22 décembre
A proprement parler, les Cochers ne dorment pas. Ils sont plongés dans une sorte de méditation, une fois la nuit venue, un calme intérieur, comme s'ils avaient été mis en veille. Evidemment, on ne peut pas dire que ce fait soit très répandu étant donné que les Faucheuses sont censées courir cette terre, de jour comme de nuit, chaque fois qu'une âme se rapproche de la porte de l'Autre Côté.
En revanche, pour Hedda, tout est devenu différent depuis qu'elle ne s'occupe que d'une seule âme, et encore plus étant donné que cette même âme a été accordée d'un sursis, d'un moyen de repousser la date fatidique de quelques jours de plus.
Alors, ce matin, Hedda ouvre subitement les yeux lorsqu'elle sent Drina, à son côté, se réveiller en sursaut, traversée par un cri de détresse. Un bon dans les draps qui fait se redresser Hedda. Lorsqu'elle porte les yeux à la jeune femme, elle comprend tout de suite pourquoi cette terreur si soudaine. En effet, la blonde a simplement posé le bras par-dessus leur couverture pour découvrir que ce n'est plus sa main et son poignet qui deviennent translucides, mais ce matin, elle a carrément perdu un bras entier.
Hedda se colle alors contre son dos pour l'envelopper, la rassurer, lui chuchoter à l'oreille que c'est tout à fait normal étant donné que son temps lui est compté. Mais également parce qu'elle a passé bien plus de temps que de raison auprès de calamités, et dans les souvenirs d'une défunte.
La Faucheuse embrasse doucement sa joue, sa nuque, son épaule. Elle essaie de la rassurer autant qu'elle le peut. Et ça semble fonctionner, puisqu'elle sent Drina se détendre sous ses lèvres, puis ses caresses, puis son étreinte chaude.
Allongées, enlacées, Drina regarde par la fenêtre. La neige a tout recouvert, et le décalage entre la température extérieure et celle de l'appartement crée de la buée. Drina soupire lentement, enfin plus calme, tandis qu'Hedda passe une main dans ses cheveux. Elle ne peut pas s'en empêcher, Drina a encore besoin d'en savoir plus sur le passé d'Hedda. Elle ne pensait pas que celle-ci s'ouvrirait à ce point à elle. Elle avait perdu espoir de pouvoir avoir plus de détails dans sa vie antérieure, mais la conversation qu'elles ont eu ensemble hier soir lui donne confiance pour poser de nouvelles questions.
─ Comment tu l'as rencontré ?
Drina demande, à voix basse, comme s'il s'agissait d'une telle confidence qu'il fallait la chuchoter. Hedda est attendrie par son ton, mais elle s'est arrêtée, peut-être une seconde, en l'entendant demander. Pour autant, elle ne se braque pas. Elle se racle simplement la gorge et reprend son geste dans sa chevelure.
─ Le schéma classique. On était en cours ensemble, et à 16 ans, on a décidé qu'on était plus que des amis.
─ Est-ce qu'il a été comme ça dès le départ ?
─ Non, justement. Il était très attentionné, il faisait attention à moi, on se répartissait les tâches quand on commençait à habiter ensemble.
─ Mais est arrivé un moment où ça a dérapé ?
Dans son dos, Drina peut sentir Hedda hocher doucement la tête. A aucun moment de leur conversation, Hedda ne prononce son nom. Drina ne le connaît d'ailleurs pas. Elle se demande si c'est un moyen d'éviter à ses mauvais souvenirs de refaire surface, ou si tout simplement parce qu'elle est superstitieuse, elle se retient de l'appeler pour ne pas provoquer ses propres calamités. Toujours est-il que ce n'est pas quelque chose que Drina va lui demander.
─ On habitait dans une petite ville où il n'y avait pas beaucoup de boulot. Il n'avait pas fait d'études parce qu'il ne supportait pas le théorique, alors il avait été à l'usine, mais quand elle a fermé, c'est sa vie entière qui s'est effondrée.
