23 décembre
En embuscade devant un immeuble à la façade décrépie, Hedda n'a aucune idée de pourquoi elles se cachent, alors qu'elles sont invisibles, pour le reste du monde. Hedda pour des raisons évidentes, de par sa condition, mais Drina aussi le devient, étant donné que son corps n'est pour ainsi dire plus aussi matériel et saisissable qu'auparavant.
Toujours est-il qu'elles se trouvent accroupies derrière un petit muret, et observent les allées et venues dans le hall d'entrée vitré. Il n'a pas été difficile pour Hedda de retrouver son ancien compagnon. Elle a juste eu à arpenter les rues de son ancienne ville natale pour prendre le temps d'écouter les bruits qui couraient. Premier lieu stratégique : le bistrot. Et cette enquête a payé, puisque de ce qu'elles ont compris, il en est toujours un grand client, même après sa condamnation qui n'a pas duré, et le bracelet qu'il porte à la cheville. De là, Hedda et Drina ont suivi les indications qu'elles ont pu retenir jusqu'à l'immeuble où elles se trouvent désormais.
Un rapide coup d'œil aux boîtes aux lettres a fini de les orienter. Il habite bien ici. Mais pendant qu'elles sont en temps d'attente, a épié sa moindre venue, Hedda s'est de nouveau crispée. Elle a été emballée par les propos de Drina. Elle a été inspirée par sa rage et la frustration générale qu'elles portent toutes les deux pour l'injustice immense qui a frappé leurs deux vies. Pour autant, Hedda doute. Elle sait qu'elle a toujours autant peur de lui, mais c'est sans compter sur le fait qu'elle se fait elle-même peur. Elle ne sait pas ce qui peut se passer, si elle le voit. Elle angoisse de savoir qu'elle pourrait se transformer en une sorte de monstre de vengeance, un mirage sorti des profondeurs, inarrêtable mais surtout assoiffé d'un retour de pièce. Hedda tente de contenir tout ce qui fait rage en elle, et Drina a aussi dû le voir, puisqu'elle serre sa main dans la sienne, en signe de soutien.
─ Tu crois qu'il va sortir ?
La blonde demande, doucement, tandis qu'Hedda ne lâche pas la porte principale des yeux. Avant de lui répondre, la brune jette un rapide regard au ciel, à la position du soleil.
─ Il ne devrait pas tarder, c'est son heure.
─ Et après ?
─ Je ne sais pas.
Il est vrai qu'Hedda était très intriguée de savoir ce qu'il avait bien pu faire de sa vie, à la suite de son propre meurtre. Elle sait qu'il y a eu un procès. En revanche, dans le camp de l'accusation, personne n'était vraiment là pour la représenter. Sa mère était aux abonnés absents, tout comme son père, évidemment. Et Hedda étant fille unique, du moins c'est ce qu'elle croit, les bancs devaient s'en trouver bien vide.
Un rapide mouvement du côté des escaliers, et Hedda retient sa respiration. Simplement habillé d'un jogging, il descend. Il est présent. Hedda devient muette et aussi mouvante qu'une statue. Il a perdu pas mal de poids, et ses traits sont encore plus tirés que lorsqu'elle l'a quitté. Ses joues creuses et son teint blafard témoignent qu'il subit littéralement sa vie, et qu'il n'a pas plus avancé. Il stagne. Hedda ne s'en sent pas coupable, et encore moins compatissante. Elle le laisse filer jusque dans la ville. Elle sait très bien où il se rend, pas besoin de chercher plus loin. En revanche, lorsqu'il disparaît de leur champ de vision, Hedda se jette sur le petit chemin menant à la résidence, Drina sur ses talons. Elle chuchote alors, pour ne pas attirer l'attention.
─ Qu'est-ce que tu fais ? Il vient de partir.
─ Justement, on va en profiter.
