Take : jamais après le coucher du soleil
Après avoir confié son cheval au palefrenier, le prince Kimitake traversa la grande place recouverte de gazon qui menait au palais de sa sœur. Il marchait d’un pas vif, ses grands yeux noirs fixés sur les imposantes portes de cinabre qui fermaient le palais-sanctuaire. On les avait fait installer après la dernière ambassade, sur les plans du maître des travaux que les Wei leur avaient laissés. Après de longues années de bons et loyaux services, l’homme allait repartir chez lui. Mais les Wei leur amenaient sûrement d’autres talents. Take, visionnaire et intelligent, le pressentait : ce n’était que le début des relations entre les deux royaumes.
À condition que la guerre n’éclate pas d’ici là, songea-t-il en jetant un regard préoccupé au ciel qui s’assombrissait.
Take devait absolument être sorti de l’enceinte du palais au coucher du soleil. La nuit, Shira-sama ne supportait la présence d’aucun autre mâle, fusse-t-il lui. Mais il devait voir sa sœur maintenant. Il avait besoin de son avis concernant l’ambassade. Savoir ce que le dieu pensait d’eux… et des relations amicales privilégiés que le Yamatai était en train de tisser avec ces étrangers du continent.
Himiko était assise devant le miroir de bronze offert par les Wei, le plus grand. Une de ses suivantes – Kohana au joli sourire – peignait sa lourde chevelure noire avec un peigne enduit d’huile de camélia. Son visage ne portait plus aucune trace de maquillage, comme toujours pour la nuit : c’était devant les mortels que la reine apparaissait avec ce masque, pas devant les dieux.
Take mit un genou à terre.
— Ma reine, s’annonça-t-il.
Il capta le sourire fugitif de sa sœur dans le miroir. Il lui trouva l’air fatigué. Pendant la journée, elle jeûnait et se baignait dans l’eau froide, afin d’être assez pure et forte pour être possédée par le dieu. Mais le lendemain de ses visites, elle paraissait particulièrement épuisée.
C’est dur pour elle, observa Take, le cœur empli de compassion.
Mais c’était le prix à payer, pour préserver la puissance du Yamatai.
— Mon général… mon frère, l’accueillit Himiko.
Toujours, lorsqu’elle s’adressait à lui, elle reprenait sa voix de petite fille. Elle n’était plus la reine, la grande prêtresse d’un dieu puissant et jaloux. Juste une jeune femme heureuse de revoir son frère de retour d’un long et périlleux voyage.
Take se releva. Il vint se poster au plus près d’elle, ignorant la couche ouverte et préparée pour la nuit, tout comme le regard timide et éperdu que lui jetait Kohana dès qu’elle le pouvait. Le prince était aussi beau que sa sœur, et les plupart des filles du royaume soupiraient après lui. Mais, par solidarité envers Himiko, il ne s’était jamais marié.
— Alors ? Qu’as-tu vu ?
— Il y a effectivement des mouvements de troupes suspects chez les Na, répondit Take en saisissant la coupe en terre cuite que lui présentait une servante. J’ai laissé là-bas quelques hommes… Mais il faudra sans doute en envoyer plus. Je me demandais si les Wei accepteraient de nous prêter main forte… Après tout, nous avons signé un traité d’amitié avec eux. Si un royaume nous attaque, ils doivent venir à notre secours.
Himiko baissa ses longs cils. Take comprit que cette solution lui répugnait.
— Je ne fais pas trop confiance aux Wei… finit-elle par dire presque à regret.
— Tu ne les as jamais rencontrés, coupa le prince avec un large sourire. Je puis t’assurer que ce sont des gens de très bonne compagnie. J’ai aperçu leur campement, en passant : il est d’une magnificence ! Je pense leur rendre une petite visite informelle, tout à l’heure, pour prendre contact avant l’audience officielle.