Drina écoute avec attention. Elle note les mots qu'Hedda choisit et utilise. Elle entend bien que son ton est calme, dénué d'émotions, de peur ou de traumatismes. Hedda semble réellement avoir fait la paix avec tous ces évènements, mais également les drames qui lui sont arrivés.
─ Il cherchait désespérément du boulot, sans en trouver. Je ramenait l'argent à la maison et ça l'énervait au plus au point. Puis il a commencé à boire et les coups n'ont pas tardé.
─ Tu ne pouvais pas retourner chez ta mère ?
─ On ne s'entendait plus si bien que ça. Elle avait beaucoup d'amants, et ne voulait sûrement pas de sa grande fille dans ses pattes, alors, je suis resté.
Drina retient son souffle, parce qu'elle comprend la situation d'Hedda comme si injuste et frustrante, qu'elle se mordille la langue pour ne pas balancer toutes ses pensées. Au contraire, elle laisse Hedda continuer son récit, plus en détails que la blonde n'aurait jamais imaginé l'avoir.
─ Au départ, il ne buvait qu'en fin de semaine, puis le mercredi, et tous les jours qui suivaient.
─ Je suppose qu'il ne voulait rien entendre ?
─ D'après lui, tout était la faute de ce monde qui le rejetait. Et je ne faisais pas exception. A l'entendre je ne le soutenais pas assez, et c'était de ma faute s'il buvait autant et si je prenais autant de coups.
Drina se crispe de toute la colère qu'elle contient de balancer par des insultes. Au contraire, elle se resserre contre Hedda. Peut-être que de parler de tout ça, alors qu'elle lui tourne le dos, est plus simple pour Hedda. Drina la sent bien plus en confiance, plus naturelle aussi. Moins sur la réserve, et dans la possibilité de se braquer pour ne plus rien dire de plus. Alors, Drina la laisse venir.
─ Les matins étaient souvent calmes. Il avait décuvé, et c'était souvent à ce moment qu'il s'excusait pour la veille. Mais dès qu'il sortait dans l'après-midi, je savais dans quel état il allait rentrer, et que tout ce qu'il m'avait dit avant ne compterait plus. Mais il y a encore eu une nouvelle étape dans tout ça.
Drina hausse un sourcil, et cette fois-ci, elle se tourne légèrement pour pouvoir voir le visage de sa Faucheuse. Là, elle voit que l'expression d'Hedda s'est quelque peu fermée, et est encore un peu plus sombre qu'à l'accoutumée. A ce moment, par réflexe, Hedda dépose une main dans le creux de son ventre plat, et Drina ouvre des yeux ahuris, ronds comme des soucoupes.
─ Ne me dit pas que ..?
─ J'étais enceinte de lui, si. Je ne suis pas sûre qu'il l'ait jamais su d'ailleurs.
─ Est-ce que tu crois que ça aurait changé quelque chose ?
─ Honnêtement ? Absolument pas. Il aurait juste attendu que je couche cet enfant pour me frapper de nouveau.
─ Est-ce que c'est ce soir-là, que ..?
Drina ne parvient plus à terminer ses phrases, ses interrogations, tant elle est choquée. Là, face à elle, Hedda hoche doucement la tête. Drina ne peut plus se contenir et ouvre les bras pour qu'Hedda s'y glisse. A son tour de la soutenir, et de la réconforter. A son tour, de la porter à la force de ses bras. Drina serre, et Hedda expire ses anciennes douleurs.
─ Ça ne faisait que quatre mois ...
A la suite de ses chuchotements, Drina sent un liquide chaud se déposer contre son épaule. Hedda tremble et Drina ne pensait pas un Cocher capable d'autant d'émotions brutes. Alors, contre elle, elle la berce, et la laisse expier toutes ces horreurs qu'on lui a fait subir.
⍋
Après un repas au restaurant, et une promenade tout près d'un petit lac, elles ont beau profité de la présence de l'autre, Hedda sent Drina tendue, qui fait les cent pas, et qui a les yeux bas, sur ses pieds en mouvement, tant elle est dans ses pensées. Alors, la Faucheuse tire violemment sur sa main pour l'arrêter dans sa course. D'un point de vue extérieur, on pourrait croire que l'étudiante a été arrêtée par un fil invisible.
