20 décembre

10 minutes de lecture

Comme arbre centenaire, témoin des grandes et des petites choses, Drina fixe le calendrier affiché dans la petite cuisine de la ferme de sa mère. Quatre jours avant sa mort, Drina passe de plus en plus de temps de l'Autre Côté. Elle regarde les choses se jouer devant elle, sans qu'on ne la perçoive. Elle voit sa mère travailler dur, s'occuper de ses bêtes avec un amour naturel, se transforme dès que le soleil tombe.

Leto fait effectivement partie du tableau. Il passe des soirées entières avec Aline. Ils se retrouvent sur sa petite terrasse, emmitouflés dans des couvertures épaisses. Ils fument beaucoup de cigarettes, et pas mal de bouteilles se vident aussi. Ils rient. Ils se confient. Ils restent de longues minutes à regarder les étoiles, au beau milieu de ce petit bout de montagne, épargné par la pollution lumineuse.

Quant au second homme qu'elle a aperçu, Drina n'est pas capable de voir son visage, il est lui aussi brouillé. Hedda lui a soufflé à l'oreille qu'il était sans doute encore vivant lui-même. Ce flou est mouvant, et de temps à autre, Drina peut reconnaître la forme de son nez, le creux de ses lèvres. Alors, quand Drina attend que sa mère revienne du marché, elle dessine dans sa tête ce demi portrait robot.

La Faucheuse lui a également confié que cela resterait peut-être aussi tel quel, qu'elle ne serait sans doute pas capable de l'identifier formellement. Mais tout ce qui compte, pour la jeune femme, c'est de réellement savoir et comprendre ce qui a bien pu se passer. Elle ne veut pas partir dans une chasse aux sorcières, mais bel et bien avoir le fin mot de cette histoire. Celui qui lui a coûté sa mère, et a provoqué l'effondrement de son père.

Drina est d'ailleurs étonnée de voir avec quelle facilité, avec une certaine passion, elle se comporte avec ces deux hommes. Elle rit aux éclats. Elle est tactile. Elle ne repousse aucune manifestation d'affection. Non pas que ce n'était pas le cas avec Vadim, mais Aline agissait de façon plus contenue au sein de leur maison. Sa fille ne l'a jamais vraiment vu comme ça.

Et pendant qu'elle patiente, Hedda, elle, reste à l'écart. Elle surveille, elle qui monte la garde. Pour le moment, elle n'ose rien dire, mais il n'est clairement pas bénéfique pour une humaine, de passer autant de temps dans ce monde qui n'est pas le sien. Alerte et méfiante, Hedda s'absente de temps à autre pour monter la garde. Pour le moment, les calamités se tiennent et ne s'approchent pas de trop. Mais Hedda sait pertinemment, qu'à force, ce sera le cas, et elle doit être présente pour la défendre. Une marque peut être agressée. Une limite peut être franchie.

Sans masquer sa présence, Drina est assise à même la table basse du salon, et voit entrer le second homme. Il s'est tellement présenté ici qu'il navigue dans le logement à son aise, et va dans la cuisine pour leur préparer du café. La blonde le scrute, sans vergogne, et inspecte le moindre indice qui pourrait le trahir. D'ailleurs, le téléphone d'Aline se met à vibrer, et il y porte le regard. Quand il découvre le début du contenu du message, mais surtout son destinateur, son visage se ferme, se crispe. Ses gestes sont alors plus secs, et irrités. Drina hausse un sourcil, et Aline entre à son tour. Se joue alors un dialogue que Drina trouve surréaliste et qui lui fait ouvrir des yeux ronds.

─ Tu lui parles encore.

Ce n'est pas une question, mais bien un reproche et Aline, qui vient tout juste de retirer ses chaussures et son manteau, fronce les sourcils, ne comprenant pas à quoi il fait référence. Là, il lui tend le téléphone, et en lisant le message de Leto, Aline ne peut pas s'empêcher de sourire. Une réaction qui semble mettre en rage celui qui pensait sans doute les lieux déjà conquis.

─ C'est un ami, je ne vois pas pourquoi j'arrêterais.

Une lueur de défi s'entend dans la réponse d'Aline, qui répond rapidement au message puis relève les yeux vers l'homme dans la cuisine. Il termine de préparer la cafetière, et pose à grand bruit deux tasses sur le plan de travail.

─ Tu couches avec tous tes amis, toi ?

Le ton monte, et empreint autant d'irritation que de jugement. Un léger ricanement monte chez Aline. Une attitude provocatrice, et prête à l'affrontement qu'elle ne lui connaissait pas jusque-là. Elle est hypnotisante et charismatique.

─ Je t'ai déjà dit qu'on était rien de sérieux.

Drina fait un plongeon dans le vide, presque à en tomber à la renverse, tant les paroles de sa mère résonnent en elle. Elle a eu la même réaction qu'avec Säde. Est-ce qu'elle a toujours été aussi similaire à sa mère ? Même dans ses relations. Drina se ressaisit, et continue d'écouter. Hedda, elle, est partie faire une ronde.

