Himiko : le silence de Shira

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Liang Jingyun. C’est donc ainsi qu’il s’appelle.

Liang Jingyun.

J’ai appris la langue des Wei, avec mon frère, après la première ambassade. Take pensait que c’était indispensable, même pour une prêtresse condamnée à n’avoir qu’un seul interlocuteur, et qu’une seule langue : la langue secrète des dieux, celle qui résonne dans ma tête lorsque Shira me parle. Il est vrai que si j’avais ignoré la langue des Wei, je n’aurais pu entendre les mots de Jin. Ni recevoir son nom.

Liang Jingyun. Il ne m’a dit ce que ce nom signifiait. Et je ne veux pas le savoir. Jamais.

Il m’a suivi sur la plage, interdite aux hommes. Hésiterait-il à venir ici ? Je pourrais hurler, appeler mon frère, et faire exécuter cet homme pour le tabou qu’il vient de briser. Un seul mot à Shira – peut-être même le simple fait d’y penser – suffirait à le condamner. Mais je n’en ai pas envie. Je veux qu’il vive. Le seul homme à qui j’ai parlé depuis la mort la mort de mes parents, hormis mon frère… Le seul homme mortel, humain.

J’ai chanté pour Shira sur la plage, tenté de le faire revenir. Mais il ne m’a pas répondu. Il ne viendra pas ce soir, encore. Si Jin n’était pas venu, je me serais jetée à l’eau, me serais laissée dériver dans les vagues. Lorsqu’il est fâché, il attend toujours le dernier moment avant de me prendre dans sa main immense et de me ramener sur la terre ferme. J’ai le temps de sentir ses anneaux s’enrouler autour de moi. Ils sont froids, d’une matière à la fois douce et dure. Je déteste ce que ce contact provoque en moi. Pour y répondre, à chaque fois, il me prend. Sur la plage, à même le sable. C’est à cela que Jin a failli assister.

Mais Shira ne se manifeste pas. Plusieurs nuits passent ainsi, alors que mes gens font les préparatifs du banquet. Mon frère passe ses journées avec les ambassadeurs, et il se rapproche de cet homme, dont il me parle souvent. Il a envie de voir en lui un ami.

Moi, je refuse de le revoir. Alors je reste enfermée en mon palais. Ce Liang Jingyun, cet étranger, est un danger.

— Ma reine, votre frère, le prince Kimitake, sollicite une audience, m’annonce Kohana, une légère rougeur colorant ses joues pâles.

Je l’observe, sans pouvoir empêcher une pointe de jalousie étriller mon cœur. Comme toutes mes suivantes, Kohana se mariera, un jour. Je sais qu’elle aime mon frère, et peut-être ces sentiments sont-ils réciproques. Take vit déjà avec une concubine, mais rien ne l’empêche d’épouser une autre femme. Beaucoup de nobles de notre clan en ont plusieurs.

— Aimerais-tu te marier, Kohana ?

La jeune fille rougit de plus belle.

— Je ne souhaite que vous servir, ma reine !

— Je pourrais te trouver un mari. Que penserais-tu de mon frère ?

Son teint a viré à l’écarlate : je ne m’étais pas trompé.

— Ma reine… bafouille-t-elle.

— Fais-le entrer.

Kohana se hâte d’aller ouvrir la porte. Take se tient derrière, majestueux avec son épée de bronze sur la hanche. C’est vrai qu’il est beau.

Alors qu’il s’incline, je l’invite à me suivre sur la terrasse qui donne sur l’extérieur, côté mer. On nous sert un rafraîchissement. Volubile, Take commence à me raconter sa journée, sa chevauchée dans la forêt avec son nouvel ami, le jeune ambassadeur Liang, à la poursuite d’une harde de sangliers.

— Il n’en avait jamais vu de si gros, s’amuse mon frère en croquant dans un quartier de pastèque. Comment une telle île peut-elle abriter de tels animaux, ne cessait-il de dire ? Chez eux, les bêtes sont plus petites. Même le mythique tigre, ce carnassier féroce qui figure sur les tentures qu’on nous a porté de Shiragi… Je lui ai dit que c’était parce que nos îles étaient le pays de huit mille dieux, qui leur conférait une telle opulence. Il a tout de même mis à mort le sanglier lui-même… Il est brave, pour un lettré, tu sais !

J’écoute son frère patiemment. Il a l’air d’un petit garçon ravi de raconter ses exploits. Mais s’il apprenait que son ami avait bravé le tabou en s’aventurant sur la plage, et, pire encore, qu’il avait adressé la parole à la reine… Il se précipiterait dehors pour le pourfendre sur le champ.

— Il a déchiffré pour moi les signes inscrits sur mon épée, continue Take. C’est le nom d’un autre roi, apparemment. Je ne peux décemment pas garder une telle arme, qui appartient à un autre… Il a promis d’en faire forger une pour moi, avec mon nom inscrit dessus. Mon nom, ma sœur. En caractères Han. N’est-ce pas extraordinaire ?

Je garde un silence réprobateur. Shira n’aimerait pas ça. Il n’est guère étonnant qu’il reste retranché en son royaume, loin dans les profondeurs… Le comportement de Take doit l’offenser.

— Shira-sama ne t’avait-il pas offert une lance sacrée, déjà ?

