Le Père, le sultan

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Composé de trois enfants et d'une grande enfant née bien avant les autres, la mère mariée beaucoup trop tôt, ce harem familial s'agenouille devant le moindre désir du père, le sultan. Il trône sans répit sur un canapé comme Zeus trônait allongé sur les nuages de l'Olympe. Et tout comme dans les sociétés nippones ou aristocratiques de jadis, moins le maître de maison en fait, plus il fait entendre sa puissance. Ici, l'oisiveté est mère de toutes les puissances. Ici, le maître est bien le maître et l'esclave à jamais l'esclave (c'est un temps largement ignorant de Hegel et de sa dialectique). Ici, enfin, la voix est d'évangile : ce qui est, c'est ce qu'il dit. C'est du performatif à l'état brut. En un mot (alors incantatoire), il peut faire en sorte que la nuit devienne jour, que le faux devienne vérité ou que le vrai devienne erreur – ainsi 2 + 2 pourront faire 5 s'il le désire.

Comme le veut la tradition, le roi ne travaille pas. Il lorgne de loin les travailleurs, quand il ne dort ou n'attend pas dans le vide d'une télé bruyante. Son argent, il le récolte du champ providentiel où le commerce est le fruit qui pousse en toutes saisons : vente et location de terrains dont il serait l'heureux propriétaire par un hasard qu'il aurait parait-il vaillamment provoqué.

Se passât-il une révolte instiguée par un des quatre enfants que le père, toujours religieusement couché, n'eût qu’à darder son regard sur l'hérétique pour que le feu fût aussitôt réduit à l'état de cendre. Caprice des dieux sur la table à manger (qui lui sert de chevet la nuit) devant le canapé où le dieu unique dort à 14 heures comme à 16 heures ou à 18 heures de la journée. Quant à la nuit, se refusant le lit de la mère, au motif dont on aura à reparler plus tard, il demeure et ronfle comme un cerbère au seuil de son territoire (prêt à bondir à tout moment), paradisiaque pour lui, infernal pour les autres : le canapé. Il y dort aussi toutes les après-midis oui, du moins il y fait une sieste chaque jour et « c'est mérité » chante en chœur la chorale au service du sultan. Car, ânonnent-ils avec le sérieux des grands rites, « il a tant fait à l'époque, il s'est tant sacrifié pour nous ! ». Réel martyr alors, en tout cas selon toute apparence, et dont le sacrifice consisterait à ne pas transmettre le vice du luxe aux autres grâce au contre-exemple qu'il se donnerait à lui-même : achat soudain d'une Mercedes, achat de chemises Chevignon, achat d'une montre dont la valeur marchande est un patrimoine à elle-seule (là-bas l'apparence tient lieu d'apparaître, l'avoir troqué ainsi contre l'être). C'est ça ? Allons donc ! Quel sacrifice ! Quelle générosité dans le sacrifice ! « Voyez comme je jouis de biens matériels, voyez comme cela n'est pas bien ! Ainsi, moi, le père, vous épargne tous ces maux. J'aurai tout, et vous, rien. Seulement parce que je suis bon avec vous. C'est pour votre bien ! ». Applaudissons-le alors pour sa générosité ! louons-le pour ses mérites ! Et agenouillons-nous à ses pieds tout en chantant à sa gloire ! ô homme de chez Hésiode : race d'or, supérieure entre toutes ! Tu es le géant parmi les géants ! Gloire à ton nom oui !

Soliman le Magnifique ! Ah non je retire ce que je viens de dire. J'oubliais qu'ils sont tous, bien que nés en Syrie, d'origine arménienne et que pour cette raison ils ne peuvent souffrir, le père comme les autres, qu'on leur attribue des noms turcs, fût-ce des noms prestigieux, pas plus que leurs oreilles ne peuvent d'ailleurs supporter des mots en langue turque de manière générale. Dans ce cas, je l'appellerai « beau-père », puisqu'après tout je suis quand même celui qui pose mes lèvres sur la main promise de sa fille le jour, en public, et sur ses lèvres dans l'intimité de la nuit.

Naturellement, et comme tous les dieux, il ne lit pas. En tant que démiurge déguisé sous les traits d'un humain, il est facile en effet de comprendre qu'il n'a rien à apprendre des autres hommes, puisqu'il est lui-même vérité révélée, et qui plus est vérité incarnée. Aussi sa logique divine le commande-t-elle de m'annoncer que mes livres sont de la merde et que pour cette raison ne disent jamais la Vérité. En réalité, dans sa réalité, lui seul garde le secret de la Vérité. Lui, le sphinx complotiste d'une vérité cachée. Mais je suis moi, hélas, trop aveuglé et corrompu par le savoir profane (satanés livres !) pour être en mesure aujourd'hui de saisir le sacré de ses paroles dont le relief demande à être, non perçu et entendu par yeux et oreilles, mais touché avec les doigts de l'âme (comme pour le braille, mais un particulier, un réservé justement et seulement aux puissants). Aussi ses yeux s'irritent-ils au point de se fermer dès que je brandis ou évoque un de mes livres tout comme ceux des vampires avec la lumière du jour.

« Vivons heureux, vivons caché » essaie-t-il de me faire comprendre au travers de mots (que je n'écoute déjà plus depuis longtemps) et d'interjections qui me font à présent ni chaud ni froid. Un « Vivons heureux, vivons caché », non comme l'entendait le Candide de Voltaire, mais plutôt comme l'entendent les monstres de notre imaginaire, vous savez, ceux qui se nourrissent de noir et de peur, ceux qui se réchauffent sans trêve dans l'obscurité de la nuit. Voilà pourquoi, le sultan est seul et se laisse accroire le fantasme que la solitude cachée dans sa grande maison blanche est la condition d'un bonheur constamment menacé par la présence des hommes ou autre intrus du dehors.

Mais, je vous le déclare, la chute de ce petit roi bedonnant – intercesseur autoproclamé entre ciel et terre – a sonné ! Il est temps que je répande moi, le feu, le vrai feu d'une révolution ! Il est temps que je réveille le souvenir de Prométhée ! Entendez le grondement de mon tambour ! Voyez la foudre dans mes yeux ! Cessez donc de vous agenouiller vous, Harem familial ! Levez-vous ! Moi, l'occidental, suivez ma voix ! et menons à notre tour notre titanomachie contre le Père oriental, mangeur de nos biens !

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