Jingyun : la femme interdite

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Ça y est, j'ai enfin rencontré la reine. Nous aurons finalement attendu deux lunes avant qu'elle ne daigne nous recevoir, et le matin de la réception, alors que nous nous dirigions vers son étrange palais de bois, au toit entrecoupé de poutre croisées comme une hutte de nomade des plaines, les feuilles sur les arbres rougissaient déjà.

Par respect pour notre empereur, elle a accepté de recevoir l'ambassade, cachée derrière un panneau de bambou et en présence de son frère. Mais, étant sur le côté de la salle, un peu en retrait des fonctionnaires face à elle, j'ai pu la voir. J'imaginais une vieille sorcière aux cheveux blancs : c'est une apsara céleste qui est apparue devant moi. Je m'y connais peu en femmes, mais c'est probablement la plus somptueuse qui existe sous le Ciel. Avec sa beauté naturelle et ses cheveux qui coulent jusqu'à ses pieds comme une vague d'encre, elle éclipse, de loin, toutes les concubines impériales. C'est un astre lumineux, qui mérite tout à fait le nom de « fille du soleil » qu'on lui donne ici : Himiko, ou princesse-soleil.

Son frère, lui, est le prince de la lune, Kimitake. J’ai eu la chance de le rencontrer avant l’audience. C'est un jeune homme au regard franc et viril, qui porte la coiffure typique des nobles ici, les cheveux séparés au milieu du crâne et retenus sur les côtés par un simple lien en chanvre en formant deux nattes qui retombent sur les épaules. Il m'a beaucoup plu. Il a d'ailleurs fait forte impression à Son Excellence. En dépit de sa jeunesse, il paraît calme et réfléchi, et témoigne d'une grande intelligence. Bien sûr, il reste ignorant des classiques et ne sait ni lire ni écrire, mais il a fait montre d'une vive curiosité pour les rouleaux de sûtra que le Seigneur Li lui a présenté. Il lui a posé quelques questions sur l'enseignement de l'Éveillé et les Trois Joyaux, et en a écouté les réponses en témoignant beaucoup de politesse. Son ministre, qui nous avait reçus la veille, à, lui, montré bien moins de bienveillance. Il nous a même menacés du courroux de leur démon, le dieu dragon Ryûjin, si nous continuions à amener ces textes étrangers chez eux ! Heureusement, le prince Kimitake semble penser différemment. Bien sûr, ce n'est pas lui qui gouverne officiellement, mais Himiko n'est qu'une femme, et elle doit s'en remettre à lui pour tout...

Ton frère dévoué, Jingyun, 15° jour auspicieux du dixième mois de l'an 3 de l'ère King-tch'ou, royaume de Yamatai, pays des Wo


*


Depuis que l’ambassade avait quitté le palais-sanctuaire, Jingyun ne tenait plus en place. C’était donc elle, la reine Himiko ! Pas étonnant qu’elle ne se montre jamais. Une telle beauté ! Si les autres rois l’avaient vu, qu’ils soient Shu, Wu, Silla ou Paekche, ils se seraient tous battus pour l’épouser. C’était la femme la plus superbe qu’il n’avait jamais vue. De grande taille, les seins libres dans sa robe blanche et rouge, les hanches à la fois étroite et fortes : on aurait dit une jeune archère, qui alliait le dynamisme et l’autorité d’un homme à la grâce aristocratique de la plus belle des femmes. Il émanait d’elle une sensualité sauvage et farouche, qui avait captivé le jeune homme et lui avait coupé le souffle. Et cette chevelure d’encre noire, interminable, réhaussée par la coiffe de perles de jade et d’agate, et ce regard lumineux, franc et résolu… Légèrement rêveur, aussi. Jingyun n’avait pas quitté ce visage parfait de toute l’audience. Heureusement, c’était Son Excellence Li qui faisait toute la conversation… Lui, officiellement, n’étant qu’un accompagnant, un jeune fils de fonctionnaire venu pour se former. L’ambassadeur l’avait bien dit au prince, la veille.

Alors que les guerriers Wo reconduisaient l’ambassade en leur campement, Jingyun repassa l’entrevue dans sa tête. Ce que Kimitake avait dit de sa sœur la reine l’avait fortement impressionné.

La reine est l’épouse du dieu. Il est normal qu’elle se garde des yeux humains.

