21 décembre

9 minutes de lecture

Abandonnant tout ce qui lui reste dans ce monde vivant, Drina ne sort plus de son lit. Elle ne se nourrit pas plus, et commence déjà à formuler dans sa tête la présentation qu'elle veut donner de sa dernière œuvre, qu'elle estime pratiquement achevée. Elle a les yeux gonflés, rougis d'avoir tant et tant pleuré sur le sort de sa mère qu'elle a pu voir comme sur un écran de cinéma. Elle est incapable de se remettre de ce traumatisme parce qu'il semblait si réel. Ce matin, elle a même soulevé son t-shirt, en sueurs, croyant que ces coups de couteaux étaient passés dans sa peau. Et même s'il n'en était rien, elle reste persuadée d'en avoir ressenti la douleur immense.

Drina met beaucoup de temps à se mettre en route, et reprendre une ébauche d'existence. Ce n'est que lorsqu'elle s'est déshabillé pour prendre une douche, qu'elle a poussé un cri de terreur. Hedda, qui la veille constamment depuis leur retour, s'est alors jeté sur la porte et a toqué.

─ Drina ? Qu'est-ce qui se passe ?

Sans attendre la réponse, Hedda a entrouvert la porte pour y voir une Drina tremblante, et effrayée. Là, sous ses yeux, sa main droite n'est plus matérielle mais en transparence. Elle ne possède plus de consistance. Hedda entre alors pour la rejoindre.

─ Qu'est-ce que c'est que ça ?

Elle demande d'une voix faible, défaite, et mal à l'aise de son état, Hedda frotte une main contre sa nuque.

─ Le contrecoup de ton passage de l'Autre Côté.

Et quel contrecoup. En plus d'être détruite mentalement, Drina se retrouve avec un corps qui commence à lui échapper, et se transforme de plus en plus en fantôme, en âme pure et simple, alors qu'elle est encore en vie.

─ Est-ce qu'on peut s'en débarrasser ?

Un rapide coup d'œil à la Faucheuse fait comprendre à Drina que ce n'est pas à l'ordre du jour, et que malgré tous les efforts du monde, elles ne peuvent empêcher le temps dans sa course folle. Les jours lui sont comptés, encore un peu plus qu'auparavant.

─ Comment je sors avec une main en moins, moi ?

Drina est désespérée, et Hedda comprend très bien dans quelle situation elle se trouve. Coincée entre deux mondes, elle a un pied de l'autre côté de la frontière, sans pour autant ramener l'autre auprès d'elle. La Faucheuse avait peur de cette situation lorsqu'elle la convaincue d'explorer les méandres de l'Autre Côté. Et comme elle le craignait, c'est désormais chose faite, Drina se rapproche un peu plus de sa mort, quoi qu'elle fasse. Qu'elle se débatte ou non.

Alors, Hedda sort de la pièce pour y entrer de nouveau quelques secondes plus tard. Là, avec une douceur rassurante, elle glisse un gant autour de cet avant-bras qui perd de son entièreté. Le tissu glisse et masque le vide. Le gant se remplit de la forme de ses doigts, sans qu'il ne soit plein pour autant. Hedda tente un sourire réconfortant, pour essayer d'apaiser ses peurs. Et un petit rire fatigué sort d'ailleurs de la bouche de Drina, nerveux et presque amusé. Hedda glisse alors une main dans sa nuque, pour embrasser son front.

─ On va s'en sortir.



Etant donné qu'elle porte toujours une certaine odeur provenant de la dernière attaque de calamités, Hedda ne la laisse pas seule, elle ne la lâche pas.Les deux jeunes femmes essaient de retrouver un semblant de calme et de réalité, la même que lorsqu'elles se sont connues. Drina prend un café à emporter et se dirige vers l'université, jusqu'à l'atelier.

Elle le sait, ses expériences extraordinaires lui ont coûté d'accompagner ses amis à la gare ou à l'aéroport. Elle ne leur a pas dit au revoir. Elle ne leur a pas donné ce dernier signe de la main, ce dernier baiser sur la joue. Mais Drina se dit aussi que c'est mieux comme ça. Quand ils reviendront, elle ne sera plus là pour les voir, alors elle préfère qu'ils lui portent une certaine frustration, une sorte d'incompréhension à son égard. La blonde se dit faussement que ça aidera lorsqu'ils recevront l'annonce de son départ.

