Himiko : la visite

12 minutes de lecture

De l’autre côté de la mer, on m’appelle la reine-sorcière. Je le sais. Il me l’a dit. Il me dit tout, me laisse tout regarder dans les brumes iridescentes de ses yeux, ou, en son absence, dans les transparences aquatiques de la Perle des Abysses. Je gouverne depuis plus de lunes que ces émissaires Wei l’imaginent, et nul ne peut me cacher la vérité.

Mais je suis impuissante. Murée en mon palais, entourée de mille jeunes filles non mariées à mon service exclusif, je ne peux rien faire d’autre qu’attendre.

— Est-ce que mon frère est revenu ?

— Non, Votre Majesté, répond la jeune servante en baissant les yeux.

Excédée, je laisse retomber le panneau de bambou tressé qui cache l’intérieur du palais des rayons du soleil. Take est parti contrôler un fort à la frontière avec le pays Na, sur mes ordres directs. Il a dit que la prochaine menace viendrait de là, et c’est pourquoi j’en ai parlé à mon frère. Mais ces derniers temps, il se montre de plus en plus jaloux de Take, je le sais. Parfois, je me demande si… Non, c’est exclu. Il ne veut que le bien du royaume. Et il a promis de toujours protéger Take. Ce sont les termes du pacte.

Je lui demanderai directement ce soir.

Il est toujours plus enclin à parler… après.

— As-tu fait amener le vin de riz que nous avons préparé lors de la dernière récolte ? m’enquis-je en me rasseyant sur l’estrade.

— Oui, Majesté. Tout est prêt.

Il préfère celui que je fais fermenter moi-même, directement dans ma bouche. « Je n’aime pas le goût de la chair de tes servantes, prétend-il. Elle est impure, indigne de moi. Toi seule est assez noble. Fille et petite-fille de roi : c’est la seule chose qui convient à un dieu. »

Je profite de l’inattention de sa suivante pour soupirer discrètement. Pour ces jeunes filles, comme pour tous les gens de ce royaume, je suis une reine invisible et impassible, toute puissante et infiniment sage. Personne ne connait mes tourments, les abimes de détresse qui se cachent derrière le masque de poudre de riz que j’arbore devant mes femmes. Cette charge est si lourde à porter… et pourtant, je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine impatience. Toujours la même, comme tous les soirs, depuis cette pleine lune du septième mois, il y a de ça tant d’années.

Il est venu à moi au plus profond de la nuit. Il s’est emparé de ma virginité, vérifiant ainsi ma fidélité au pacte et scellant ses termes dans le sang. Mon sang. Lorsqu’enfin la jouissance est arrivée, aussi surprenante et brutale qu’un raz de marée, je lui ai demandé comme je devais l’appeler. « Shira », m’a-t-il dit après avoir réfléchi un instant. C’est le nom secret qu’il m’a donné. Shira. Sans doute à cause de sa chevelure immaculée, plus blanche encore que l’écume sous les rayons du soleil. Ou de sa peau couleur de lune. Plus beau, plus éclatant que ces deux astres réunis. La magnificence incarnée.

Il m’a éduquée, dans la soumission et le plaisir. Dès la première nuit, il m’a fait un cadeau : un joyau resplendissant, gros comme un melon rouge. La Perle des Abysses… « Je te la laisse jusqu’à ma prochaine visite. Baigne-la aux rayons de la lune et regarde : elle t’enseignera tout ce que tu as à savoir. »

Lorsque je l’ai mirée aux rayons finissants de l’astre nocturne, aussitôt après son départ, j’y ai vu mes parents. Mon père, alors qu’il traitait avec le roi des Kuna. À travers le voile des larmes, j’ai entendu les complots ourdis par ces derniers, et ce qu’ils projetaient de faire. Franchir le bras de mer et déferler sur le Yamatai pour s’emparer du royaume, mon fiancé Wakao à leur tête. Ce dernier n’avait pas renoncé à ma possession, mais il me voulait comme esclave, non comme une reine régnant à ses côtés. Les années suivant la mort de ses parents, de mystérieuses tempêtes avaient empêché toute tentative d’intrusion de la part de nos ennemis. Mais cette fois, je voulais en finir. Take, qui avait passé toutes ses années à fourbir ses armes, était prêt : « Laisse-moi venger nos parents, ma sœur. Que ces traîtres tombent de ma main, sous la lame de mon épée ! »

J’ai alors demandé à Shira de laisser la voie maritime ouverte.