─ J'ai déjà un conjoint. Et c'est pas parce que je suis avec toi, ou Leto, que ça va changer. Je compte bien retourner auprès de lui, et de ma fille.

Aline annonce, triomphante et décidée. Drina est touchée de savoir qu'elle parle d'elle, mais aussi de voir tout l'attachement qu'elle leur portait encore, même en s'étant exilée aussi loin et aussi brutalement. Mais l'homme ne semble pas de cet avis, puisqu'il commence à hausser le ton et faire de grands gestes vers elle.

─ Tu te fous de moi ?! A quoi ça rime tout ça, alors ?!

─ Tu le savais dès le départ, je n'ai jamais été impliquée.

─ Mais qu'est-ce que je deviens moi ?! Je suis rien du tout ?! Juste un passe-temps, un truc fun en attendant de retourner faire bobonne avec ton mari ?!

La voix d'Aline reste très calme malgré les reproches que lui projette son interlocuteur au visage. Elle ne se démonte pas, elle est sûre d'elle-même, et personne ne la fera changer d'avis. Alors, elle poursuit.

─ Si je me suis mal exprimée dès le départ, j'en suis désolée, mais tout ça, je te l'ai dit. Tu ne m'as pas écouté parce que tu croyais que ça allait changer, que tu ferais peut-être la différence. Mais qu'on soit bien clairs, je n'ai jamais cessé d'aimer mon compagnon, et je ne compte pas disparaître de la vie de ma fille.

Là, une tasse vole, et va s'éclater contre un mur. Un bruit qui résonne dans toute la maisonnée et fait sursauter Drina. Elle retient son souffle, pourtant Aline ne cille pas. Elle se confronte toujours à son regard. Et quand il prend la fuite, non sans un grand coup d'épaule au passage, Aline le fixe lorsqu'il s'arrête à la porte et lui balance, venimeux.

─ C'est ce qu'on verra.

La porte claque à en faire trembler toute la maisonnette, et Drina est incapable de bouger, paralysée. Quand elle tourne de nouveau les yeux vers sa mère, elle peut finalement y lire un éclat de terreur. Son souffle aussi s'est accéléré.



Dehors, pendant que tous discutaient, Hedda se voit dans l'obligation de faire usage de sa faux, à grands coups rageurs. La jalousie et l'humiliation que viennent de provoquer les derniers aveux d'Aline, attire les calamités, qui deviennent de plus en plus proches mais aussi agressives. La Faucheuse pensait qu'en voyant l'homme monter dans sa voiture et quitter les lieux ferait cesser les attaques, mais il n'en est rien. Il a imprégné toute la maisonnette, ainsi que l'air ambiant. Alors, Hedda fait tout son possible pour les repousser et protéger sa dernière âme. Les calamités se nourrissent de ces ressentiments, et elles sont particulièrement friandes de ce type de déchirements humains. Même si elles se trouvent dans un souvenir, un passé révolu, la portée des calamités reste la même.

A bout de souffle, Hedda recule déjà. Elle va bientôt être submergée. Mais avant qu'elle ait eu le temps d'appeler Drina pour qu'elle sorte de ce songe, Hedda comprend que les calamités ont pénétré dans la maison par la porte arrière. Hedda lâche son poste pour les suivre. Elle en découpe certaines, mais lorsqu'elle revient au salon, elle peut voir que Drina, défaite, et apeurée, est déjà en proie aux êtres visqueux et affamés.

─ Drina ! Regarde-moi !

Ce qui est ironique, c'est que c'est Hedda qui lui a donné la possibilité de se rendre dans les souvenirs de sa mère, qui lui en a appris les chemins, mais si l'âme refuse de s'en extirper, sa Faucheuse y reste coincée aussi. Alors, Hedda s'époumone, dans le raz-de-marée de calamités.

─ C'est pas ton monde ! Il faut que tu reviennes !

Hedda avance difficilement, même aidée de sa lame. Elle commence à sérieusement s'inquièter pour Drina, qui a déjà le teint gris, le visage fatigué, tiré, creusé ; et qui semble incapable de s'extraire de ses méandres. Quelque chose a dû se passer entre l'homme et sa mère, quelque chose d'assez grave pour la mettre dans cet état, et la rendre aussi vulnérable.

─ Drina, le compte-à-rebours !

Ces derniers mots l'atteignent puisque une lueur dans son regard revient, et elle regarde enfin Hedda. Celle-ci fait la grimace en découpant de nouvelles calamités, et Drina ferme enfin les yeux, pour les rappeler de leur côté.

