La mère, l'Arménienne

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À la fenêtre d'une maison trop étroite pour son envie d'extension, elle est là et regarde dans le vide, ou peut-être s'imagine-t-elle dans les bras d'un autre. Toujours est-il qu'elle est lasse, lasse de paraître « être » dans le sens d'un bien-être, lasse de dormir dans un lit bien trop grand pour une seule personne. Elle ne vit que pour ses enfants et par conséquent que pour celui qui lui a permis de ne vivre que pour ses enfants : le sultan. Lui dont la pensée est devenue la sienne, la peur devenue la sienne, la haine la sienne... S'adapter dans un nouvel environnement ou mourir – loi darwinienne pour tous, y compris pour les bêtes humaines.

Elle a bientôt 17 ans et les bombes de la misère s'abattent sur les terres syriennes. Et le jour de ses 17 ans elle souffle ses bougies et alors, tout devient noir : entre les jours et les nuits qui suivront, lors d'un de ces moments bizarres (flous dans sa mémoire), un homme posera son regard sur elle et il en sera fait alors de sa jeunesse. Poignées de main et sourires échangés dans le dos de celle encore mineure, son sort sera désormais scellé – mariage.

Puis dans le consentement de tous pour une : rapt, exil, Europe.

Quand elle me parle de cette période, elle a pris l'habitude de me dire, sans jamais cligner des yeux, que « c'était mon choix et j'étais déjà très mûre pour mon âge ». Je lui souris, seulement un sourire. Je n'ose lui demander, dans ces moments-là, si elle est bien sûre qu'il s'agit d'un choix (les choses sont faites, inutiles de jeter un trouble dans l'esprit de ma belle-mère, je le sais bien).

Ma belle-mère, au fond, je crois l'aimer, non par habitude de la voir, mais parce qu'elle aussi sait ce qu'est l'exode. Je veux dire sait ce que c'est que de se jeter dans l'Ailleurs, de faire un plat sur l'eau trouble d'une mer inconnue, là où aucune chose nous rappelle la sérénité de notre passé. Ce savoir nous rapproche, du moins me rapproche d'elle sans peut-être qu'elle ne s'en rende compte.

L'Arménie, terre que son pied n'a jamais foulée, mais que son âme aura toujours respirée ! Car oui, jusqu'alors elle n'a vu de ses yeux que ce lieu d'asile, où se sont massés beaucoup trop de survivants du Génocide : la Syrie (petit îlot comparé à ce qui se transmet de génération en génération – par et dans leur chair, leurs veines, leur cœur ! –, à savoir le souvenir de la grande et belle Arménie !).

Soudain : mort, horreur dans l’œil, faim au ventre, traversée du désert, mort. L'année de 1915 fut une danse funèbre où personne n'eut voulu danser, où la mort, nuitamment, eut ouvert le bal et par moments ralenti, jusqu'à l'arrêt même, et puis en d'autres, accéléré de nouveau, encore, plus fort, toujours plus fort… ! Mais enfin, hurlements et danses forcées cessèrent à l'arrivée du Printemps, tant espéré, tant attendu par tous – la renaissance du Peuple, qui hurla : Stop ! Ça suffit bon sang… !

Et même si, avant que ses parents n'eussent l'idée de sa conception, l'Arménie était déjà loin, cette femme (majeure et vaccinée depuis longtemps) mange, sent, danse, rit, aime, respire depuis toujours l'Arménie ! L'Arménie est à jamais dans son cœur oui ! L'oasis où elle parvient à se ressourcer ! Où le baptême de chaque jour sanctifie l'Amour pour le Christ ! Et l'aide ainsi à trouver le sommeil chaque nuit, en dépit de sa solitude et de son lit trop grand.

J'aime l'Arménie. Son histoire comme ses secrets, ses paysages comme son silence.

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