Passages

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Il fallait bien tuer le temps, mais le livre était ennuyeux. Je regardais souvent par la fenêtre. Il ne cessait de pleuvoir depuis le soir précédent, avec de petites variations d’intensité en fonction du vent. C’était un jour d’ombre.

Thomas me regardait. Inutile de lever les yeux pour en être certain. Il s’était assis et ne bougeait plus depuis un long moment, et je savais qu’il me dévisageait. Nous ne nous étions pas adressé la parole depuis la veille. C’était facile : nous n’avions presque rien à nous dire. Dans la chambre, Marc dormait. Du moins l’espérais-je.

Je reposai le livre et me levai. Anna tardait. Elle devait nous rejoindre pour le déjeuner. Peut-être ne viendrait-elle pas. C’était dans sa nature de dire une chose et d’en faire une autre, sans jamais se préoccuper de ce que l’on pourrait en penser. Mais j’espérais sa présence. Si elle ne venait pas, je me hasarderais à sortir, ne serait-ce que pour échapper au regard de Thomas.

Des stries obliques d’eau recouvraient les vitres. On ne voyait pas grand-chose. Bras croisés, je demeurai immobile devant la fenêtre, regard perdu dans le vague, jusqu’à ce que j’entende Thomas approcher. Je me tournai à demi en espérant ne pas prendre un air trop maussade. Il souriait timidement. Son visage trahissait l’épuisement et la nervosité. Je passai une main dans ses cheveux pour écarter une mèche rebelle. Un de ces gestes sans conséquence dont nous étions devenus coutumiers. « Ça ira, dis-je tout bas. Ça ira. Tu vas voir. » Il cessa aussitôt de sourire et je regrettai d’avoir parlé.

Peu après, Anna fit irruption. Elle se déchaussa en me toisant bizarrement et jeta son manteau sur le canapé, à l’autre bout du salon. « J’ai faim », clama-t-elle sur le ton péremptoire qu’elle affectionnait particulièrement. Nous nous mîmes à table. Pendant le repas elle nous dit que l’eau montait toujours. Que les quais étaient impraticables. Que dans son quartier la circulation était insupportable. Que le niveau s’élevait si vite qu’il était à craindre que d’ici deux ou trois jours la Seine ne déborde. Entre deux phrases régnait un silence gêné. Je n’osais pas répondre, même lorsqu’elle exagérait pour me faire réagir. Thomas semblait bouder. Elle nous considérait souvent avec reproche puis se remettait à parler. Ce qui en fait devait bien l’arranger : elle avait toujours préféré discourir plutôt que discuter.

Après le dessert, Anna demanda enfin comment allait Marc. Thomas sembla attendre que je réponde, mais je ne disais rien. Je lui laissai quelques instants — peut-être se déciderait-il. « Je crois qu’il dort », finis-je par murmurer. Elle ferma les yeux et soupira. « C’est bien », répondit-elle. Puis elle cligna des paupières. « Je vais faire du café », fit Thomas d’une voix presque inaudible. Je fronçai les sourcils. « Laisse », répliquai-je en me levant. Je débarrassai la table. Anna pianotait distraitement sur la nappe. Elle ne tarderait pas à poser des questions, auxquelles seul Thomas avait à répondre. Il valait mieux que je m’absente un peu.

Je pris mon temps. Enfermé dans la cuisine, je nettoyai la vaisselle, préparai le café et, tandis que la cafetière crachotait, m’offris une cigarette. J’avais ouvert la fenêtre. Des bourrasques entraînaient la pluie à l’intérieur. Puis, lorsque j’eus jugé leur avoir laissé assez de temps, je revins avec mon plateau. Thomas avait posé un cendrier sur la table à l’attention d’Anna, qui se contentait de jouer avec.

Ils me regardèrent tous deux comme si j’étais coupable de quelque chose. Je servis le café. La pièce manquait de lumière, mais nul n’osait allumer. La pluie battait les vitres — bruit d’une multitude de doigts frappant doucement. Je m’assis à côté de Thomas, Anna nous faisant face. Je devais avoir un air bizarre, car elle se pencha par-dessus la table et me tapota la main. « Thomas m’a tout dit. » Elle sourit. « Tu as bien fait. » Je me demandai si elle n’aurait pas dû s’épargner cette dernière phrase. Mais il me sembla que c’était une invitation à m’expliquer. Expliquer quoi, en fait ? Rien. Marc était venu. Il allait mal. Il avait bu, à l’évidence. Ce n’était pas la première fois. Ce ne serait sans doute pas la dernière. Elle le savait.