Lorsqu'elles retombent lourdement sur le parquet de sa chambre étudiante, elles sont toutes les deux à bout de souffle. Les tréfonds de ces âmes ont disparu, tout comme l'instrument de la Faucheuse. Drina est à bout de souffle, choquée, en sueur. Hedda la porte contre elle, et l'allonge rapidement sous les draps, inquiète. Une paume posée contre son front l'informe qu'elle fait une poussée de température. Elle respire mal, également. Hedda file chercher un linge propre et humide pour le déposer contre sa peau, avant de soulever la couette pour inspecter son corps.

Elle a été mordue, griffée. C'est sans gravité, en revanche, Hedda est choquée par la vision qu'elle aperçoit. Sa main et le début de son bras gauche, celui dont elle s'est sûrement servi pour se protéger, se défendre, est en transparence. Signe que les calamités avaient bien l'intention de l'attirer vers le fond, avec elles, et qu'elles auraient presque pu réussir. Hedda peut passer les doigts à travers, la chair et le sang n'y sont plus. Hedda la couvre de nouveau, et la laisse se reposer. En s'asseyant à même le sol, elle se dit que les remontrances peuvent attendre.



A la suite des dernières menaces de cet homme, Drina a vu sa mère préparer un sac rapidement. Elle avait les mains qui tremblaient, le souffle compliqué, et les yeux arrondis de terreur. Elle avait saisi qu'il reviendrait. Elle savait que ce n'était là, pas des mises en garde jetées en l'air, rien que pour lui faire peur. Non, elle a pu lire dans son regard avec quelle détermination, il n'était pas prêt à se laisser distancer, et surtout, qu'il refuserait fermement qu'elle le quitte. En imaginant le pire, Aline a très bien compris ce qui pourrait lui arriver, alors elle avait décidé de partir dans l'après-midi du lendemain. Drina ne connaît pas encore la suite de l'histoire, mais elle peut très bien s'imaginer ce qui a pu se produire, même dans ses songes fiévreux.

Le marché s'éternise plus que d'habitude, elle est en retard. Quand elle rentre, elle se rend compte qu'il n'est pas présent, alors elle se dit que ce ne sera peut-être pas pour tout de suite, elle se dit qu'elle a le temps. Elle peut commencer à fourrer d'autres affaires dans sa voiture, plus qu'elle ne le pensait. Mais, dans la soirée, quand elle rentre, quand elle est sur le départ, alors qu'elle se demande peut-être qu'elle va être son prochain point de chute, sa prochaine fuite, alors qu'elle se dit, peut-être qu'il est temps de rentrer à la maison, il est là.

Dans l'encadrement de la porte d'entrée, il comprend très bien ce qu'elle est en train de faire, et ce qu'elle a prévu. Une vision qui le remet dans un état de rage incontrôlable. Il la saisit par le cou, la plaque au mur, et lui hurle de lui expliquer pourquoi il n'est pas assez, pourquoi elle ne souhaite rien construire avec lui. Mais Aline se débat de toutes ses forces, avec toute l'animosité qu'il lui reste. Une lueur de vie, avant qu'il ne la jette au sol et ne commence à la rouer de coups. De poings, de pieds. Aline, recroquevillée sur elle-même, au sol, pour se protéger un maximum, sans que ce soit réellement possible au milieu de tout ce déchaînement de violences. Elle pleure, elle hurle, elle lui demande de la pardonner, elle essaie de le convaincre, elle lui dit qu'il ne sait pas ce qu'il fait.

Et quand il se redresse, à bout de souffle, elle se dit que, ça y est, il en a fini, il va partir. Et, effectivement, il s'éloigne d'elle, mais ce n'était qu'une interruption pour aller chercher un couteau dans la cuisine. Lorsqu'il revient, il l'attrape par les cheveux pour l'allonger sur le dos, et qu'elle lui fasse face. Il veut la voir, il n'a pas peur de voir cette lumière s'éteindre. Il lève le bras, une première fois. L'arme tombe, plonge dans sa peau. Une deuxième fois. Une troisième. La barbarie dure de longues minutes, et Aline en a déjà perdu le souffle. Il s'acharne encore, avant de se relever lourdement. Il tousse, il tremble. Il a un air ahuri, comme frappé par la foudre.

Il se traîne alors jusqu'à la porte, qu'il a laissé ouverte et par laquelle il est venu. Il la referme derrière lui avec une lourdeur immense. Il rend à Aline ce pauvre dernier service. A l'intérieur, tout reste allumé, mais pas âme qui vive. Le corps de la mère de Drina restera de longs jours allongé ici, dans cette mare de sang devenue collante puis dure. Ses affaires à moitié préparées. Des tâches de sang répandues sur les papiers des cadeaux qu'elle avait emballé pour sa fille, son compagnon.

Drina se redresse subitement, les yeux exorbités. Elle est encore saisie de peur, presque en transe. D'avoir été exposée à ces souvenirs, cet endroit. Elle croit avoir saisi l'entièreté de cette affaire, et entrevus les derniers instants horribles de sa propre mère.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Betty K. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0