De nouveau, Take sentit la gêne de sa sœur, qui lui jeta un regard rapide dans le miroir. Bien sûr. Elle était privée de ces rencontres… et en gardait probablement une terrible amertume. Mais elle ne pouvait rencontrer aucun autre homme que son frère. C’était interdit. Le dieu le défendait.
Take partageait avec elle ce lourd secret. Il l’avait découvert une nuit, en entendant les gémissements de sa sœur sous les caresses et les morsures du grand serpent. Himiko avait beau prétendre qu’il lui apparaissait autrement, c’était tout ce qu’il avait vu, ce soir-là : un immense et hideux serpent aux écailles blanches, qui glissait avec une sensualité écœurante sur sa sœur tant chérie. Il avait dû résister de toutes ses forces pour ne pas se jeter sur lui, sabre au clair. Mais il avait tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas d’un animal ordinaire. Par la taille et la couleur, d’abord : les animaux blancs, et plus grands que la normale, étaient souvent l’une des formes que les dieux prenaient pour arpenter la terre. Du reste, le dieu avait tourné sa tête vers lui, et à la vue de ses yeux grenat, plus rouges que le sang, et du masque à forme humaine et au sourire cruel qui lui servait de visage, l’adolescent avait identifié une entité surnaturelle, contre laquelle son épée ne lui serait d’aucun secours. Et le lendemain, Himiko lui avait révélé que Shira-sama était son protecteur. « Ne le dit jamais à personne, lui avait-elle fait jurer, ou les pires malheurs s’abattront sur nous. » Il avait alors réalisé la vérité : sa sœur s’offrait à un dieu qui, en échange de ses services d’épouse, protégeait le royaume, et lui assurait abondance et temps cléments. Depuis que Himiko était devenue sa protégée, aucune tempête ne s’était abattue sur les côtes. Les plaines ployaient sous l’orge et le millet, et les barques des pêcheurs ployaient sous les poissons. Seules les rizières, à la culture si difficile, continuaient à produire peu. Shira-sama les tolérait, mais il ne faisait rien pour les fortifier : il disait qu’elles étaient sous l’égide d’une déesse étrangère dont il ne voulait pas sur son territoire. Une déesse apportée par les Wei… dont le culte était strictement limité. Himiko, notamment, n’avait pas le droit d’y toucher. Et elle devait s’abstenir de riz les jours des visites de son divin époux.
Le jeune prince savait les dieux versatiles et jaloux. Un rien pouvait les mécontenter. Alors, il avait fait siennes les règles drastiques que le dieu imposait à Himiko. Cette dernière ne pouvait mener la vie d’une femme normale : elle était mariée à Shira-sama, comme l’étaient les prêtresses au fin fond de leurs sanctuaires.
Himiko se leva. Take la suivit du regard, alors qu’elle prenait place sur l’estrade.
— Shira-sama m’a dit de me méfier d’eux, pas plus tard qu’hier soir. Il dit que l’un d’eux dissimule une duplicité.
Take fronça les sourcils.
— L’un d’eux ? A-t-il dit lequel ?
Himiko secoua la tête. Elle avait vraiment l’air contrariée.
Un rapide coup d’œil de Take dans la pièce suffit pour constater l’absence de la Perle.
— Il n’a pas voulu te laisser le Joyau… murmura-t-il, une pointe d’angoisse accélérant son souffle.
Avec les Wei à leurs portes, et les Na sur le chemin de la guerre… ils en avaient besoin, plus que jamais.
— Pas aujourd’hui, non, admit Himiko.
Take ne demanda pas plus de détail. C’était le domaine de sa sœur, pas le sien.
— Peut-être qu’il te le laissera ce soir, dit-il pour la rassurer.
— Il ne viendra pas cette nuit.
Take garda le silence. D’un côté, il se sentait soulagé. Mais de l’autre, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter. Et l’absence du dieu-dragon – qui ne pouvait que signifier son mécontentement – expliquait la noirceur du ciel, les nuages qui s’amoncelaient et la tension dans l’air. Cette nuit, il y aurait une tempête.