Comme si les serrures n'obéissent qu'à sa simple volonté, Hedda passe toutes les portes, et parvient à trouver l'appartement de celui qu'elles viennent visiter. A l'intérieur, elles trouvent le logement dans un tel état de capharnaüm, qu'elles comprennent tout de suite que sa vie est bien sens dessus dessous. De nombreux déchets jonchent le sol. De la vaisselle sale répandue un peu partout. Mais surtout des montagnes de papiers officiels, encore sous enveloppe. Des relances de la justice, de créanciers. A croire qu'il vit abandonné de tous, et Hedda ne trouverait pas cela étonnant. N'étant déjà pas proche de sa famille au départ, elle conçoit parfaitement qu'ils se soient tous détournés et définitivement.
Hedda navigue entre les pièces et inspecte les lieux. Aucun meuble ne semblent avoir subsisté de leur ancienne vie. Aucune assiette, aucune chaise, aucune tasse. Il ne reste rien d'eux, et la brune se dit qu'il s'en est sans doute servi pour pouvoir payer certaines de ses dettes. Mais la fuite monétaire est si large qu'il ne fait que l'éponger sans la faire réduire.
Elle sait parfaitement que sa peine n'a pas été à la hauteur de ses actes. Avec un rapide coup d'œil à son courrier tout juste ouvert et froissé, elle peut voir qu'il n'a pris que quelques mois, mais surtout, en sursis. Il n'a pas vraiment été en prison. Il n'a jamais été question de violences conjugales ou psychologiques. Hedda sent sa colère refluer, et serre les poings. Son meurtre a tout simplement été oublié.
─ Viens voir ça.
Drina l'appelle du salon. Là, dans un coin de la pièce, elle tire de nombreuses pancartes qu'il semble avoir glissé entre un mur et un buffet. Sur nombreuses de celles-ci, des slogans sont peints à la main.
ASSASSIN.
ELLE DIT NON, IL LA TUE.
UNE FEMME N'EST JAMAIS RESPONSABLE DES VIOLENCES QU'ELLE SUBIT.
Là, sous les yeux d'Hedda, qui se remplissent lentement de larmes, elle voit qu'elle n'a pas disparu dans l'indifférence générale. Des associations, des femmes en nombre se sont déplacées jusqu'ici pour rappeler qui habite ici, et ce qu'il a fait. Hedda s'écroule à genoux, au sol, et pose une main sur sa bouche pour retenir un sanglot. Les paupières de Drina hausse s'humidifient et elle la rejoint, tout près. Elle l'entoure de ses bras et la laisse aller tout contre elle. Un sanglot déchirant rompt l'air, mais personne n'est capable de l'entendre. Drina la berce, la rassure, lui embrasse le front et le crâne, sans la lâcher.
Et quand Hedda relève la tête vers la blonde, elle dépose un rapide baiser contre ses lèvres, et le regard qu'elle possède désormais fait écho au feu que toutes ces militantes ont voulu répandre ici. Elles se relèvent toutes les deux, et Hedda se met en branle.
Elle renverse le buffet d'un geste rageur. Elle balance tous les papiers dans les airs. Elle brise le peu de vaisselle qu'il a au sol. Aidée d'un pied de biche, elle brise, elle frappe, elle déchire. Toutes les pièces y passent et Drina reste à l'écart pour la laisser exulter. C'est son affaire personnelle. Ses remords. Ses regrets. Sa guérison. Qu'elle se fasse par les mots ou les coups, Drina est heureuse de voir qu'elle laisse enfin toute cette partie de sa vie, dans la mort, derrière elle. Et sa fureur et s'y grande que lorsqu'elle s'arrête, essoufflée, elles ont toutes les deux l'impression qu'une tornade est passée dans l'appartement.
Comme touche finale à son œuvre, à son tableau de maître, Drina lui glisse pinceau et pot de peinture qu'elle a trouvé dans un placard. Sans doute pour faire des retouches, Hedda s'en sert alors pour écrire de larges lettres sur les murs. Elle a l'idée d'un message bien personnel, de quelque chose qu'elle seule peut savoir et qui le rendra sans doute fou parce qu'elle est belle et bien morte. Par sa faute.