La lance est arrivée sur la plage un matin, amenée par la mer, comme toutes les richesses livrées en récompense par le dieu. Une lance immense, à la ligne sauvage et redoutable, à la pointe plus blanche que la nacre, plus coupante qu’une coquille d’ormeau brisée, non polie par le sable.

— C’est un harpon de pêche en os de requin, dit Take avec une suffisance qui me coupe le souffle. Aussi belle et noble soit-elle, elle n’est pas en bronze, et il n’y a rien écrit dessus.

Son ton, ce qu’il me dit m’alarme. Il est peut-être déjà trop tard.

— Mon frère, je t’en prie, renvoie les ambassadeurs étrangers. Le plus vite possible…

Take hausse un sourcil étonné.

— Mais je ne leur ai pas encore parlé des Kuna, et des Ito…

— Tant pis. On se débrouillera sans eux. Shira-sama nous protégera, comme il l’a toujours fait.

J’espère que la mention du dieu va rappeler mon frère a la réalité.

— Certes, mais… Jingyun a demandé à l’ambassadeur de Li de rester. Il propose de m’instruire sur l’art de la guerre des Wei…

Ce nom me frappe comme un coup de gong. Vite, faire diversion. Et retrouver contenance.

— Take, tu ne songes pas à te marier ?

Je voulais surprendre son frère. Et surtout, l’empêcher de mentionner encore une fois ce Liang, dont le nom n’a fait que voleter à ses oreilles ces derniers jours. Même le vent le susurre. Jingyun… Jingyun…

— Me marier ? Pourquoi donc ? Je t’ai juré que…

— Je sais déjà que tu as une compagne et deux enfants, l’interrompis-je en souriant cruellement. Pourquoi t’obstiner à rester célibataire, alors ? Toi, aucun dieu ne t’a demandé. Tu es libre d’épouser qui tu veux. Pourquoi pas Kohana, cette jeune fille au teint de fleur d’akebi qui sert en mon palais ? Son père est sukune, et son grand-père l’était avant lui, du temps de notre père. Elle est digne d’un prince. Sa famille serait ravie de voir ce prestige rejaillir sur eux.

Le visage de Take se ferme comme une palourde menacée. Je le devine blessé. Mais je le suis, moi aussi. Il peut s’amuser, courir dans la forêt avec Liang Jingyun. Se faire des amis. Moi, je suis condamnée à rester là, à attendre le bon plaisir d’un époux invisible qui reste sourd à mes suppliques. Et ma matrice reste vide, arrosée uniquement par la semence stérile et glacée d’un dieu…

— Si tu m’en donnes l’ordre, ma sœur, j’épouserai cette Kohana, finit par dire Take d’un ton solennel. Et je renverrai Jingyun dans le bateau de l’ambassadeur Li. Mais avec la guerre qui se profile, je pense qu’il faut qu’il reste. Et je préfèrerais rester, comme toi, célibataire ma vie durant.

Ma vie durant. Célibataire.

— La guerre ? répliqué-je, acide. Quelle guerre ? Shira-sama n’a fait mention d’aucune guerre. Et tu es père de famille, Kimitake. Ces enfants que je n’ai jamais rencontrés…

Encore une fois, Take m’interrompt.

— Tu n’as pas tenu la Perle dans tes mains depuis presque un tiers de lune, ma sœur. Et Shira-sama ne nous visite plus. Qui sait ce que fomentent nos ennemis, pendant ce temps-là ? Rappelle-toi : notre père n’avait rien vu venir.

Le souvenir de l’attaque me frappe de plein fouet. La terreur, la tristesse. Les yeux fous de douleur de ma mère. Le sang. Et l’étreinte glaciale de l’océan. La solitude. La mort.

— Ne commets pas l’insolence de me dire que j’ai oublié ce jour-là, sifflé-je d’une voix anormalement rauque. C’est moi qui aie sacrifié mon corps et mon esprit au seigneur des profondeurs pour que nous puissions vivre, toi et moi. Vivre et venger nos parents. Assurer la prospérité du royaume, de nos terres ancestrales. N’ose pas prétendre que j’ai oublié ! Ni que le dieu m’a oublié. Il n’oublie rien, Take. Rien. Toi aussi, souviens toi de cela. Souviens-toi de la vengeance qu’il a exercé sur nos ennemis, de la manière dont il les a tués !

Take baisse la tête. Comme toujours, il se soumet.

— Mes mots ont dépassé ma pensée, ma sœur. Je t’ai insultée, et j’ai insulté Shira-sama. J’irai sacrifier au dieu demain, lors de la fête des Moissons. Personnellement.

Le sang du prince. S’il le répand, alors, peut-être que Shira reviendra. Mais je ne peux m’y résoudre. Je ne supporte ces sacrifices sanglants, l’ichor qui coule, les corps qui tombent dans la mer, le bouillonnement rouge de l’écume.

— Non, mon frère. Laisse-moi gérer ça à ma manière.

Il relève ses grands yeux bruns sur moi. Ses yeux si beaux, ourlés de brocard noir comme ceux d’un jeune daim, pur et innocent.

— Tu es si courageuse, Himiko… murmure-t-il.

— Je ne fais que mon devoir. Le devoir de la reine-prêtresse.

Mais j’ai peur, tu sais. J’ai peur pour l’avenir du Yamatai. Pour toi. Pour moi. Pour nous.

Jamais je n’ai affronté le silence de Shira aussi longtemps. Quelque chose arrive, je le sais, je le sens. Mais cela, je ne peux lui dire.

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