuis des années. Qu'elle est restée proche de menteurs, sans voir ce qui se cachait au travers. Drina rumine, et repart dans un train de pensées infernal. Alors Kåre lui donne un coup de coude pour la faire revenir à eux.

─ C'est super si elle plaît, mais je ne sais pas si je vais continuer.

Drina se montre défaitiste, et se cherche des excuses, parce qu'elle sait très bien qu'elle ne sera jamais capable d'être l'artiste accomplie qu'elle rêvait d'être, on ne lui laissera malheureusement pas cette chance.

Ce compte à rebours fait également partie de cette rage qu'elle emmène partout, de cette frustration. Elle aime son Art, elle aime ce qu'elle produit. Pour autant, elle devra couper court à la passion, parce qu'il est prévu que ce qu'elle crée actuellement de ses mains, sera sa dernière œuvre. Elle est pourtant si jeune. L'épée de Damoclès continue de flotter au-dessus de sa tête.

Drina voit très bien que sa révélation à voix basse provoque l'indignation. Tous ses amis la soutiennent, l'encouragent. Mais comment leur expliquer qu'elle mourra peut-être avant la fin de ce mois, et qu'elle ne sera plus capable de jamais produire quelque chose dans ce monde ? Elle se mordille la lèvre, et chasse son amertume par une gorgée de café.

─ Tu penses faire autre chose ? D'autres études, peut-être.

Un mouvement négatif de la tête. Tout ce que sait Drina, de façon ferme, c'est qu'elle ne sera bientôt que du vide, et que les projets d'avenir sont pour les vivants. Elle se retrouve muette face à cette demande parce qu'il est acté, dans sa peau, que tout se finit bientôt. Elle n'a aucun choix, la main sur rien. A cette angoisse, se rajoute ses dernières découvertes, et elle aimerait pouvoir s'enfermer dans sa chambre, seule ou avec Hedda, pour pouvoir les visiter et les revisiter encore.

L'artiste sait très bien que cette sortie est importante, puisque bientôt, tout le monde sera parti ailleurs, même si elle reste enracinée ici. Tous lui ont même proposé de passer les fêtes dans leur famille, mais même touchée, Drina a gentiment et poliment refusé ces propositions. Justifiant, bien malgré elle, que cette période de l'année ne lui rappelait pas forcément de bons souvenirs. Ce qui est vrai, mais pas complètement. Elle se félicite également, mine de rien, d'avoir refusé les propositions de Cassie ou de Théodore. Elle le sait, elle aurait été incapable de tenir sa langue et de ne pas provoquer Erik, sur ses derniers échanges avec sa mère. Comment pourrait-elle être au courant ? Il est plus sage qu'elle reste ici, plutôt que menée par une colère et une demande d'explications qui lui restent en travers de la gorge. Drina termine son café. Elle piaffe presque de sortir de là.



Dans sa chambre, Hedda est déjà là. La Faucheuse n'attend même plus que le soleil se couche pour se montrer et la rejoindre. Mais Drina n'a pas l'humeur tactile, ou légère. Elle déballe toutes les réflexions qu'elle a construites alors qu'elle aurait dû avoir la tête ailleurs, plus légère, en côtoyant ses amis. Mais ce n'est plus le cas. La date se rapproche de plus en plus, et Drina refuse de se retrouver sans rien, impuissante avant la fin, mais surtout, sans réponse.

─ Faut qu'on y retourne.

─ Dans cette humeur massacrante, oui bien-sûr.

Hedda emploie un second degré piquant, et Drina pose sur elle un regard si froid, qu'elle se demande même si leur relation a évolué. Elle savait pertinemment que ces voyages dans les souvenirs de sa mère allaient la secouer, la faire trembler et chavirer, elle aurait peut-être dû instiguer une limite à ne pas dépasser dès le départ. Mais maintenant, il est trop tard. Les dernières nouvelles l'emportent comme la houle, et impossible de revenir en arrière. Alors, Hedda soupire en se frottant les yeux. Réaction très humaine quand Drina s'assoit déjà sur son lit, les paumes vers le ciel, et les paupières closes. Mais avant que ce ne soit le cas, Hedda l'arrête dans sa course.

─ J'étais sérieuse, tu peux y aller comme ça.

─ Comme quoi ?

Drina la défie autant dans son ton que son regard brusque. Hedda ferait presque un pas en arrière, intimidée. Mais elle se ressaisit et s'assoit à son côté, une main sur les siennes.