D’une manière ou d’une autre, elle l’a mécontenté. À moins que ce ne soit la présence des ambassadeurs étrangers…
Himiko releva son regard clair sur son frère.
— Je lui ai demandé le droit de voir les ambassadeurs. De constater de mes propres yeux.
Un espoir fou, conjugué à une pointe d’angoisse, saisit le cœur du jeune homme.
— Tu as fait ça…
— Oui, répliqua Himiko avec force. Je suis la reine, je ne puis rester toujours cachée derrière un écran. Il faut que ces Wei me voient, pour certifier de mon existence à leur empereur. C’est ce que j’ai dit à Shira-sama. Il n’avait aucun argument à m’opposer.
Quel courage, songea Take en posant un regard éperdu d’amour et d’admiration envers sa sœur. Aurait-il pu, lui qui affrontait des hommes en armes, tenir tête à un dragon, à un dieu surpuissant venu des profondeurs, des entrailles obscures et inconnues de ce monde ? Mais pour Himiko, Shira était un époux. Elle ne l’avait sans doute jamais vu sous sa forme serpentine, qu’il n’avait d’ailleurs arboré qu’un instant.
C’était pour m’impressionner, se rappela Take. Pour que je le craigne, et n’oublie jamais ce que je lui dois.
Mais Take n’avait pas besoin de cela. Il craignait et respectait les dieux, maître du sol et des eaux. Il savait ce qu’il leur devait. C’était cela aussi, être un prince.
— Penses-tu vraiment que ce soit une bonne idée ? Ces gens n’ont pas d’impératrice. Pour eux, les femmes n’ont aucun pouvoir, si ce n’est celui de procréer…
Himiko balaya ces récriminations avec un geste d’humeur.
— Je ne suis pas une impératrice. Ni une femme d’empereur. Je suis Himiko, reine du Yamatai. Et j’ai décidé de révéler mon existence au monde.
De nouveau, Take se sentit saisi d’admiration pour sa sœur. Son cœur était plus brave que celui de bien des guerriers.
— Qu’il en soit ainsi, alors. Je vais organiser une audience pour demain, avec un trône pour que tu puisses les recevoir, proposa-t-il, soudain plein d’allégresse.
— Il faudra faire installer un écran : Shira-sama ne désire pas que le regard des étrangers me souille, répondit Himiko d’une voix plus faible. Quant à moi, je vais profiter de la lune. Qu’on remonte les pare-soleil.
Aussitôt, les servantes s’affairèrent. Take regarda la reine prendre place sur la terrasse, face à la lune ronde de fin d’été. Sur la plaine, les roseaux au filaments argentés, aussi délicats que des cocons de soie, bruissaient doucement sous le vent. L’air était frais, charriant des parfums venus du nord.
Cette nuit, au moins, elle pourra se reposer, songea Take avant de prendre congé.
*
Le prince du Yamatai descendit les marches en bois de cèdre blanchi du palais royal, puis ses sandales de paille crissèrent sur les cailloux blancs de la cour. Des braseros avaient été allumés pour éclairer la nuit, répandant leur piquante odeur de cyprès et de pin dans l’air nocturne. Take ne jeta pas un seul coup d’œil à la muraille végétale et au portail sacré qui séparait l’enceinte du palais de la plage : c’était par là que le dieu venait, et il ne lui était pas permis de le voir. Le commerce avec les dieux était l’affaire des femmes, ou, à la rigueur, des jeunes garçons prépubères. Lui-même avait aperçu le dieu lorsqu’il n’était qu’un adolescent : il ne l’avait plus jamais revu après.
Les deux gardes, en faction devant la porte de bois, s’inclinèrent à son passage.
— Fermez les portes, leur ordonna Take. La reine reçoit l’oracle.