« Comme tu veux, a-t-il obtempéré, couché paresseusement sur le matelas de soie. Mais pour ton frère, le combat sera rude. »

Le jour de la rencontre entre les deux armées, j’ai attendu toute la journée, me tordant les mains d’impatience. Si j’avais perdu mon frère ce jour-là… Il était tout ce qu’il me restait, mon seul espoir et ma seule joie. Shira avait dit « rude », mais pas « impossible ». Et Take en était sorti victorieux, auréolé de sa toute nouvelle puissance. Il avait défié en duel Wakao et l’avait tué : la tête du jeune prince, plantée sur un piquet, avait été abandonnée à pourrir dans la plaine pour forcer son père, le roi de Kuna, à venir la chercher. Quel père aurait pu laisser l’âme de son fils errer ainsi ? Take l’avait occis, lui aussi. Et les Kuna avaient abdiqué. On racontait que la vieille reine s’était donné la mort dans l’obscurité de son palais. Une fin cruelle, une fin de femme, seule dans les ténèbres. Je n’aurais pas dû souhaiter cela. Mais pour la jeune fille de seize ans grandie trop tôt, dont le cœur brûlait encore de douleur, ce n’était que justice. Shira a proposé d’éliminer le dernier fils – le roi actuel -, lors de son voyage en Yamatai pour venir signer le traité de paix. Cette fois, j’ai refusé l’offre. Trois vies, c’était amplement suffisant pour ma vengeance. Et il restait la contrepartie… un prix que j’allais payer toute mon existence.

Ce soir encore, Shira doit venir. Il ne vient pas toutes les nuits. Mais toujours lorsqu’il se passe quelque chose d’important. Et j’ai appris à anticiper ses visites, à les souhaiter, à les craindre aussi. Lorsque la lune est gibbeuse, que les grillons chantent d’une certaine façon. Que l’eau a tel goût sur la langue, l’air, ce parfum particulier. Alors, lentement, je sombre dans un état entre le sommeil et la veille, et, comme ce qui s’est passé ce jour funeste, quand mes parents ont trouvé la mort, je quitte son corps. Ma tante, qui toute sa vie a transmis la voix des dieux, et qui m’a montré, enfant, les chemins vers les cascades qui chantent, les sanctuaires cachés dans la montagne, m’a appris à identifier les signes.

Une sensation de pesanteur. Un picotement sur la langue. Des oreilles qui bourdonnent. Et, soudain, l’atmosphère change, le voile de la réalité vacille.

Sans me retourner, j’ordonne à mes suivantes :

— Quittez la chambre. Il est là.

Kohana lâche le peigne. Sans avoir besoin de la voir, je sens sa main qui tremble, les petits cheveux qui se hérissent sur sa nuque. Je le sais : c’est pareil pour moi.

Les femmes quittent les lieux comme les oiseaux voyageurs au-dessus des plaines dorées, à la fin de l’automne. Je suis seule.

Enfin, pas vraiment.

Il est là.

Shira. Mon protecteur, et mon géôlier.


*


Je sors sur la terrasse extérieure, celle qui donne sur la mer. Une lueur commençait à poindre, comme à chaque fois qu’il sort de son royaume. Mais je n’ai pas le droit de regarder : il m’ordonne d’attendre ici, au palais. Ce que je fais, comme à chaque fois. Bientôt, la lumière se fait plus grande, puis disparait complètement. Et quelque temps après – plutôt rapidement -, j’aperçois sa silhouette se découper au loin, à l’extrémité de la grande pelouse d’herbe rase qui jouxte le palais, avant de descendre vers la mer. Il porte le Joyau autour du cou. La lumière de la perle nimbe sa haute silhouette d’une lueur irréelle, soulignant sa longue chevelure blanche de reflets argentés. Je m’assois à genoux pour l’attendre, les yeux baissés. Soumise, comme une mortelle devant un dieu, une femme devant son époux. L’instant d’après, il est là, dans la pièce. Les poutres de bois, les panneaux de bambou : tout baigne dans la lueur aquatique, d’un iridescente, qui émane de lui. Une lueur qui n’est pas de ce monde, et qu’il a amenée avec lui. Je pose mon front au sol, laissant mes cheveux se répandre sur les nattes de paille.

— Seigneur, soyez le bienvenu.

— Relève-toi.