Quand j’avais ouvert la porte, je l’avais à peine reconnu. Il avait le visage en sang. Sa veste était maculée de boue. Il avait juste balbutié « Désolé » avant de se mettre à pleurer. Ça avait recommencé. Il s’était violemment disputé avec Thomas, qui avait claqué la porte, et il était ensuite parti errer dans des endroits louches. Je devinais aisément où. Il m’avait déjà fallu plusieurs fois aller l’y récupérer au beau milieu de la nuit. J’ignorais au juste pourquoi Thomas préférait toujours que ce soit moi qui parte à sa recherche. « Tu es comme son grand frère », disait-il. Ce n’était pas suffisant, mais je n’avais jamais eu droit à quelque autre explication. Après tout peu importait. Je ne dormais pratiquement plus depuis longtemps. Depuis la mort de Lydie, qui était la sœur de Marc, auprès de qui je l’avais en quelque sorte peu à peu remplacée. Sans vraiment m’en apercevoir et sans même jamais penser à m’en plaindre. Il était donc parti, avait traîné, avait fait une mauvaise rencontre, et était venu se réfugier chez moi. Thomas, un peu plus tard, m’avait appelé et demandé si Marc était là. Je l’avais fait venir. Peut-être n’aurais-je pas dû. Il n’avait pas bougé du salon depuis bientôt deux jours. Sa présence silencieuse, comme un reproche muet, était peu à peu devenue oppressante.

Parfois, comme en ce moment, je me demandais si Thomas l’aimait réellement, ou s’il tentait de manifester, d’une manière détournée consistant à souligner combien je comptais pour Marc, une jalousie peu compréhensible. Anna m’avait dit que c’était possible, mais sans trop insister, car elle était avant tout la plus proche amie de Thomas et savait rester discrète sur ce qu’il pouvait lui confier — autant que sur ce qu’elle pouvait bien en penser. Il était en tout cas absurde d’imaginer un seul instant que Marc ait jamais tenté de me séduire — ou réciproquement. Absurdité que Thomas avait peut-être du mal à discerner. La gent masculine était tout entière, à ses yeux, une concurrence potentielle. Il n’y avait en revanche rien à craindre des filles, même si Marc avait eu, quoique fugitivement, une liaison féminine près de trois ans plus tôt.

Je me contentai de remuer mon café. « J’ai revu Claire », prononçai-je pour faire diversion. Anna sourit. « C’est une chic fille. » Venant d’elle, ce devait être tenu pour un compliment. Thomas fronça les sourcils. Elle avait allumé une cigarette et regardait monter la fumée. « Qu’en dit Marc ? » Je m’étranglai. C’était une bien drôle de question. « Excuse-moi, je plaisantais », a-t-elle aussitôt ajouté. « Je te pardonne », répondis-je. Ce ne serait peut-être pas le cas de Thomas, capable des pires incompréhensions. Il regardait le plafond comme s’il n’avait rien entendu, suivant des yeux une craquelure qui zigzaguait d’un mur à l’autre. Demeurant longuement silencieux, je pensai à Claire et à sa perplexité quand je lui avais parlé de Lydie et de Marc — quelque chose semblait lui déplaire dans mes rapports avec lui.

« Je vais vous laisser un peu », dis-je finalement. « Il faut que je sorte. » J’allai chercher mon manteau. « Je reviendrai vite. » Anna fumait avec nonchalance. « Ne t’inquiète pas, je garde les enfants. » Un clin d’œil. J’esquissai un geste vague et sortis. Arrivé dans l’entrée de l’immeuble, je pensai qu’il était stupide d’aller me promener en un moment pareil. Comme si je désertais. Je m’en voulais un peu. Comment pouvais-je oser les laisser seuls ? Je haussai les épaules : après tout Anna était là. Elle serait de bien meilleure compagnie pour Thomas. Et Thomas était là pour Marc. Je me décidai à ouvrir la porte. La pluie avait presque cessé. Un miracle, songeai-je. Retourner chercher le parapluie oublié n’était pas nécessaire.

Je marchai jusqu’au Pont Neuf. La Seine grondait sous les arches. Le square du Vert-Galant était submergé, le mot étant encore bien faible. Quelle hauteur d’eau pouvait bien le recouvrir ? Un mètre ? Deux ? Je restai à regarder les remous du fleuve jusqu’à ce que la pluie eût repris. Le vent s’était calmé. On n’entendait presque que des bruits d’eau.