Et pourtant, elle s’était montrée à eux. Paraît-il que c’était la toute première fois qu’elle se montrait à des étrangers.

Les Wei attendent quelque chose de nous, c’est certain, avait pensivement observé l’ambassadeur Li une fois le prince reparti.

Jingyun, lui, avait surtout eu l’impression que c’était eux qui recherchaient une alliance avec le Yamatai. Et lui, à titre personnel, s’était trouvé fasciné par les jumeaux royaux. Le frère comme la sœur.

On leur avait promis un banquet, qui aurait lieu à la lueur des torches, en la présence du prince… et de la reine, toujours protégée des regards par son écran de bambou.

Elle mériterait de se tenir derrière une tenture de soie figurant un dragon, songea Jingyun. Je pourrais peut-être demander à Jiang de m’en faire envoyer une… Mais parviendra-t-elle jusqu’à moi avant le retour de l’ambassade ?

Soudain, le jeune homme réalisa qu’il ne voulait pas rentrer. Pas avant d’avoir percé les secrets de ce royaume mystérieux, avec leurs reines-chamanes, leurs tabous et leurs dragons pourvoyeurs de tempêtes, avides de sacrifices humains.

Un bruit sourd le tira de ses rêveries. Le seigneur Li se laissait lourdement retomber dans sa chaise, qu’un serviteur s’était hâté de lui avancer.

— Hmm… Je n’en ai pas vu grand-chose derrière ce paravent sommaire, mais cette reine me parait bien jeune pour gouverner. Son frère a l’air honnête… Fera-t-il un bon allié, crois-tu ?

— S’il parvient à allier les tribus voisines, certainement, répondit Jingyun d’un air faussement nonchalant.

Le jeune homme affichait un air égal, mais il ne tenait plus en place. La reine occupait toutes ses pensées.

— On la dit très belle, continua l’ambassadeur en posant un regard morne sur le plateau de rafraîchissements. Et pourtant, cela fait un moment qu’elle est sur le trône… Les Kuna m’avaient laissé entendre qu’elle avait une quarantaine d’années. Cela me paraît un peu exagéré…

Presqu’un demi-siècle, Himiko ? C’était une fraîche jeune fille qu’il avait vue. Mais il devait reconnaître qu’il avait pensé rencontrer une vieille sorcière.

— Ces gens nous trompent, Votre Excellence. Himiko n’est pas ce qu’ils disent, protesta Jingyun, outré qu’on puisse répandre de telles rumeurs sur la reine.

— Ils la prétendent sorcière… Elle se livrerait à une magie très noire pour maudire ses ennemis, couler leurs bateaux et garantir la victoire à son frère. Elle danserait sur les ossements des morts comme une dakini, nue… As-tu entendu parler des boîtes à esprits animaux ? On l’accuse de les utiliser. Bien sûr, je suis loin de croire à ces fadaises. Mais si elle était véritablement sorcière, alors cela justifierait son âge. Elle doit avoir percé le secret de l’éternelle jeunesse… Les gens d’ici qu’elle prend des bains de mer sous la nouvelle lune, commenta Li en piochant un morceau de poisson mariné sur le plateau

Jingyun écoutait, fasciné. Il imaginait Himiko entrer dans l’eau, ses longs cheveux noirs glissant dans le sable derrière elle. Une sirène, la déesse au luth sur sa barque en route pour les Îles Immortelles. Voilà ce qu’elle était.

Il faut que je la voie. Ce soir.

Et ce Li qui ne pensait qu’à manger…

— Il serait tout à notre avantage que les chefferies s’assurent d’une paix durable, avec un roi fort, qui serait notre allié et qui nous enverrait une armée de soutien en échange de rouleaux de soies, de miroirs et de sûtras. Mais le prince Kimitake m’a semblé reluctant à l’idée de faire traverser la mer à ses hommes… Il dit que la guerre l’attend ici, qu’elle va se déclarer bientôt. Je pense que nous devrions attendre, et voir qui en émergera victorieux. Nous signerons alors le traité avec lui.

Jingyun tourna son visage de faucon vers l’ambassadeur.

— Mais l’empereur a déjà signé ce traité, objecta-t-il. Nous sommes tenus de prêter main forte à nos alliés en cas de conflit… Et notre allié, c’est la reine Himiko !