J'AI TOUT SUPPORTÉ POUR TOI, EST-CE QUE TU PEUX ÊTRE CAPABLE DE VIVRE AVEC ÇA MAINTENANT ?
⍋
Après leur escapade vengeresse, à laquelle Hedda était d'ailleurs opposée à la base, Drina la retrouve soulagée, plus légère. Elle a enfin été capable de faire la paix avec ses démons, mais surtout : on lui a laissé le choix. Pour la première fois de sa vie, même si elle n'est plus là pour respirer, elle a été dans la possibilité d'agir pour elle, d'elle-même. Ce qui n'avait pas été le cas sous le toit de sa mère, et avec la pauvre éducation qu'elle lui a donné, et encore moins quand elle vivait avec son ex-compagnon. Drina a très bien compris le genre de vie qu'il lui offrait.
Alors, quand elles prennent leur temps pour traverser le chemin en gravillon, main dans la main, menant à une maison en bord de mer, Drina ne peut s'empêcher de sourire, parce qu'elle est fière. Elle trouve Hedda sublime dans ce rôle de Faucheuse revenue pour rétablir l'ordre des choses, et tout ce qui clochait dans sa courte existence.
Mais il est aussi temps pour les deux jeunes femmes de se concentrer de nouveau. Elles parviennent à la maison qu'habitent Erik et Thom. Drina reconnaîtrait l'endroit à coup sûr. Elle y a passé certains des plus beaux moments de son enfance, et d'y retourner apaise quelque peu les braises de son cœur.
La porte est fermée, étant donné la température extérieure. Drina y venait souvent à l'été, mais ça ne l'empêche pas de traverser l'entrée, Hedda sur ses talons. Personne ne les voit ou ne les entend. Dans la première pièce menant au salon, Drina s'arrête déjà pour regarder, un long moment, les photos encadrées, déposées sur un meuble.
Tous y sont. Cassie et Adrien, enlacés, les pieds dans le sable et le soleil en pleine figure. Théodore et Hugo, en vacances en Italie. Cam et Florian, en train de retaper une ancienne bergerie. Puis, dans ces nombreux visages, se trouvent également Erik, Thom et Aline, adolescents mais tout sourire, au bord d'une piscine vide. Bientôt, viennent les photos de cette dernière, le ventre rond, puis un bébé dans les bras. A son côté, Hedda ne peut s'empêcher de sourire.
─ C'est une grande famille, que tu as.
─ Une famille qu'ils ont choisie, oui.
Drina explique simplement, en voyant ces trois générations s'étendre sous leurs yeux. D'un geste, elle caresse le reflet de sa mère. Son pouce contre le froid de la glace, pour ne pas oublier qu'elle vient pour sa mère, et rien d'autre. Ce ne sont pas des vacances, et encore moins une visite de courtoisie. Pour autant, de voir tous ces souvenirs, le corps de Drina s'alourdit. Et toute la rage qu'elle avait contenue en elle semble s'aplatir, et calmer ses remous.
Elles avancent dans les différentes pièces. Dans un coin du salon, sur un petit bureau, Drina aperçoit tous les dossiers d'Erik en cours. A la fin de sa carrière de joueur de volley professionnel, plutôt que de quitter ce milieu qu'il affectionnait tant, et où il avait trouvé sa place, Erik a plutôt décidé de mettre sur un pied une marque de sport, ainsi qu'un sponsoring. Cela lui permet à la fois de ne jamais être loin des terrains, mais également d'être plus présent pour son mari.
Mari dont la carrière semble tout aussi florissante à en voir tous les livres qui trônent dans la bibliothèque chargée, collée contre l'entièreté d'un des murs du salon. Avant d'être auteur, Thom a également été journaliste. Il a interviewé les plus grands, notamment les Exquisite Silhouettes, dont le reportage en plusieurs épisodes, commenté par le groupe lui-même, a fait carton plein, et a donné à Thom toute la reconnaissance qu'il méritait, et dont il avait besoin.