Aussitôt, les deux soldats s’exécutèrent, le respect et l’effroi se lisant sur leur visage tatoué. Take continua son périple vers le camp des émissaires Wei. Il traversa encore deux enceintes – la seconde contenait son palais, plus petit que celui de la reine, mais plus confortable, où il vivait avec sa jeune maîtresse Azusa. Il avait déjà fait deux enfants avec elle, mais ils n’étaient pas reconnus comme héritiers royaux, leur mère n’était pas officiellement mariée au prince. Dès le premier oracle, Shira-sama avait clairement énoncé sa volonté : le pouvoir qu’il prêtait à la lignée royale du Yamatai ne passerait que de grande prêtresse à grande prêtresse, et ce serait lui, sur les conseils de Himiko, qui adouberait la prochaine reine. Et pour l’instant, il ne comptait pas changer d’intermédiaire. Himiko était son épouse humaine, et elle seule était habilitée à transmettre sa parole et à utiliser le Joyau. Tant qu’il le désirerait ainsi, elle resterait reine.
Le fait que le seigneur de la terre, des cieux et des mers ait refusé de laisser le Joyau sur terre la veille inquiétait Take. En dépit de ce qu’avait sa sœur, le jeune prince espérait qu’elle saurait amadouer le dieu et le ramener à de meilleures dispositions. Himiko était une femme : contrairement à lui, elle ne connaissait pas le cœur des hommes. Or, le dieu-dragon, bien que non humain et immortel, était mâle. Et il désirait sa sœur, entretenait pour elle un appétit vorace et charnel. Take savait qu’il allait revenir. Ce soir, ou le lendemain. C’est pourquoi il avait menti aux gardes. En outre, nul ne devait savoir quand, exactement, le dieu était présent au palais-sanctuaire. Mieux valait qu’on pense qu’il pouvait y être n’importe quand.
— Père, père !
La voix pointue de la petite Iyo, sa cadette, perça la nuit lorsque Take passa devant son palais. Un sourire commença à remonter le coin de sa bouche : même si l’honneur de sa lignée reposait sur son fils aîné, Takehiko, Iyo était sa préférée. Mais il n’avait pas de temps à lui accorder ce soir.
— Tu avais promis de me montrer comment tirer à l’arc aujourd’hui ! s’écria la fillette en se précipitant dans ses jambes.
Take l’intercepta d’une main affectueuse sur son épaule.
— Les filles ne tirent pas à l’arc, Iyo. Demande plutôt à ta mère de t’apprendre à tisser le chanvre.
— Mais la reine tire à l’arc de catalpa, elle ! protesta la petite.
— La reine est la reine. C’est une grande prêtresse, et l’épouse du dieu. Elle a reçu de lui le pouvoir de nous protéger des influences malignes, et la prérogative de chasser la grue pour lui faire offrande.
— Si je deviens prêtresse, j’aurais le droit de tirer à l’arc, alors ?
— Tu ne deviendras pas prêtresse, répondit Take en fronçant les sourcils. Ton père te trouvera un époux humain, qui chassera pour toi. Maintenant, rentre à la maison. Il se fait tard et j’ai encore du travail. Je vous rejoindrais plus tard.
Déçue, la petite fille courut vers le palais, dont elle remonta les marches quatre à quatre. Sur la terrasse, Azusa l’attendait, somptueuse dans sa robe couleur pêche. Take lui jeta un regard, ressentant en son cœur l’envie de la rejoindre dès maintenant. Mais il avait un devoir à accomplir. Himiko accomplissait le sien sans faiblir : il se devait de faire de même. Il ignora donc la splendide jeune femme et continua son cheminement.
La dernière enceinte était une palissade de bois, destinée à garder le palais et ses habitants des intrusions. Sur la plaine, jusqu’à l’orée de la forêt et même jusqu’aux contreforts des montagnes, s’étalaient de petites habitations rondes semi-enterrées au toit de chaume. Celle des cultivateurs, des pêcheurs et des artisans qui composaient les sujets du royaume. Quelques soldats et chasseurs, aussi. Ceux qui servaient directement la famille royale habitaient dans la première enceinte. La seconde abritait les conseillers, maîtres de chasse et des différents rites qui assistaient le prince et sa sœur. Take, qui avait le titre de maître de guerre, vivait entouré de ses hommes. Les étrangers, dans l’attente de l’audience et de l’approbation de Shira-sama, devaient rester hors du palais, sur la grande plaine aux roseaux, où un espace avait été aménagé pour eux. Take voulait vérifier qu’ils étaient bien installés, et ne manquaient de rien. Même sans la bénédiction officielle du dieu, ils restaient des alliés, des invités.