Ses pieds nus passent devant moi. Au moment où je me relève, sa main aux longs ongles translucides, pointus comme des griffes, traverse mon champ de vision. Il a ôté le collier. Aussitôt, la perle prend sa forme, aussi ronde, lisse et grosse qu’une pastèque. Je la reçois dans mes mains en coupe puis me lève, solennelle, pour la positionner sur le trépied précieux, offert par un ambassadeur, que je garde à cet effet. Tout le temps de cette opération, Shira me suit des yeux. La Perle ne peut être souillée. Si je la laisse tomber, ou si autre chose que mes mains lavées dans le sel et le vin l’effleurent…

La Perle des Abysses est la source du pouvoir de Shira sur terre. Grâce à elle, il peut maintenir une forme humaine toute la nuit. À son contact, moi, je me régénère. Le Joyau guérit mes plaies, ôte ma fatigue. Et lorsqu’il me le laisse, je peux y lire ce qui se passe partout en mon royaume… et dans ceux voisins.

— Sers-moi du vin.

Je m’exécute immédiatement. Shira n’aime pas attendre. La tête appuyée sur sa large paume, il me regarde en silence, à demi allongé sur la paille tressée de l’estrade. Ses yeux effilés à la pupille elliptique suivent le moindre de mes mouvements. Il prend une forme humaine, certes, mais si une de mes suivantes osait entrer à ce moment-là, elle mourrait de terreur, pétrifiée par la seule vue du dieu. Personne d’autre que la grande prêtresse ne peut le regarder.

Je lui tends la coupe de terre cuite. Il la saisit entre ses longs doigts, y trempe ses lèvres de nacre. Mes servantes ont fait préparer un plateau de mets disposés sur une feuille de varech : poisson mariné, petits pâtés de riz sucrés, auxquels il ne touche pas. Je le sens irrité, et tout mon corps se tend dans l’attente de sa colère.

— Renvoie ces Wei, finit-il par dire.

Sa voix est grave, caverneuse et autoritaire. Elle contraste avec la finesse des traits de son visage. Shira parait sans âge, ni jeune, ni vieux. Un tatouage orne son menton et ses joues, comme il convient à un homme de haute naissance. Mais hormis cela, sa peau est plus lisse et blanche que celle d’un requin. Il en a le regard prédateur, inhumain. Et les dents acérées, ainsi que le goût du sang.

— Pourquoi, seigneur ? demandé-je prudemment. Ils viennent en toute amitié… et nous apportent toujours de somptueux cadeaux.

Shira grimace, révélant l’espace d’un instant les crocs pointus comme une dague qui lui servent de canines.

— Ces gens te mentent. Un traître se cache parmi eux. Ils viennent apporter leurs guerres en notre royaume… et je n’aime pas leurs manières. Ils vénèrent un homme qu’ils disent fils du ciel, empereur-dragon. Un simple mortel… Ils ont oublié qui sont les véritables maîtres de ce monde. J’ai envie de le leur rappeler. Lorsqu’ils repartiront, je fracasserai leur pitoyable coquille de noix entre mes bras. Puis je consommerai leur chair et boirai leur sang. Ainsi, avant de mourir, ils se souviendront de la signification du mot dragon.

Un frisson glacé me descend le long de l’échine. Shira nous isole depuis tant d’années… mais j’ai besoin de ces ambassades. Mon frère et moi attendons d’eux de grandes choses.

— Vous avez raison, bien sûr. Mais ils ont des choses à nous apprendre. J’aimerais tant les voir, rien qu’une fois, accomplir mon rôle de reine…

Shira darde son œil vermillon sur moi. La cruauté et la sagacité des abysses, qui, soudain, fuse dans l’ombre.

— Les signes peints à la fumée de pin qui conservent leurs paroles ? Ils vont amoindrir ta mémoire et te croire dispensée de prêter attention aux détails. La façon de faire pousser cette céréale trop travaillée, d’avoir des récoltes plus abondantes ? Les îlots escarpés de ce pays ne s’y prêtent pas : jamais les gens ne renonceront à la chasse, la pêche et la cueillette. Les aliments gras et sucrés les rendront faibles et mous. Quant aux miroirs que tu aimes tellement, il y en a plein mon royaume, beaucoup plus clairs et nets. Viens sous la mer avec moi, et tu les verras. Je t’en offrirai huit mille, bien plus que ces Wei ne pourraient en porter. Et si tu veux encore de leurs objets de pacotille, il suffira de le leur prendre, lorsqu’ils auront l’audace de venir naviguer sur mon domaine.