Drina change alors de pièce, et se dirige vers la cuisine. Deux tasses de café vides dans l'évier. Un calendrier où Drina pose les yeux pour voir que tous les mois, à la date anniversaire de la mort d'Aline, des fleurs sont sans doute déposées sur sa tombe. Pourquoi autant d'efforts, alors qu'Erik savait très bien où elle se cachait ? Une conscience fragile ? Des remords ? Drina continue sa reconnaissance des lieux, mais le fait qu'ils prennent la peine de visiter sa mère aussi régulièrement, reste logé dans un coin de sa tête.
Au fond du couloir, Drina avance en automatique, parce qu'elle sait très bien où elle se dirige. Sa propre chambre. Les vacances d'été justifiant cette pièce, Drina sait aussi qu'elle représente tous les désirs d'enfants du couple, sans qu'ils n'en aient jamais eu la possibilité. La pièce est restée comme Drina l'a laissé la dernière fois. Une chambre de pré-ado, qui écoutait bien trop de groupes de rock, apparemment, à en juger par les posters sur les murs.
Cette chambre servait pour les vacances, oui, mais également de refuge, à la mort d'Aline, et quand Vadim a littéralement plongé. Ce qui est difficile pour Drina, c'est aussi le fait que Thom et Erik, ont évidemment été, à leur manière, des figures parentales. Ils ont été les pères qu'ils auraient dû être. Drina, au milieu de la pièce, regarde sans toucher, elle n'ose pas. De peur de déplacer de la poussière ou même d'éventer les parfums qui y sont répandus. Hedda, comprenant son besoin de solitude, reste dans l'encadrement de la porte, et écoute les bruits qui parcourent la maison.
Drina peut comprendre qu'Erik cherchait à protéger Aline. Depuis qu'ils sont nés, ils ont toujours vécu ensemble, se sont toujours côtoyés, et ont grandi ensemble, vieilli ensemble. C'est Aline qui a poussé Erik dans les bras de Thom. C'est elle qui a assisté à leur mariage en tant que témoin. C'est elle qui a déniché cette maison, lorsqu'ils étaient tous les deux à l'étranger, pour le travail. C'est elle, c'est elle, c'est elle.
Alors, pourquoi ?
Et puis, soudainement, ce raisonnement frappe Drina. Aline, sa mère, était la personne qui les connaissait le mieux. Elle a été leur plus longue amie. Leur confidente la plus secrète. Alors, en retour, quand elle leur a demandé de ne pas dire où elle se trouvait, ni pourquoi elle partait en abandonnant conjoint et enfant : ils l'ont fait. Ils ont obéi, parce qu'il n'y avait qu'à eux, qu'elle pouvait demander ça. Erik a sans doute pu négocier que des lettres lui soient envoyées, pour le tenir au courant malgré tout, et c'est ce qu'elle a fait. Drina se trouve face à un contrat dont elle n'avait pas connaissance, et où elle n'avait pas son mot à dire.
Lorsqu'elle sort de la chambre, et qu'elle referme doucement la porte derrière elle, Drina a les yeux au sol. Pas parce qu'elle est déçue de ne rien avoir trouvé de probant, mais parce que la situation s'explique d'elle-même. Dehors, le bruit d'une voiture se fait entendre. Thom en sort, les bras chargés de provisions, une large écharpe autour du cou.
Les deux femmes le regardent entrer, en silence, et immobiles. Il a les traits tirés, les yeux soulignés de fatigue et probablement d'avoir déjà trop pleuré. Et c'est là que Drina comprend qu'elle n'a rien à faire. Leur culpabilité, ils la portent tous les jours, et ce, jusqu'à la fin de leur propre vie. Drina glisse les doigts entre ceux d'Hedda et tire sur sa main.
─ Viens, on y va.
Elle n'a pas besoin de se déchaîner, pour faire la paix avec ce qui n'a pas eu lieu. Ce genre de choses restent aux vivants, pas aux morts.
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