Take jeta un œil appréciateur au camp des étrangers, et surtout, aux lourdes armures des soldats et à leurs armes d’acier. En prévision de leur venue, le prince avait demandé à ses charpentiers de monter un grenier, une estrade de réception et quelques maisons hautes à l’image de celles du palais : une pour les ambassadeurs, une pour leur serviteurs, et une autre pour leurs soldats. Mais visiblement, les étrangers n’appréciaient pas ces habitations sur pilotis qui embaumaient le bois frais et la paille verte. Ils avaient préféré leurs lourdes tentes aux cloisons de laine et de soie, laissant vide les maisons de bois dont ils ne savaient peut-être que faire. Take ignora l’insulte à son hospitalité et pénétra dans la plus grande tente avec l’air le plus naturel possible. Il ne voulait pas mettre ses invités mal à l’aise.
L’ambassadeur Li, que Kimitake connaissait déjà pour l’avoir vu lors d’une ambassade précédente, prenait son repas, assis sur une petite estrade surélevée qui ressemblait à un trône individuel. Devant lui était posé un haut guéridon contenant divers mets. Le prince tiqua en reconnaissant dans l’un des plats un quartier de dauphin rose, une viande strictement interdite à la consommation humaine par Shira-sama.
— Ah ! Prince Kimitake ! s’écria-t-il en l’apercevant. Je vous attendais.
Take décida d’ignorer également la façon dont Li inversait les rôles. Normalement, c’était lui qui aurait dû avoir le rôle de l’hôte : le prince ne venait lui faire une visite avant l’audience que par pure courtoisie. Il n’en était aucunement obligé.
— Je voulais vérifier que vous étiez bien installé, énonça Take aimablement de son plus beau continental.
— J’avais oublié à quel point vous parliez bien notre langue, le félicita Li en trempant ses doigts dans une timbale remplie d’eau parfumée que lui tendait un acolyte. Votre accent est toujours présent, bien entendu, mais cela reste admirable. Si seulement tous vos gens parlaient la langue classique aussi bien ! Il serait plus que temps, dans un royaume qui se veut civilisé. Mais prenez place, je vous en prie.
Take offrit à son invité un sourire aimable. Mais intérieurement, il bouillonnait. Qui, chez les Wei, avait déjà fait l’effort d’apprendre leur langue à eux, qui leur venait directement des dieux ? Personne.
— Je vois que vous n’avez pas encore pris possession des maisons neuves que j’ai mis à votre disposition, observa le prince en s’asseyant du mieux qu’il pouvait sur l’une des hautes chaises des Wei.
Il n’était guère habitué à être perché aussi haut.
— Ah, vous voulez parler de ces cabanes de bois et de paille ouvertes à tous les vents et envahie par les cerfs sauvages qui sont disséminées sur la plaine ?
— Ce que Son Excellence voulait dire, intervint alors une voix jeune et virile, c’est que nous sommes trop ignorants pour savoir comment aménager ces belles maisons claires. Nous attendions que vous nous instruisiez, justement. Faut-il monter la tente dedans ? Bâtir un muret pour empêcher les cerfs de rentrer et recouvrir le sol de tapis ? D’ailleurs, peut-on y marcher avec nos bottes ? Nous sommes, à l’origine, des cavaliers des steppes : veuillez donc nous pardonner nos mauvaises manières.