Soudain j’eus envie de parler à Claire, avant de me souvenir qu’elle était partie voir sa mère à Lille. Je pouvais toujours lui téléphoner, mais elle trouverait sans doute que le moment n’était pas bienvenu. D’ailleurs il ne l’était pas. Je me sentais légèrement amer, abattu. La fatigue faisait son œuvre. Puis, constatant que le crépuscule était proche, je fis demi-tour.

Anna était partie. À dire vrai je ne m’attendais pas à ce qu’elle fût restée jusqu’au soir. Elle m’avait laissé un petit mot : Je retourne chez mon homme. Les bébés roupillent. À plus. Bises. Thomas somnolait devant la télévision. La porte de la chambre était entrouverte. J’entrai pour voir si Marc avait besoin de quelque chose. Il sourit péniblement. Le pansement qui barrait son front avait été changé, sans doute par Anna.

« Je les ai vus, dit-il. Ils dansaient sans musique autour de moi. Comme un ballet de lumières. Parfois ils riaient. Tout doucement. Ils passaient en me frôlant, chacun leur tour, avant de disparaître. » Je me taisais. Il rejeta les draps et se redressa brusquement. « Ils étaient des centaines. » Ses yeux me fixaient intensément comme s’il voulait être certain que j’allais le croire. « Des centaines, répéta-t-il avec force. Non, plusieurs centaines. Ou des milliers. Je ne pouvais pas les compter. » Après une brève grimace de douleur il se rallongea. « Des milliers de lumières colorées, mais je savais que c’étaient eux. » Il y eut un long silence. Thomas s’était glissé sans bruit dans la chambre. Je les laissai seuls et allai préparer le dîner.

Thomas resta plusieurs minutes avec Marc avant de me rejoindre dans la cuisine. « Il délire. Il faudrait appeler un médecin. » J’hésitai. Marc avait insisté. Il n’en voulait pas. Les médecins pouvaient être une intarissable source d’ennuis. « Il n’a pas de fièvre, répondis-je. Il lui faut juste du repos. » J’allai disposer les couverts. « Et puis je ne crois pas qu’il délire. Il fait des rêves un peu curieux, c’est tout. Ça passera. » Serait-ce suffisant pour le tranquilliser ? Sans doute pour un moment. Thomas était pétri d’anxiétés. Il reviendrait à la charge. Ou alors, il garderait tout pour lui et se rongerait les sangs en silence.

Nous mangeâmes sans rien dire. J’allumai la télévision, surtout parce que nous avions besoin d’un peu de distraction. Nous regardâmes un film stupide dont j’eus vite assez. Je me mis devant la fenêtre. Elle me renvoyait un reflet assez déplaisant. Le visage que j’y voyais avait peu changé depuis l’accident de Lydie. C’était celui de quelqu’un qui ne dormait presque pas et qui riait trop rarement. De quelqu’un qui vivait avec un fantôme. Combien de temps cela durerait-il encore ? Bien trop de mois s’étaient déjà écoulés. Naturellement, depuis quelques semaines il y avait Claire. Mais elle était trop fragile, sans assurance, pas assez forte pour lutter contre mon passé et me ramener vraiment du côté lumineux de l’existence. Naturellement, aussi, il y avait Marc.

Thomas s’assoupissait. Je retournai me réfugier à la cuisine. C’était le seul endroit de l’appartement où je m’étais jamais permis de fumer. Lydie consentait du bout des lèvres à ce que j’y satisfasse mon vice, mais je le faisais le moins possible. Ouvrant la fenêtre, je me souvins de ce qu’elle disait à chaque fois : « Le voilà qui s’apprête encore à raccourcir son existence. » Une cigarette entre les doigts, de la main gauche je me mis à pianoter sur le rebord de l’évier. Je me sentais presque sur le point de me mettre à pleurer. Je cassai la cigarette en deux, la jetai et revins dans le salon.

Marc s’était levé. Dans le pyjama que je lui avais prêté et qui était trop petit pour lui, il avait un air gauche et un peu vulnérable. Une tête de gosse qui aurait des yeux trop sérieux pour son âge. « Tu aurais dû rester couché. » Mais il balaya ma remarque d’un geste. « J’avais trop chaud, et il fallait bien que je me lève un peu. » De la sueur perlait à son front. « Tu sais, tout à l’heure, c’était vrai. Ce n’était pas du délire. » Je ne voyais pas de quoi il parlait. Devant mon air interloqué, il ajouta doucement : « Tu sais bien, les anges… » Je souris. « Je te crois », dis-je. Et c’était vrai.