Dans l'atelier, pas âme qui vive. Les tableaux ont été emballés pour être protégés. Les outils ont été nettoyés et rangés. C'est tout l'espace qui rassemble le vide. Ne reste que sa statue, dans un coin de la pièce, et Drina est heureuse de voir que la faculté à laisser ses locaux en libre accès, pour les élèves incapables de rentrer chez eux pour les fêtes de fin d'années.

Drina retire manteau épais et bonnet, mais bien évidemment, pas ses gants. Dans toute cette débâcle, elle a besoin d'un semblant de normalité, de quelque chose qui lui rappelle qu'elle n'est pas complètement perdue, qu'il lui reste encore tant de choses à faire. Elle s'installe sur son tabouret, après avoir fait le tour complet de son œuvre, pour y repérer les derniers détails à reprendre. Hedda, elle, reste silencieuse, et lui laisse tout l'espace et le temps dont elle a besoin. Elle connaît l'amour de l'étudiante pour son Art, et elle sait combien, à ce moment, elle en ressent le besoin.

Drina ponce le drapé dans le dos de sa statue. Elle donne un peu plus de relief au bois de la faux. Elle a même un petit sourire lorsqu'elle fixe le bas du visage de cette faucheuse qui ressemble à s'y mettre à la sienne. Hedda est également très touchée de savoir qu'elle est devenue muse, et de ce fait, qu'elle restera elle aussi, quelque part, sur Terre. Hedda inspecte les environs des yeux, derrière les grandes fenêtres, et ne voit pas ce que Drina est en train de reprendre au burin. Contre le pourtour de la statue, Drina taille des formes qui deviennent des lettres, qui deviennent une phrase.

Entre-temps ... Brusquement, et ensuite.

Si Drina n'a pas le temps ou la possibilité de parler pleinement des raisons de sa création, ni même de son chemin créatif, elle veut tout de même y laisser quelque chose, une sorte de témoignage. L'idée lui plaît de savoir que de prochains professeurs, de prochains artistes, de prochains élèves, se penchent eux-mêmes sur cette phrase pour chercher à la décrypter. Ce n'est pas là un caprice égocentrique, mais bien une marque pour prouver sa réflexion, mais également donner des pistes de raisonnements. Satisfaite, Drina porte alors un sourire fier, et se tourne vers Hedda. Elle semble enfin un peu plus détendue, et à l'aise.

─ Ça y est.

La jeune femme annonce fièrement, et Hedda s'approche d'elle d'un pas déterminée, elle aussi toute sourire. A ce moment, elle ouvre les bras et Drina s'y glisse. Elle la serre fermement contre elle, et elles échangent un baiser qui les allègent toutes les deux. Les rassemble, et resserre le lien comme mystique qu'elles entretiennent.

Dans la nuque de Drina, la marque se met à vibrer, à chauffer, elle se répand encore un peu plus contre sa peau d'albâtre, et prend de plus en plus de place. Elles savent toutes les deux que ces journées vont devenir rares et qu'il serait judicieux d'en profiter, même un minimum, alors, Hedda glisse la main dans la sienne, celle encore bien physique, et lie leurs doigts. Elle la tire dehors, et elles prennent la ville d'assaut.

Les deux femmes découvrent un monde qui s'ouvre à elle, qui était pourtant là, tout près d'elles, lorsqu'elles ne prenaient pas le temps de le voir. Et c'est à ce moment que la réalité frappe Drina. Les calamités ont fait la même chose, et c'est la raison pour laquelle elles restent tant engluées ici, quand elles devraient être là-bas. On a laissé le choix à Drina, un répit, un sursis. Tout ça grâce à Hedda, alors elle sent de remercier la Faucheuse pour tous ces moments en surplus, tout ce luxe qu'elle peut se permettre. Lorsqu'elles se trouvent dans une rue peu passante, Drina dépose ses deux mains contre les joues d'Hedda et l'embrasse comme sa propre fin du monde. La brune est d'abord surprise, mais lorsque Drina répète l'opération deux, trois, quatre fois, cette reconnaissance finit par l'amuser, et elle tombe les armes devant un sourire si sincère, cette lueur brillante dans son regard. Leurs cœurs battent plus fort.



─ Tu n'as jamais su ce qui était arrivé après ?