─ Qu'est-ce qui se passe ?
─ Rien.
─ Va falloir que tu mentes mieux.
Sentant les regards interloqués glisser sur elle, Drina décide de s'enfoncer un peu plus profondément, en forêt, histoire qu'aucune oreille qui traîne ne croit à sa folie, ou en ait des preuves.
─ Qu'est-ce qui nous empêche de nous venger ?
Hedda est tellement à mille lieux de ce qu'elle parle qu'elle fronce brutalement les sourcils, les bras croisés contre sa poitrine.
─ Tu sais qu'il est vivant, comme je sais qu'Erik l'est aussi.
─ Okay, je vois où tu veux en venir ...
Mais avant qu'Hedda n'ait pu la stopper dans sa course folle, Drina étale déjà un plan complet sous leurs yeux.
─ Ils n'ont jamais été punis pour ce qu'ils ont fait.
─ Mais on est pas la justice.
─ Je parle pas de justice, je parle de coïncidence ! Ça existe.
─ Et qu'est-ce qu'elle fait, ta coïncidence ?
─ Elle envoie une lettre pour dire à Erik qu'elle sait tout, sans préciser son identité.
─ Tourmenter l'ami de ta mère jusqu'à sa mort ? Délicat.
Hedda mime un choc théâtral, en posant un index contre son menton, mais lorsqu'elle regarde Drina, elle voit celle-ci tendue, animée d'une flamme qui n'était pas apparue jusqu'à présent.
─ Toi non plus, t'as pas envie de le faire un peu souffrir ?
─ C'est derrière moi, tout ça.
─ Il n'a jamais été en prison, il a plaidé la folie !
─ Comment tu sais tout ça ?
─ Je l'ai vu ... La marque me l'a montré.
Comme prise la main dans le sac, Drina baisse soudainement les yeux, tandis que les joues d'Hedda prennent en chaleur, comme honteuse d'avoir été aussi mise à nue de la sorte, par un simple dessin contre la peau de la jeune femme. Elle se racle la gorge pour se donner une contenance, et se reprendre.
─ Toujours est-il qu'on est personne pour faire ça.
─ Mais on peut !
Le ton de Drina se fait suppliant, et elle attrape même le bras d'Hedda pour la retenir dans sa fuite. La Faucheuse se stoppe net, et soupire, abattue par l'attitude de son âme.
─ Le Conseil nous tuera.
─ Que ce soient eux, toi, aujourd'hui ou plus tard, qu'est-ce que ça change ? Je vais mourir ! Et t'es déjà morte !
Les paroles presque larmoyantes de Drina font trembler Hedda. Parce que tous ces sentiments, toutes ces envies, toute cette soif de vengeance, ou du moins d'un retour de pièce ; elle ne l'a jamais eu. Il a toujours fallu qu'elle se taise, qu'elle se saisisse de son outil et qu'elle aille accomplir les besognes demandées. Mais, à ce moment, aussi proche de la ligne d'arrivée, et de pouvoir se débarrasser de l'influence toxique et pesante du Conseil : Hedda pèse le pour et le contre.
Elle ne pensait pas que Drina aurait pu lui offrir autant, aurait pu lui redonner ce souffle, cette vision humaine, qu'elle partageait, quand sa chair était encore chaude et parcourue de sang battant. Des années qu'elle n'est que prestataire froide et distante, sans qu'on lui demande son avis, parce qu'elle n'a, pour ainsi dire, jamais émis aucun souhait ni contre-ordre. Mais plus les jours passent, et plus ce petit monde s'effondre, cette carapace se fissure et dans toute sa longueur. Hedda serre les dents, ainsi que la main de Drina, qui ne l'a pas retirée. Une nouvelle lueur prend feu dans ses prunelles, et sa compagne ne peut que porter un sourire victorieux aux lèvres. Elles se font face, triomphantes.
─ Avant de me venger, il faut déjà que je le retrouve.
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