— Qu’importe ce que nous avons signé, répondit Li d’une voix glaciale. Un traité avec des barbares illettrés n’a aucune valeur. Et que dire d’un traité signé par une femme, qui couche sûrement avec son frère ? J’attends l’avènement du vrai roi. Si c’est ce Kimitake, tant mieux. Mais nous ne pouvons mettre cette fille, qu’elle ait vingt ou quarante ans, sur le même plan que le Fils du Ciel. Ce serait une insulte !

Jingyun savait que l’ambassadeur avait raison. Mais au fond de lui, il se révoltait contre ce qu’il disait de Himiko. Le sort de la jeune femme ne semblait pas l’intéresser. Il ne voyait en elle qu’une concubine, une servante, une femme de palais. Quant aux rumeurs d’inceste… Bien sûr, c’était possible. Jingyun lui-même l’avait pensé, la première fois qu’il avait entendu parler d’elle.

Soudain, la tente lui parut trop étroite, et l’atmosphère étouffante. Il fallait qu’il sorte.

— Veuillez m’excuser. Il faut que je prenne l’air.

L’ambassadeur Li le congédia d’un geste las de sa main aux longs ongles.

N’y tenant plus, Jingyun sortit de la tente. Déjà, le ciel si bleu tout à l’air, éclatant contre les cailloux blancs de la cour du palais, se teintait de pourpre. Les libellules délicates avaient doucement envahi la plaine, voletant doucement près du ruisseau. Jingyun s’assit au bord, dans les hautes herbes.

Himiko.

Les caractères pour transcrire son nom ne voulaient rien dire, n’ayant été empruntés que pour leur valeur phonétique. Ils étaient même plutôt négatifs. La reine le savait-elle ? Ignorait-elle qu’on la disait sorcière, et incestueuse ? Probablement. C’était une vierge recluse en son palais, qui ne vivait qu’avec des femmes ignorantes de ce qui se tramait à l’extérieur, dans le monde.

Jingyun se releva, et fit quelques pas. De là où il se trouvait, il croyait entendre le bruit de la mer. Se rappelant de ce qu’avait dit Li, il souhaita soudain la voir. Peut-être que…

Je peux toujours essayer. Après tout, personne ne nous a interdit d’approcher de l’océan.

Le jeune homme marcha jusqu’à la plage, guidé par les rumeurs des vagues. La plaine aux herbes douces où voletaient les libellules s’arrêtait abruptement, tombant dans la mer, découpée en rochers monumentaux. Mais un chemin serpentait le long de la falaise, menant à une plage de sable noir et nacré. Seule sur cette plage se tenait une femme, toute petite dans ses immenses robes. Elle chantait, les bras ouverts, face à l’horizon rougeoyant. La reine Himiko… Jingyun sut tout de suite qu’il s’agissait d’elle. Il se précipita sur le chemin, et, la main sur le pommeau de son épée, il descendit la falaise quatre à quatre, surpris qu’une femme se soit élancée sur un chemin aussi escarpé.

Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Himiko s’était tue. Sa mélopée étrange s’était perdue au-dessus de la mer, emportée par les bourrasques. Jingyun s’approcha doucement, s’arrêtant un peu derrière elle. Où se trouvait donc son escorte ? Une femme seule à la tombée de la nuit, au milieu de nulle part, fut-elle reine…

Himiko se retourna brusquement. Jingyun crut voir sur son beau une larme, unique, qui coulait sur sa joue pâle.

— Que faites-vous là ? Il va faire nuit. Il va bientôt venir.

Jingyun tenta un sourire, ému par le fait que la reine s’adresse directement à lui.

— Je pensais bien vous trouver là. On dit que vous aimez la mer…

— Je la déteste, coupa la reine d’une voix glaciale.

Sa réplique surprit Jingyun. Mais il ne dit rien, et finalement, Himiko leva son beau visage vers lui.

— C’est dangereux. Vous ne devriez pas être ici. S’il vous voyait…

Il ? Parlez-vous de votre frère ?

Himiko tourna la tête vers la mer à nouveau. Le vent joua dans ses cheveux, faisant voler les mèches dans l’air salé.

Dans un élan qui le surprit lui-même, Jingyun lui prit la main.