Drina demande, les paumes encerclant un gobelet de café brûlant, tandis qu'elles sont installées sur un banc, à l'abri de l'ombre de la cathédrale, près d'un lampadaire. Tout rend le cadre très romantique. Les illuminations des fêtes de fin d'année sont répandues partout dans la ville. Les nombreuses familles, mains dans la main, qui arpentent les rues à la recherche des petits chalets de commerçants, tout sourire. Ce calme qui s'est déposé sur la ville, cette quiétude qui ferait presque en sorte qu'elles se sentent en sécurité.

Plutôt que de parler des récentes découvertes de la blonde, qui sont toujours dures à avaler, et qui dérangent ses nuits, Hedda accepte de parler d'elle. De sa vie passée, de ses derniers souvenirs qui l'ont emmenée jusqu'ici, dans ce rôle, auprès de Drina.

Hedda hausse les épaules, et porte les yeux dans le lointain de la nuit. D'ici, elles peuvent entre le doux roulis de la rivière, dans les berges ont déjà commencé à geler. Le souffle de Drina forme un nuage devant son visage, mais sous son bonnet, ses gants et son épaisse écharpe, elle n'a pas froid. Des questions qui ne se posent pas pour Hedda.

─ Au début, quand j'ai commencé ce boulot, j'ai été voir mon ancien appartement. Il avait été vidé, et l'agent immobilier essayait désespérément de le louer. Mais quand tout le monde est au courant qu'une femme y a été tuée, ça n'a rien de facile.

Subitement, Drina se fait la réflexion qu'Hedda a vécu exactement le même pauvre sort que sa mère, pour les mêmes raisons, à cause du même genre de personne. Et cela la frappe si violemment qu'elle en retient sa respiration, fixant son café encore fumant. Peut-être que le lien indéfectible qui les unie vient également de là. Elle chasse cette réflexion pour encourager la brune du regard à continuer.

─ Je me suis laissé guider dans ma ville. J'ai écouté les derniers ragots, j'ai vu qu'on avait déposé des fleurs et des bougies devant mon portail, avec des photos de moi. Mon ... Ex-compagnon n'était pas assez présent pour connaître nos voisins. Mais ce n'était pas mon cas. A bosser dans la bibliothèque d'une petite ville, on finit par avoir vu tous les visages du coin.

─ Une bibliothèque, hein ?

Drina est taquine, elle n'avait pas eu vent de ce côté-là d'Hedda, plus personnel, plus passionné. Alors, elle attrape sa main, et la serre, dans un léger sourire.

─ J'ai toujours adoré les livres, depuis petite. Quand ta mère est toute seule pour s'occuper de toi et enchaîne différents boulots, il faut bien se trouver une activité.

Ebahie par cette ouverture que lui offre Hedda sur son enfance, Drina ouvre de plus en plus les yeux. Elle boit littéralement ses paroles, et doit se retenir de rebondir pour ne pas l'interrompre, et la laisser venir à elle. Hedda semble assez détendue et à l'aise auprès d'elle pour le faire.

─ J'avais une famille un peu compliquée. Mon père est partie quand j'étais jeune, et je sais qu'il a eu d'autres enfants d'une autre femme.

─ Tu as essayé de les chercher ?

─ J'y ai pensé, mais, comment dire ...

─ Tu n'as pas eu le temps de le faire.

Les deux femmes, dépitées, baissent la tête. Drina ne lâche pas sa main, elle veut être ce soutien, cette épaule, cette oreille.

─ Je suis désolée.

─ Si j'avais su, je m'en serais occupée dès que j'ai eu dix-huit ans.

─ Ta mère ne t'en parlais pas ?

─ Non. Mon père était un de ces sujets tabous.

─ Pourtant, t'étais au courant de ses incartades.

─ Ça je ne l'ai su que lorsque ma mère était malade et affaiblie, et qu'elle avait sans doute des remords devant la Mort.

A ses mots, Drina ne peut retenir un petit rire nerveux. Histoire de détendre un peu cette atmosphère un peu lourde, mais surtout pleine de révélations dures, et blessantes.

─ Si elle savait que c'est ton boulot maintenant.

Hedda la rejoint dans ce léger interlude riant. Elle n'y avait jamais pensé comme ça. De penser à toutes ces choses fait soupirerr Hedda, qui colle son dos au banc, sans pour autant lâcher les doigts de Drina. Celle-ci la rejoint, son gobelet désormais vide à son côté. Elle dépose une tempe dans le creux de son épaule, et observe les quelques étoiles qui se faufilent dans le ciel de nuit.

─ T'as pas dû avoir la vie facile.

─ Toi non plus.

─ A croire que la mort est vraiment plus douce.

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