Il s’approcha de moi, colla son front à la vitre. « Moche temps. » Puis il recula et changea brusquement de sujet. « Je ne recommencerai plus. Je crois que j’ai compris pas mal de choses, ces dernières heures. Tu ne pourras pas t’imaginer à quel point. On ne m’y reprendra pas. » Il fit deux pas en arrière, souriant. « Je retourne dormir. » Il me serra l’avant-bras et s’éloigna vers la chambre. « Demain c’est lundi, intervins-je, mais tu pourras rester si tu veux. Si tu en as besoin. » Il s’était arrêté. « Merci. » Je me retournai. Il souriait encore. « Peut-être bien que je resterai. » Il m’adressa un petit geste vague de la main et pénétra dans la chambre.

J’allai m’asseoir. Thomas faisait semblant de dormir. Je le laissai croire que j’étais dupe et repris mon livre. Je l’ouvris au hasard. Peu importait la page. J’avais besoin de tuer le temps avant d’espérer dormir un peu. C’était comme ça chaque soir. N’importe quel livre faisait l’affaire, à condition qu’il ne fût pas trop idiot. Je lisais jusqu’à ce que le sommeil me rattrape. À force, j’avais fini par épuiser tous ceux que je possédais. Il m’avait fallu choisir entre m’en acheter d’autres ou hanter les bibliothèques. J’avais opté pour la solution économique.

Je lus une vingtaine de pages, mais c’était comme si les mots n’avaient aucun sens. Je considérai la couverture. Derrida. Ç’aurait pu être pire. Je reposai le livre. Thomas me regardait comme il l’avait fait toute la matinée. Puis, après un bref instant d’indécision, il se leva et alla voir Marc. Il était encore raisonnablement tôt mais, pour la première fois depuis bien des mois, j’avais déjà envie de dormir. Je fermai les yeux. Dormir, rêver peut-être. J’allai préparer la cafetière pour le matin et en régler l’horloge. Même si j’étais éveillé, je ne me levais que quand je l’entendais se mettre en route. Lydie n’avait elle non plus jamais eu besoin de réveil. À elle aussi, le crachotement ténu venant de la cuisine suffisait.

Thomas avait laissé la porte entrouverte, mais je n’entendais aucun bruit. Je voulais leur dire que, s’ils le désiraient, ils pouvaient dormir ensemble. Ce serait aussi bien pour Thomas, auquel j’avais offert l’hospitalité spartiate du canapé et qui n’avait pas réussi à s’y reposer. J’avançai à pas feutrés et passai discrètement la tête par la porte. Thomas était assis au bout du lit, mal à l’aise, et Marc était adossé à la pile d’oreillers que je lui avais installée. Lui seul remarqua ma présence. Il souriait encore. Ça me faisait plaisir. J’aimais le voir sourire. Ses yeux se plissaient alors d’une drôle de façon dont je ne me lassais pas. Lydie avait un peu les mêmes yeux. Malheureusement elle ne souriait pas aussi souvent que lui.

Il toussa. Thomas ne disait rien et se contentait de le regarder. Je comprenais difficilement Thomas. Il y avait en lui quelque chose qui me gênait, qui m’irritait, mais j’avais toujours été incapable de discerner quoi. Peut-être sa façon de manipuler Marc, qui se laissait faire sans réagir, puis régissait avec bien trop de brusquerie. Ou autre chose. Ou tout à la fois. Thomas était certes charmant, mais je ne l’appréciais pas autant qu’il le méritait. C’était sans importance. Sur ce point Marc m’avait depuis longtemps pardonné.

Je m’aperçus qu’il me dévisageait. Thomas jouait négligemment avec un coin de couverture. Je n’osais ni parler ni faire demi-tour. Il m’apparaissait dans ce tableau que j’avais affaire à deux êtres parfaitement étrangers l’un à l’autre. Proches sans l’être. « Deux gamins perdus qui cherchent leur chemin ensemble », m’avait une fois dit Anna. Je n’avais pas compris de quoi elle parlait. Maintenant, sa phrase commençait à devenir plus claire. Mon rôle, à me devenir plus limpide. Dans tout ça, je n’étais pas innocent. Pourquoi venait-il à chaque fois ? À cause de Lydie ? Non. Parce que je le voulais. Parce qu’il savait que je désirais sa présence.

Marc cala mieux un des oreillers, sans me quitter des yeux et sans cesser de sourire, comme s’il avait deviné quelles étaient mes pensées. Je n’osais plus bouger. Thomas regardait dans le vide. Il ne se passait rien et j’étais comme englué. « Je t’aime », chuchota Marc en me fixant avec encore plus d’intensité. Thomas releva la tête et se pencha vers lui pour l’embrasser. « Moi aussi », dit-il.

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