— Est-ce qu’il vous maintient prisonnière ? Vous pouvez me le dire. Je vous aiderais, j’en fais le serment sur mon honneur !

Himiko se libéra de sa prise.

— Oui, il me maintient prisonnière. Et non, vous ne pouvez pas m’aider.

De nouveau, le jeune homme sentit cet élan passionné qu’il avait ressenti plus tôt brûler son cœur. Il n’avait jamais expérimenté cela avant. Cette femme possédait véritablement un pouvoir extraordinaire…

— Je suis un guerrier, moi aussi. S’il vous fait du mal, je… Je serais obligée de le provoquer en duel.

Himiko tourna son regard, à la fois profond et triste, vers lui.

— Mais que peut un guerrier, face à un dieu ?

— Un dieu ?

— Le dieu de ce pays. Celui que je sers, dont je suis la prêtresse exclusive. On ne vous l’a pas dit ? Je suis une sorcière : c’est ainsi que les vôtres m’appellent. La reine-sorcière, dont on écrit le nom avec des caractères suscitant le mépris. Celle qui provoque des tempêtes qui font s’échouer les bateaux, et empêchent les ennemis de l’envahir. Vous n’êtes ici que parce qu’il le veut bien, guerrier des Wei. Retenez bien cela.

La voix de la reine était à la fois ironique, et pleine de colère. Jingyun comprit qu’il était allé trop loin.

— Veuillez m’excuser, je ne voulais pas vous offenser… Vous me troublez. Vous êtes la première reine que je rencontre, et…

Himiko leva sa main fine.

— N’en dites pas plus.

— Je ne voulais pas vous insulter.

— Vous ne m’insultez pas. Mais oubliez ce que je vous ai dit, je vous en conjure. Et ne venez plus de nuit sur cette plage.

Déjà, elle repartait, sa grande robe blanche et sa ceinture rouge cinabre auréolant sa silhouette comme une danseuse céleste.

— Je ne vous ai pas dit mon nom, tenta-t-il en se précipitant à sa suite. Je suis un Wei, c’est vrai, et premier fils du fonctionnaire du premier rang Liang…

— Gardez-le précieusement pour vous, l’interrompit Himiko. Les noms ont du pouvoir ici, et les jeter ici, dans la nuit, est dangereux.

— Mais je voulais vous dire que…

Himiko, alors, se retourna. Autour d’elle, le vent, de plus en plus fort, soulevait tant ses cheveux et ses robes que Jingyun crut qu’elle allait s’envoler.

— Savez-vous la réelle signification du mien ? Ce n’est pas « Femme sorcière », comme vous l’écrivez, ou « Fille du Soleil », comme les miens aiment à le raconter. Non, cela veut dire « Fille Interdite »… Je suis interdite. Me parler est interdit. Me voir est interdit. Me toucher est interdit. Et vous avez bravé tous ces tabous. Pire encore, maintenant vous provoquez les forces obscures de la mer en leur donnant fièrement le nom du coupable de ces crimes… Recherchez-vous tant la mort ?

— Qui ? insista Jingyun, le sang fouetté par le défi comme celui d’un jeune étalon devant une course. Votre frère ? Le roi des Kuna ? Dites-le moi, et il goûtera à la lame de mon sabre !

Himiko se contenta de sourire.

— Vous êtes courageux… mais idiot. Comme je vous l’ai dit, certaines forces dépassent toutes les lames, aussi aiguisées soient elles.

Jingyun ne savait plus quoi dire. Jamais une femme ne lui avait tenu tête ainsi. Elle ne le désirait pas… Pire, elle le renvoyait, se moquait de lui. Pourtant, on la disait vierge, et les femmes d’ici, paraît-il, n’accordaient aucun prix à leur vertu.

Mais c’est une reine. Elle est différente des autres.

— Quand vous reverrai-je ? osa-t-il demander. Au banquet ? Serez-vous présente ?

Mais Himiko n’était plus là. Tout au plus Jingyun pouvait voir le blanc de ses robes se détachant dans les ténèbres, au loin.

— Liang Jingyun ! hurla-t-il alors. C’est mon nom ! Et j’ose le crier à la face de tous les démons : je vous aime, reine interdite !

Seul le vent lui répondit. Et un petit ricanement lointain, peut-être le sien, porté sur le vent de sa propre audace.

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