— Je ne peux pas, vous le savez. Je me dois d’être là pour mes sujets. Mais si c’est ce que vous souhaitez…

Shira prend une nouvelle gorgée de vin.

— Hmm. Tu es la reine sur ce rocher, c’est vrai. Ma reine, mon épouse. Ton royaume est minuscule, mais c’est le tien. Peut-être peux-tu assister à l’audience pour constater leur insignifiance, si tu restes cachée à leurs yeux impurs derrière un écran. Viens là.

Ma soumission lui plaît : il semble revenu à de meilleures dispositions. Je me coule dans ses bras. Son étreinte était froide et glissante, comme l’eau.

— Comment peux-tu souhaiter une alliance avec de pauvres mortels, fussent-ils parés des atours exotiques de l’étranger, alors que tu as le seigneur des profondeurs pour époux ? murmure-t-il en faisant courir ses dents sur ma gorge. N’es-tu pas heureuse du pacte conclu avec moi ? Satisfaite du plaisir que je te donne ? De mes cadeaux ? Peu de mortelles bénéficient de cet honneur. Mais je t’ai choisie, toi, parmi toutes les autres. Ne te sens-tu pas élue parmi les femmes ?

Je me hâte de lui faire penser le contraire.

— Non, bien sûr : il ne se passe pas un jour sans que je remercie le ciel, éperdue de reconnaissance. Vous êtes mon maître et mon époux, je ne veux personne d’autre que vous. Aucun homme mortel ne compte à mes yeux, lorsqu’il est comparé à vous.

La langue pointue de Shira trace un chemin de glace et de feu sur ma peau.

— Même ton frère, Kimitake ? Je sais ce qu’il représente pour toi.

Par-delà la tension qu’il fait subir à mes sens exacerbés par l’ascèse qu’il m’impose, je parviens à souffler une réponse qui peut l’agréer :

— Il est mon frère, pas mon amant !

— À la bonne heure. J’apprécie son service et sa dévotion envers moi, mais s’il te touchait, je briserais son corps en mille morceaux et jetterais ses restes dans la mer pour nourrir mes sujets : tu le sais, n’est-ce pas ?

— Oui, seigneur.

Je ne peux presque plus parler, déjà. Shira a ouvert mon corps comme une fleur, puis il m’a immobilisée, maintenue au sol avec ses mille bras, soumise en son pouvoir. Les ténèbres deviennent opaques, et je ne vois plus que les fentes rouges de ses yeux qui luisent dans le noir, comme des plaies ouvertes. Je m’y accroche, tétanisée, alors qu’il glisse en moi, encore et encore. Il est partout : en moi, sur moi, sous moi. Sa présence immense a pris possession de toute la pièce.

Sa voix enfle, rebondissant sur les murs comme l’écho sur les parois d’une caverne aquatique.

— Je vais te faire oublier ton frère. Et ces Wei et leurs cadeaux stupides. Lorsque ma semence aura pris forme en toi, et que tu porteras mes mille enfants, tu auras autre chose en tête. Tu ne dois penser qu’à une seule chose : comment me satisfaire.

J’ai déjà porté ses enfants, dix fois. Je suis vierge et stérile sur la terre, mais féconde sous la mer. Personne n’a eu le temps de crier « la reine est enceinte » : au bout de deux lunes à peine, je me suis trainée pour accoucher dans une grotte au bord de l’eau, seule, et j’ai laissé ce que j’ai expulsé de mon ventre dériver et disparaître dans la mer. Shira prétend qu’il a accueilli nos enfants en son royaume, qu’ils m’attendent là-bas. Qu’un jour, je les rejoindrais. Parfois, j’y crois. Parfois, non.

Pour le moment, je flotte entre deux eaux. Les écrans de bambous se parent de reflets de lune, qui bougent au gré des vagues. Mes cheveux, mes bras, mes jambes : étalés comme une étoile. La volupté me fait tout oublier. Je me sens sombrer.

Puis la vague reflue, comme la marée. Je retombe doucement au sol. L’eau se retire. Il ne reste sur les tapis de paille tressée que des petites perles de sable, qui brillent comme des diamants sous les premiers rayons du soleil. Au loin, un rossignol chante. Je suis seule.

Shira est reparti avec le Joyau.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0