─ Je sais que tu ne t'attendais pas à ça.

─ On m'a menti. J'estime que j'ai le droit de savoir. Je ne serais jamais en paix, si je pars comme ça.

Alors, voilà l'explication. Un soulagement. Un besoin de vérité pour calmer les doutes qui habitent son âme. Evidemment, Hedda sait très bien que c'est elle qui lui a ouvert cette porte, désormais, impossible de la refermer. Et elle sait aussi que si quelque chose retient Drina sur Terre, ses plans de moisson pourraient bel et bien tomber à l'eau, et la laisser scotchée ici. Hors de question que la blonde ne devienne une calamité. Nouveau soupir d'Hedda, qui saisit sa main et lie leurs doigts pour la mettre en confiance.

─ Je comprends, mais il faut d'abord que tu t'apaises, les calamités raffolent de ce genre d'émotions brutes. Tu n'arriveras pas à aller où tu veux être, si elles s'agglutinent.

D'un hochement de tête ferme, déterminée, Drina comprend exactement ce qu'elle lui explique, mais également ce qu'elle lui demande. Alors, elle prend une grande inspiration, et expire tout autant. A sa seconde, elle ferme les yeux, et rouvre les mains. A la troisième, elles passent toutes les deux de l'Autre Côté.

Hedda est d'ailleurs surprise de voir avec quelle facilité, Drina parvient à se fondre dans cet autre monde, qui n'est pourtant pas le sien. Mais plus la Faucheuse l'y expose, et plus elle remarque l'adaptation dont fait preuve Drina, ce qui l'inquiète, en revanche, c'est que l'Autre Côté croit qu'elle fait désormais partie des leurs, et bloque son âme à la sortie. Mais Hedda chasse cette pensée catastrophique de sa tête, lorsqu'elle voit Drina s'élancer dans les rues de ce même petit village du Sud.

Elle fend la foule, elle reprend cet air renfrogné. Alors, forcément, les calamités se rapprochent dangereusement.

─ Drina ! Doucement !

C'est lorsque la blonde se retourne et se stoppe dans sa course, qu'elle se rend compte de la distance qui les éloigne, et d'à quel point les calamités sont tout autour d'elle, comme insectes près d'une source de nectar. Alors, elle expire de nouveau, pour se reconcentrer, et tend le bras vers celui que lui donne Hedda. Leurs mains liées, elles reprennent le chemin du petit stand d'Aline.

Et elles le retrouvent rapidement. La saison a changé, Aline porte bonnet et gants mais ne se départit pas de son sourire joyeux. Drina plisse les yeux, sceptique, tandis qu'elle voit les clients affluer devant elle, malgré la température extérieure. Sa mère devait avoir la côte, que ce soit autant pour ses produits fermiers que sa personnalité. Alors Drina commence aussi à comprendre pourquoi un type d'une quinzaine d'années de moins qu'elle, était intéressé.

Aline est solaire. Elle parcourt et distingue un monde au-dessus de tout. Toujours une parole réconfortante, et un intérêt sincère quant aux petites histoires de vie que certains de ses clients âgés lui racontent. Aline a toujours été prête à être cette épaule là, cette oreille attentive.

Et lorsqu'elle commence à remballer, Drina et Hedda ne perdent pas de temps, elles apparaissent directement chez elle, dans sa petite maison. Le tas de lettres ne trône plus sur la table, comme si Aline avait senti que leur moindre vue allait irriter sa fille. Ça aurait été le cas. La Faucheuse et son âme attendent le grondement du moteur du 4x4 de sa mère. L'une assise dans les escaliers, l'autre contre l'accoudoir du canapé. Le temps se gâte quelque peu, et Drina perçoit enfin des phares, et des roues dans la cour. Mais lorsqu'elle s'approche de la porte fenêtre, elle fronce largement les sourcils. Ce n'est pas sa voiture, et d'ailleurs, un homme en sort. Occupée sur la banquette arrière, elle ne peut pas voir son visage. Et, évidemment, sa mère arrive à ce moment-là, et lui coupe la vue à cause de son véhicule. Drina n'en voit donc que des silhouettes, mais comprend très bien qu'ils sont assez proches pour s'embrasser. Il la fait sourire, et l'aide à sortir ses stocks invendus. Ils pénètrent dans la grange, puis le laboratoire, et Drina reste seule derrière la vitre, persuadé que se trouve ici, l'assassin de sa mère.

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