Dîner au sommet
Le salon est toujours là. Immuable.
Comme si le temps, lui aussi, avait été dressé à obéir.
Le dîner a lieu dans ce salon que je n’ai pas vu depuis… longtemps. Trop longtemps.
Cuir noir. Bois sombre. Lumière basse, tamisée comme une menace qui chuchote.
La même odeur. Un mélange de cigare, de poussière ancienne et de secrets mal digérés.
Je reconnais tout : la table en acajou sombre, les murs noyés de portraits anciens — des visages qui me regardaient déjà quand je ne mesurais pas plus que la moitié d’un homme. Le feu crépite sans chaleur dans l’âtre, plus pour le théâtre que pour le confort.
Je connais chaque fissure de cette pièce.
Je les regardais souvent, enfant. Quand il me disait de rester silencieux.
Apprendre à observer avant d'exister. Voilà ce qu’il disait.
Il est assis là. À sa place. Celle qu’il n’a jamais quittée.
Le patron est assis au bout de la table, drapé dans son costume trois-pièces comme un linceul de pouvoir.
Ses yeux sont là avant lui. Des yeux de collectionneur.
Pas de tableaux. Pas d’art. Il collectionne les volontés.
Le Patron…
Celui qui m’a élevé. Façonné.
Ou plus exactement : taillé dans le roc de mon absence.
Il m’adresse un sourire lent, étudié, comme un sculpteur qui jauge son œuvre avec un mélange d’orgueil et d’inquiétude.
Je remarque le léger tremblement de sa main droite lorsqu’il repose son verre. Il le cache aussitôt dans une posture maîtrisée.
— Assieds-toi, Jim, dit-il, d’une voix feutrée, presque paternelle.
Je m’exécute. Le cuir du fauteuil gémit sous mon poids. Lui, il ne bouge pas.
Il me regarde comme il l’a toujours fait : en silence, trop longtemps, comme s’il évaluait non pas ma personne… mais l'état de l'arme.
— Tu es beau à voir, Jim, dit-il.
Son ton est celui d’un père satisfait. Ou d’un taxidermiste content de sa pièce.
Je ne réponds pas. Je me verse un verre de vin — celui qu’il m’a appris à boire.
Toujours deux doigts. Pas plus.
“L’élégance commence là où la brutalité s’arrête”, disait-il.
Et pourtant, c’est lui qui m’a appris à briser des hommes à mains nues.
— Tu te souviens de cette pièce ?
Il me regarde. Comme s’il ignorait la réponse.
Je hoche lentement la tête.
Je me souviens.
Je me souviens des tests. Des voix. Des nuits sans sommeil.
Des phrases murmurées au creux de mon oreille comme des prières tordues.
"Tu n’es pas comme les autres."
"Tu ne dois pas ressentir. Tu dois absorber."
"Tu seras leur tombeau. Et leur prolongement."
— Tu sais, commence-t-il, j’ai toujours admiré ton calme. Même petit, tu ne criais pas. Tu observais. Tu retenais.
Il boit une gorgée de vin, puis s’interrompt pour saisir une olive dans une petite coupelle de cristal. Ses gestes sont précis, étudiés, mais il y a une fatigue dans ses épaules qu’il ne dissimule plus.
L’âge ne le ronge pas — il le polit.
Je regarde ses mains.
Celles qui m’ont nourri, puni, applaudi.
Celles qui ont désigné mes cibles sans jamais se salir.
Il poursuit :
— Ce calme, c’est ce qui te distingue. Les autres… ils flambent, ils explosent. Toi, tu consumes. Lentement. Intégralement.
Je souris à peine. L’ombre d’un rictus.
Je pourrais mentir. Feindre la reconnaissance. Jouer l’élève.
Mais à quoi bon ?
— J’ai compris, depuis longtemps, dis-je.
— Compris quoi ? demande-t-il, sourcil haussé.
Je laisse planer un silence, puis :
— Que je ne suis pas le fruit du hasard.
Que j’ai été façonné. Guidé. Sélectionné.
Je suis ton outil, Patron.
Il ne nie pas. Il acquiesce d’un léger signe de tête. Pas un mot. Juste cette satisfaction froide qu’il a toujours eue lorsqu’un pion arrive au bout de l’échiquier.
Mais voilà ce qu’il ne sait pas.
Ce qu’il refuse peut-être de voir :
Le pion n’a jamais voulu être roi. Il est devenu joueur.
Je le regarde. Vraiment. Comme on regarde une relique.
Je me souviens de toutes les fois où il m’a dit : “Ce que tu ressens n’a pas d’importance.”
De toutes les heures passées dans l’ombre de ses exigences, à me mouler dans ses silences, à devenir ce qu’il voulait.
Et maintenant, c’est lui qui me parle de maîtrise ?
D’élégance ?
De puissance tranquille ?
Je l’ai dépassé.
Pas en force brute. Ni même en intelligence.
Mais en capacité de silence.
En lucidité.
En détachement.
Je ne suis plus un élève. Je suis le produit fini.
Et lui… il commence à peine à le comprendre.
— Tu veux savoir ce que je ressens, Patron ? dis-je calmement, en croisant mes mains sur la table.
Il m’observe, attentif.
— Rien.
Mais ce “rien” n’est plus une absence. C’est un socle.
Son regard se plisse. Pas de colère. Pas de surprise. Une lueur d’analyse, comme s’il cochait une case dans un cahier imaginaire.
— Parfait, murmure-t-il.
Il sourit.
— Tu es prêt.
Je penche légèrement la tête. Un infime mouvement.
Je ne demande pas ce que ça signifie.
Parce que je sais.
Il parle comme s’il activait la prochaine phase.
Le dîner continue. Les mets sont là, mais je suis repu depuis longtemps.
Ce que je veux maintenant…
C’est voir ses yeux flancher. Un jour. Pas aujourd’hui.
Pas encore.
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