Stupéfait, le prince tourna la tête vers l’homme qui venait de parler. Il était grand et bien bâti, avec un beau visage franc, des sourcils à la ligne martiale, des yeux rusés et intelligents et une chevelure longue et fournie. Il ressemblait à ces statuettes du dieu de la guerre si bien sculptées que les ambassadeurs leur avaient offert, lors de la dernière visite des Wei en Yamatai.
— Liang Jingyun, le présenta Li d’un geste évasif de sa main à l’index griffu. Fils du ministre Liang, fonctionnaire de première rang à la cour de l’empereur Cao Pi. Très bon calligraphe – quoiqu’encore un peu vert -, excellent cavalier et escrimeur. Son frère dirige les troupes de l’Ouest qui nous protègent des incursions barbares et surtout de celles de nos ennemis, les Shu.
Les deux hommes échangèrent un regard, qui n’échappa au prince.
Voilà donc les troubles internes dont on m’a parlé, pensa-t-il.
Il avait un premier nom à poser sur ces nouveaux ennemis : les Shu.
— Je suis honoré de connaître un guerrier comme vous, annonça Take à Jingyun. Je suis moi-même responsable de la sécurité de nos frontières…
— Oui, j’ai entendu dire que vous aviez des problèmes avec les autres chefferies, que l’on pensait pourtant pacifiées ! Mais je ne suis pas chef de guerre, ni prince, pour ma part. Juste le cadet indigne et oisif d’un clan important, qui bénéficie de l’immense générosité de l’empereur.
Take se sentit insulté par l’emploi du terme chefferie. Les Na, les Kuna, les Umi étaient des royaumes, comme le Yamatai l’était également. Mais il préféra mettre cela sur sa maîtrise incomplète de la langue des étrangers. Il avait peut-être mal interprété.
— Sa Majesté l’empereur l’a envoyé ici pour sa formation, commenta Li, la bouche pleine. Pour qu’il observe et apprenne. Mais je vous en prie, prenez du poisson. Nos hommes l’ont pêché cet après-midi… Toi, sers le prince !
Take leva une main.
— Je vous remercie, mais j’ai déjà amplement soupé. Et notre dieu nous interdit de consommer la chair du dauphin rose. Je me vois d’ailleurs au regret de vous dire que vous devrez vous abstenir de la consommation de tout animal blanc pendant toute la durée de votre séjour… J’en suis sincèrement désolé.
Le jeune guerrier, Jingyun, haussa un sourcil.
— Votre dieu ?
Li se tourna vers lui.
— Oh, j’ai oublié de te dire : nos hôtes observent des tabous très stricts sous l’égide de leur religion. J’aurais dû y penser… Leur dieu est un dragon des mers : le dieu Ryûjin. C’est à lui qu’on a sacrifié ces pauvres hères pendant le voyage. Le tribut pour pouvoir passer !
— Une coutume horrible, observa Jingyun en avalant une large portion de dauphin. Ces hommes se sont jetés volontairement à l’eau, ils n’étaient là que pour ça… Le sage réprouve le sacrifice humain, qui n’est qu’une marque archaïque de barbarie !
Take ignora la pique.
— Vous ne sacrifiez donc pas aux dieux, en pays Wei ?
— Si fait, se hâta de corriger l’ambassadeur après avoir jeté un regard courroucé à son jeune protégé. Des chevaux, des bœufs et autres gros animaux sont égorgés en masse sur les autels célestes lors des cérémonies, pour contenter les dieux. Mais les lettrés comme les moines réprouvent de plus en plus ces coutumes… d’autant plus qu’ils sont conduits par des femmes.
L’étincelle narquoise qui s’alluma dans le regard de Li n’échappa pas à Take. Mais, comme toutes les provocations précédentes, il choisit de l’ignorer.
— Les femmes sont les interlocutrices privilégiées des dieux et des morts, des passeuses entre ce monde et l’autre, dit-il posément. Leur sang, qui donne la vie, est empli de puissance subtile, et leur regard est clairvoyant.
