11 - Vocation [Le temps d'Ostie] {sf}=8

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— Mille bouillons de cube or, cette saleté va pas me lâcher…

Ostie suait, mais dans la carlingue surchauffée les gouttes s’essuyaient seules avant d’avoir l’occasion de lui piquer les yeux. Aux commandes de Pti Filou, il tentait plutôt mal que bien d’enrouler la queue du trou noir afin de la lier à la gueule béante prête à l’avaler. Il n’y avait qu’un moyen de se débarrasser de ces mange-mort, et Ostie était passé maitre du tour de main. Il ne chômait pas, gagnait super bien sa vie, matériellement parlant, et sur tous les plans – gain de fric, gain de temps – ; Ostie était un gars envié. Envié mais très demandé, et donc très occupé à dompter les cancers de l’espace. Ses comptes en banque gonflaient dans la plus pure logique : comme tous les foudres du boulot, n’ayant pas le temps de dépenser ce qu’il entassait, il continuait de thésauriser.

— J’vais l’avoir, j’vais l’avoir…

Pti Filou fit trois loopings, deux montées en chandelle et rasa les lèvres du monstre d’un essoufflement de tuyère. Ostie tira le manche en s’arcboutant sur les paliers, se tordit un orteil, n’en tint pas compte – c’était pas le moment ! – puis poussa le manche en basculant du coude la manette d’enclenchement du turbo auxiliaire. Pti Filou bondit, noua la queue du trou autour de son fuselage et revint droit vers l’abime. Ostie prit une inspiration– tout mettre de son côté et ne pas se rater. Il évalua les hyperboles, les risques de détente des babines perverses, l’angle du doigt de Dieu et, d’un coup superbe, digne du plus rapide des samouraïs, trancha le fil virtuel liant Pti Filou à la tresse noire. Dans la même fraction de seconde, Ostie largua son adrénaline de satisfaction, le monstre se détendit en avalant… Pti Filou, et Ostie, et sa propre queue ! Manœuvre réussie. Quoique… Le trou noir s’effondra sur lui-même, disparut des cartes spatiales, emprisonnant ses agresseurs dans ses mailles infinies où le temps tournait en désordre. Le contrat était honoré, le compte en banque fut crédité, mais Ostie ne vint pas lever les fonds.

Ostie continuait de pester dans le cœur d’un trou noir qui n’existait plus.

— Pti Filou, mon grand, c’est la première fois que ça nous arrive…

Pti Filou était aussi navré que son pilote. D’autant qu’il se retrouvait condamné à l’inaction. Son trip à lui était de caracoler, faire corps avec Ostie, deviner un centième de seconde à l’avance l’ordre qui serait donné pour y répondre avant qu’Ostie y ait pensé. Ici, plus d’espace, plus de temps mesurable, plus de dimension dans laquelle évoluer. Inutile de lui rappeler que les trous noirs se goinfraient de tout ce qui trainait à leur portée : matière, lumière et même le temps. Ce temps si précieux qu’il se négociait sur tous les marchés noirs, avec ou sans trou dans les poches. Entre les piliers intergalaxiques, les trous noirs avaient fini par prendre trop de place et assuraient une concurrence déloyale aux marchands du temple. Leur existence avait été mise à prix et des mercenaires ambitieux avaient fini par prendre suffisamment de risques pour apprendre à se débarrasser de ces horreurs. Il suffisait de faire avaler le trou par lui-même et son compte était réglé. Ostie et Pti Filou avaient les nerfs, la dextérité, l’astuce pour réussir les mises à mort et ne comptaient plus le nombre de trous renvoyés au néant. Pourtant, ils n’en avaient jamais entendu un leur crier : « À charge de revanche ! » Étaient-ils tombés sur l’unique trou suffisamment retors et capable de venger ses pairs ?

C’est bien connu, les héros ne meurent pas. Les deux acolytes ne périrent point. Ils restèrent coincés dans un endroit sans consistance. Ils n’avaient jamais eu l’opportunité d’utiliser le crédit de temps stocké à la banque et se retrouvèrent à disposer de plus d’heures, de semaines, de siècles qu’ils n’auraient un jour espéré en jouir. Tout ce qu’ils savaient était qu’ailleurs le temps s’écoulait différemment. Plus vite, moins vite, ils n’avaient aucune borne référentielle à portée pour le deviner. On dit qu’avec le temps, tout problème trouve une solution. Encore faut-il lui présenter une solution qui convienne. Ils réfléchirent et tentèrent, tentèrent et réfléchirent, tentèrent sans réfléchir… et finirent par s’éjecter des entrailles maudites !

Ostie se retrouvait avec quelques kilos de moins, Pti Filou avait pris de l’embonpoint, mais ils étaient libres… et entiers ! Les compères filèrent à leur port d’attache, droit sur l’hyperstation d’Acamar.

À l’astroport, Ostie dégota un garage confortable et y installa Pti Filou qui s’endormit aussitôt. Il appela ensuite un taxi pour rejoindre la société d’intérim qui l’employait. La façade avait de nouveau évolué mais l’enseigne affichait toujours le même calembour : « Ici, pas de travail au noir – personne ne finira au trou ». La fille à l’accueil lui parut trop jeune pour être compétente, mais il se garda d’un jugement hâtif. Il se présenta.

— Ostie, le « Ostie » qui a disparu dans le Petit Léviathan avec son fidèle PF54 ?

On avait donc donné un nom à ce trou perdu. Ostie ne s’en émut pas, mais s’étonna qu’on le prît, lui, pour une célébrité. La fille vérifia son identité et enregistra son retour.

— Il était temps que vous reveniez…

— Je ne vous le fais pas dire.

