Ordinaire
Jean… difficile de faire plus ordinaire comme prénom. Associez-le à Durand et vous obtenez l’équation parfaite de la transparence humaine. Jean Durand. Même l’annuaire en baillerait d’ennui. Jean Durand, le summum de la banalité.
Banalité… ça devrait être mon véritable prénom ! Ce mot me colle à la peau, il me décrit si bien qu’il semble guider chacun de mes pas. Depuis toujours, c’est le même refrain : "Pas de risque, Jean, tu pourrais le regretter !" Et me voilà, 36 ans, et c’est ma vie entière que je regrette. Ne suis-je donc qu’un pantin bon à faire comme les autres ? Métro, boulot, dodo. Tiens ! Je viens de trouver le reste de mon patronyme…
Ce matin-là, comme tous les autres, je sirote un café fade à la terrasse du "Petit Paradis", un troquet mal nommé pour les âmes désabusées comme moi. J’ai 36 ans, une calvitie sournoise, une vie bien rangée, et un job où je tapote plus que je ne pense. Ainsi installé à l'angle de la rue menant à mon "super job" d’opérateur de saisie — un beau titre pour un gars qui passe ses journées à taper au clavier des chiffres contenus dans de vieux cahiers jaunis par l’oubli — j’attends, comme chaque matin, que Béatrice ouvre les portes de sa deuxième maison. Comment appeler autrement un lieu où l’on passe le plus clair de son temps, et dont le père fondateur nous répète à longueur de journée qu’on est une “famille” ?
Et puis Béatrice… cette femme sublime, mais intouchable, qui reçoit les faveurs de notre père... Moi, je donnerais beaucoup pour un simple sourire de sa part. Et probablement tout pour une seule nuit. Mon gobelet fume encore, et dans la rue, les gens s’agitent. Pressés. Occupés. Vivants, j’imagine.
Puis je la vois. Béatrice. Elle traverse le trottoir comme chaque matin, ses talons claquent l’asphalte comme une mesure précise. Sa robe moutarde, ses cheveux tirés en queue de cheval, et ce sourire qu’elle réserve aux autres. Jamais à moi. Je me sens lâche, figé. Chaque jour je me dis : “Aujourd’hui, tu lui parles.” Et chaque jour, je me tais. Invisible. Condamné à vivre sans rien provoquer. Je suis un figurant dans ma propre vie.
Je baisse les yeux. Pas par tristesse. Par réflexe. Comme si je m’interdisais moi-même d’exister dans son champ de vision. Comme si mon regard pouvait la salir, la déranger. Elle ne me voit pas. Elle ne m’a jamais vu. Je me lève, jette un dernier coup d’œil à mon café tiède, puis je me dirige vers l’enfer climatisé qu’on appelle “bureaux”. En chemin, je me demande, comme chaque matin : Est-ce que cette journée sera différente ? Est-ce que quelque chose, quelque part, va enfin casser cette boucle ? Mais non.
Je badge. Je monte. Je m’assieds à ma place. Une chaise ergonomique d’occasion, un écran trop lumineux, un clavier aux touches grasses. Et les chiffres. Toujours les chiffres. Des chiffres morts, froids, sortis de registres que plus personne ne lit. Des chiffres pour nourrir des bases de données poussiéreuses, pleines de décimales sans destin. Et moi là-dedans ? Un fantôme qui tape, tape, tape.
Parfois, je l’imagine. Béatrice. Elle s’approche de moi, elle me dit : “Jean, je te regarde depuis un moment. Tu n’es pas comme les autres.” Elle le dirait doucement, avec une sorte de respect. Elle verrait au fond de moi ce que moi-même je ne vois plus. Mais elle ne dit rien. Et elle ne regarde jamais.
Midi. Cantine. Plastique. Conversations molles. Je mange en silence. Je fais semblant d’écouter. Je hoche la tête à des phrases que je n’entends même pas. Putain, même là je suis transparent. Il y a des jours où je me dis que je pourrais disparaître dans un couloir, fondre dans les murs, m’effacer doucement sans que personne ne le remarque. Sans que personne ne demande : “Hé, il est passé où, Jean ?” Et ça me fait mal. Pas parce que j’ai peur de mourir. Mais parce que j’ai peur de ne jamais vivre.
Je rentre ce soir-là un peu plus las que d’habitude. J’ai mal aux yeux, mal au dos, mal à l’âme. J’entre dans mon appartement qui sent le renfermé, je pose mes clés, et je reste debout dans le noir. Je n’allume pas. À quoi bon ? Le silence me parle plus que les infos ou les sitcoms. Je me sers un whisky, je regarde par la fenêtre les lumières de la ville, et je me demande — sincèrement — combien de jours je pourrais vivre comme ça avant que mon corps décide de m’arrêter tout seul. Puis j’entends un bruit. Une sorte de frémissement derrière moi. Je me retourne.
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