— Les femmes ne sont que les réceptacles de la semence vivifiante et créatrice de l’homme, corrigea Li d’un ton à la fois autoritaire et docte. C’est le principe yang et actif du mâle qui insuffle la vie dans le ventre froid et inerte de la femelle… Mais vous l’ignorez peut-être, par chez vous.
Take eut l’impression que Li avait dit « par chez vous » comme s’il parlait d’une province lointaine, reculée de la civilisation.
C’est ainsi qu’il nous voie, comprit-il.
Mais il avait besoin d’eux, de leurs chevaux, de leurs épées de fer et de leurs lourds miroirs de bronze.
— Mais votre empereur est une femme… dit alors Jingyun, radouci. Une chamane… !
— Notre reine est la grande prêtresse du dieu Ryûjin, c’est vrai, confirma Take en utilisant à dessein le terme Wei pour qualifier le dieu.
— Il paraît qu’elle gouverne seule…
— Elle transmet la parole de Ryûjin-sama.
— Le dieu-dragon… Où l’entend-elle ? Y-a-t-il un temple ?
Take se sentit soudain gêné d’évoquer ces questions avec ces étrangers, qui ignoraient tout de leurs coutumes et qui, pire que cela, les méprisaient. Mais ces hommes se montraient sincèrement curieux. Il les devinait fascinés par Himiko, comme tous les étrangers. Pourtant, ils avaient reconnu que chez eux, il se trouvait également des prêtresses…
— La reine est l’épouse terrestre et mortelle de Ryûjin-sama, expliqua-t-il alors, relevant le menton pour fixer ses interlocuteurs dans les yeux. Le temple où elle le rencontre pour entendre les oracles est le palais-sanctuaire où elle habite, et dans lequel elle vous recevra. C’est d’ailleurs ce que je suis venu vous annoncer… L’audience aura lieu demain, au palais.
De nouveau, les deux hommes échangèrent un regard.
— Au palais ! Voulez-vous dire que c’est la reine en personne qui nous recevra ? s’écria l’ambassadeur Li d’une voix aiguë.
— Tout à fait. Ryûjin-sama a consenti à cette rencontre.
Li se tourna vers Jingyun :
— La reine Himiko vit recluse en son palais avec ses mille suivantes, toutes des jeunes femmes vierges, expliqua-t-il avec excitation comme si Take n’était pas là. Nous serons les premiers hommes à poser les yeux sur elle… à l’exception de vous, prince Kimitake, bien entendu.
Ce dernier se ferma un peu plus. Il n’aimait pas la façon dont ces hommes, ces étrangers qui méprisaient le pouvoir des femmes et des dieux, parlaient de sa sœur.
— Vous la verrez derrière un écran, comme il convient à une reine, épouse divine, précisa-t-il. J’ai ouïe dire que votre empereur lui-même ne se montrait pas au commun des mortels…
— L’empereur est le fils des dieux du Ciel, coupa Jingyun. C’est normal qu’il ne se montre pas.
— La reine est l’épouse d’un dieu, répliqua Take en fixant ses yeux noirs dans ceux du jeune ambassadeur. Il est donc normal qu’elle ne se montre pas. C’est une grande faveur qui vous est faite là.
Li se hâta de réchauffer l’atmosphère.
— Bien sûr, nous le comprenons tout à fait… Qu’on amène du vin pour notre invité ! Votre dieu ne vous interdit pas de boire, n’est-ce pas ?
Heureux de cette diversion bienvenue, Take se hâta de démentir, et accepta la vin de riz. Il se garda de dire qu’il n’était interdit qu’à Himiko. Lui, il avait le droit de consommer les produits du riz.
— Buvons à la reine-chamane Himiko, alors ! s’exclama Li une fois que les coupes furent remplies. Et buvons à notre alliance, à notre amitié. Dix mille années à la reine Himiko !
En levant sa coupe et en joignant sa voix aux deux autres pour répéter la formule, Take se surprit à penser qu’il ne souhaitait pas que sa sœur règne dix mille ans. Il espérait de tout cœur que Shira l’aurait libérée avant.
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