— Il ne vous reste que deux jours pleins pour utiliser votre crédit temps. Désirez-vous que je vous prenne un rendez-vous avec la banque ?

— Oui. Enfin… Quoi ? Pourquoi que deux jours ? D’habitude j’ai tout mon temps.

La fille se raidit, sentant qu’Ostie n’avait peut-être pas tous les pieds dans le bon plat.

— Cela fait plus de quatre-vingt-dix-neuf ans que vous êtes parti. Au bout de cent ans de non manifestation d’un propriétaire de compte, la loi veut que les crédits non utilisés retournent alimenter la réserve mondiale. Je vous le prends, ce rendez-vous ?

— Oui, oui. Quatre-vingt-dix-neuf-ans ?!

Ostie sentit un coup de vieux balayer ses veines. Quatre-vingt-dix-neuf ans. Le temps écoulé au fond du trou avait été trompeur. Sa femme, sa maitresse devaient être mortes. Qui restait-il ? Son fils, sa fille ? À plus de cent-dix ans ?

Comme si elle avait deviné les questions d’Ostie, la fille enchaina en fixant l’écran :

— Votre rendez-vous est pour aujourd’hui quinze heures. Votre femme est décédée. Votre fils aussi. Il a eu un enfant qui a eu un enfant qui a eu un enfant qui vient d’avoir un enfant. Je vous mets leurs coordonnées. Votre fille n’a pas eu de descendance. Ça va aller ?

— Oui, oui. Faudra bien.

Les quelques heures qui suivirent, Ostie les employa à déambuler entre les échoppes du quartier des commerces. Il acheta un casse-croûte et deux bières dans un troquet où il ne s’attarda pas, sa solitude lui revenant brutalement lorsqu’il s’aperçut que plus aucun de ses vieux potes ne serait là pour le distraire. En temps ordinaire, il se serait fait une joie de retrouver sa femme et les enfants, de déjeuner en famille, puis d’user de quelques crédits temps pour aller voir sa maitresse durant quelques heures sans manquer à ses proches. Il aurait offert des cadeaux à tous, jouissant de leur joie, et aurait fini la soirée au bar de son ilot, où se retrouvaient les habitués. Fini les rires de la désopilante rouquine qui l’embrassait sur le front comme s’il avait été son père, fini les blagues graveleuses de sa copine tatouée, fini les histoires sans fin du grand épicier énervé par la caféine, fini les confidences érotiques du petit frisé qui payait des tournées de Bacardi sec. Fini, tout ça était bel et bien fini.

À la banque, on le reçut avec égards. Il comprit le pourquoi lorsqu’on lui présenta le solde de ses comptes. Les options qu’il avait prises voilà plus de cent ans s’étaient avérées très lucratives. Il se retrouvait millionnaire par un jeu de passe-passe en bourse. Des nombres avec tant de chiffres qu’il se demanda combien de Pti Filou auraient pu s’y loger. Quant au crédit temps, c’était une folie. Une grande partie provenait des stocks options rémunérées à l’ancienneté. Il disposait de près de trois cents ans à utiliser dans les deux jours, lui qui n’avait eu jusqu’à présent que quelques heures à grappiller. La nouveauté, depuis son dernier dépôt, était qu’il pouvait attribuer ses crédits à des tiers, y compris des objets. Ostie ouvrit un nouveau compte sur lequel il transféra la totalité de l’argent afin de prouver qu’il reprenait ses droits. Il demanda une journée de réflexion quant à l’utilisation des crédits temps, ceux-ci ne pouvant légalement être activés au-delà des deux jours restants.

Que faire de trois cents ans, sachant qu’ils n’étaient utilisables qu’en remontant le temps ? Faire deux fois l’aller-retour jusqu’à son ancienne vie ? Revoir sa femme, ses enfants, sa maitresse qui l’avaient oublié depuis belle lurette ? Il s’aperçut qu’il ne tenait pas tant que ça à retrouver ceux qui avaient tant compté dans sa vie antérieure. C’est comme ça qu’il la voyait maintenant, comme une vie antérieure, lointaine et sans affect, une histoire qu’on se raconte mais dont on n’est pas partie prenante. Même s’il ne l’avait pas ressenti, s’il avait toujours physiquement la quarantaine, le temps, lui, était intervenu et avait posé sa chape sur le passé. Toutefois, ce n’était pas une raison pour laisser un tel magot alimenter une réserve mondiale.

Le lendemain, Ostie fit part de sa décision. Il utiliserait deux-cent-vingt-huit ans, à partager également entre lui et Pti Filou, afin de remonter à la naissance du PF54. Le reste des crédits étaient à allouer au temps de vie qu’il lui resterait à vivre ensuite. De cette manière, il aurait la possibilité de devenir centenaire. Il emportait aussi la presque totalité de l’argent disponible.

Tout frais sorti de l’usine, PF54 rassemblait ses souvenirs, ceux d’un vécu d’avant et ceux de sa neuve carcasse. Lui caressant le nez amoureusement, Ostie avait retrouvé un semblant de jeunesse qui, si ce n’est dans le corps, transparaissait dans le pétillement à peine dissimulé par les paupières mi-closes sous l’éclat blanc de l’étoile double. Il avait maintenant soixante-dix ans d’assurés devant lui et de quoi réparer x fois Pti Filou si le besoin venait à s’en faire sentir.

— On va se faire des trous noirs, mon vieux. On sera les meilleurs parce qu’on sait ce que les autres ne savent pas. Et le Petit Léviathan n’a qu’à bien se tenir. Quand ce sera son tour, on ne le ratera pas, c’est moi qui te le dis ! Hein, Pti Filou ? On a quatorze ans devant nous pour s’entrainer à devenir invincibles.

Mars 2018

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